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Billet de blog 18 septembre 2025

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Le philosophe est-il-l ‘homme d'aujourd'hui ou l'homme de demain ?

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Un célèbre tableau de Rembrandt intitulé "Philosophe en médiation" nous renvoie l'image traditionnelle d'un philosophe-penseur hors du temps ; image qui contraste avec nos philosophes "multimédias" d'aujourd'hui qui, sous le feu des projecteurs, s'empressent de commenter l'actualité; Traditionnellement le philosophe est l'amoureux de la sagesse, cette sagesse qui consiste à maîtriser les grands principes et connaître les grandes vérités, ainsi que le rappelait Descartes. On sait également que les philosophes s'intéressent à tout ce qui concerne l'Homme en tant que tel (Kant), et c'est ainsi que l'Histoire ou même l'Actualité échappent rarement à leurs regards. "Aujourd'hui" peut désigner l'actualité du monde contemporain, ses troubles sociaux et politiques, ses avancées scientifiques et technologiques ; tandis que "demain" fait signe vers le futur ou l'avenir, c'est-à-dire justement ce que prépare le présent. Mais "futur" peut également faire résonner l'espoir d'un monde meilleur, comme une utopie. En d'autres termes, il faut se demander si le philosophe appartient pleinement à son époque, participant à la vie sociale, œuvrant pour le bien commun, ou bien si au contraire il ne peut que se tenir en avant-poste, annonçant le monde de demain ou bien l'homme de demain. Un "Surhomme" comme aurait dit Nietzsche ? Il paraît bien difficile de concilier la posture "élevée" ou distante que l'on attribue généralement au philosophe, et la nécessité proprement historique où celui-ci se trouve de penser son époque, faute de quoi il pourrait bien faillir à son devoir critique. Peut-on transcender l'Histoire lorsqu'on est soi-même un produit de l’Histoire ? 

Le philosophe n'est-il pas censé poser de grandes questions éternelles à propos de l'Homme, l’Existence, voire Dieu et le Cosmos ? Et la Sagesse qu'il recherche avec ardeur, comment ne serait-elle pas hors du temps présent et sans rapport avec le futur ? Même s'ils se sont fréquemment opposés aux mythes et à la religion, les philosophes antiques bâtissaient leur réflexion sur un socle de pensée appelé "Métaphysique", une sorte de "philosophie éternelle" (philosophia perennis) établissant les grands principes. Aristote définit la Métaphysique comme "science de l’être ne tant qu’être". Et pour Platon les Idées sont éternelles. La sagesse du "connais-toi toi-même" socratique n’avait rien de temporelle, surtout si on l'articule à la "doctrine de la réminiscence" platonicienne attribuant à l'âme une vie immortelle : elle doit se libérer de ses existences incarnées pour retrouver sagesse et béatitude. Même Descartes avait conçu son "arbre de la connaissance sur les "racines" de la métaphysique. On peut toutefois se demander si l'idée d’une sagesse intemporelle n'est pas simplement un préjugé (dans sa version populaire) ou un résidu d'idéologie religieuse. La réflexion ne s'accorde pas vraiment avec la méditation, ni la connaissance rationnelle avec la "contemplation" mystique. Après tout "Le philosophe en méditation" de Rembrandt baigne dans une lumière "spirituelle" dont le sens est assez énigmatique, probablement très peu philosophique… Le sens commun ou la tradition voudraient croire en une philosophie intemporelle rassurante ; mais ce philosophe hors du temps n'est-il tout simplement l'homme du passé ? dans ce cas, comment condamner l'acharnement des philosophes à se mêler des affaires du présent ?

Il faut bien admettre que les philosophes sont fils de leur époque, et c'est avec constance qu'on les voit s'occuper de justice, de politique, ou bien de science. La question est de savoir s'ils y perdent leur "âme" ou bien s'ils accèdent enfin à la "réalité" ; décadence ou bien maturité de la philosophie ? Le philosophe est un être nécessairement social, sinon sociable, car sa discipline est fondée originairement (Socrate) sur la discussion rationnelle. Il est impossible de philosopher tout seul, fût-ce pour philosopher "contre “ ? Même Diogène le Cynique (le chien), tout en vivant dans un tonneau, restait auprès des hommes dans la Cité. Les idées ont aussi une histoire et la philosophie tout entière est fille de l'Histoire. Comme l'a démontré Hegel, le processus dialectique des Idées est proprement historique. Les idées acquièrent bien l'universalité, mais seulement au terme de différents processus conflictuels et historiques. Pour Hegel un philosophe se doit de lire le journal (comme Bachelard, plus tard, se faisait un devoir d'écouter assidûment la radio !). La philosophie contemporaine se reconnaît dans son intérêt spécifique pour l'actualité, pour l'événementiel ; il ne saurait y avoir de vérité qui ne soit l'interprétation d'un événement. Mais l'on a parfois l'impression désagréable que les philosophes font désormais partie du "cirque médiatique" : s'ils y gagnent en popularité, ils perdent la considération de leurs pairs. Après Sartre, les philosophes français tels que Maurice Clavel et Michel Foucault ont élaboré ce concept de philosophe-intellectuel mi- journaliste. Le philosophe n’a pas d'autre choix que de penser dans le temps, donc au présent, même s c'est pour critiquer l'époque. En effet il ne s'agit pas pour autant d'acquiescer à l'idéologie du moment. C'est pourquoi, même en étant de son époque, le philosophe se doit de regarder ailleurs, plus loin…

On attend du philosophe une certaine hauteur de vue, une distance critique, et cela ne saurait changer. Comment le philosophe peut-être être utile à ses contemporains, sinon en les provoquant, en les forçant à aller de l'avant, parfois jusqu'à l'utopie. Le philosophe est un inventeur, un chercheur ; la vraie pensée se fraye toujours une voie vers l'avenir. Par exemple les philosophes des Lumières ont tous été des "progressistes" qui ont anticipé et permis les avancées morales et politiques. La Déclaration des Droits de l'Homme de 1789 et même la Révolution ont été anticipées, préparées par les "Philosophes". L'utopie est une façon pour le philosophe (qu'il partage d'ailleurs avec les romanciers de science-fiction, les politiques et les syndicalistes, les scientifiques, etc.) de se projeter dans le futur. La pensée se fait alors ouvertement pionnière et prospective, prise de risque assumée. Une perspective particulièrement stimulante et exigeante nous est proposée par Nietzsche qui demande au philosophe d’être non seulement de "demain" (contre l'"idéal du jour") mais aussi d'"après-demain", c'est-à-dire d'être complètement inactuel (à contretemps, anti­moderne sans être réactionnaire), ce qui ne veut pas dire hors du temps. Cf. le célèbre § 212 de Par-delà le bien et le mal : "le philosophe, étant nécessairement l'homme de demain ou d'après-demain"... Pour être véritablement "dans le temps", pour peser réellement sur ses contemporains sans les flatter, le philosophe se doit paradoxalement d'être l'homme du futur, c'est-à-dire un penseur inactuel. Position certes inconfortable du philosophe ! 

Il faut donc dépasser le sens commun qui voit dans le philosophe un Sage réalisé, alors qu'il ne fait que se projeter vers la sagesse (par définition) ; dépasser également l'antithèse consistant à faire "corps" avec le temps présent, ce qui peut passer pour un conformisme. La thèse "inactuelle" de Nietzsche confère au contraire une hauteur de vue suffisante. Il n'y a donc pas de contradiction à penser le philosophe comme étant l’homme de demain", l'homme du futur, dans la mesure où il s'agit toujours pour lui de stimuler le présent. Une stimulation qui peut même prendre la forme de l’”éternel retour” : vivre intensément chaque instant ! Il ne s'agit donc pas de céder à une quelconque injonction en faveur du "mouvement" et du "bougisme", illusion ou idéologie que promeuvent les médias et dont ils se nourrissent presque naturellement.

dm

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