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Billet de blog 19 octobre 2025

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Prendre conscience (Au-delà de l'illusion)

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Illustration 1

L'expression "prendre conscience" a l’immense intérêt de “dé-substantialiser” presque entièrement la conscience : on n’en fait plus un substrat ou même un état mais un processus, un mouvement, un progrès. On croit généralement qu'on est conscient comme on respire, mais c'est un tort ; on est conscient comme on marche ! La conscience, c'est comme de se tenir droit, cela demande un effort. Un effort, ou plutôt une attention. A quoi ? A la réalité

La fonction des événements

Le problème se pose en ces termes : l’on peut être conscient au sens d'être éveillé, et en même temps avoir besoin d'être réveillé, au sens où l'on pourrait bien vivre dans l'illusion… On pourrait même être conscient de soi mais en même temps être déconnecté de la réalité. Dans ce sens, "prendre conscience" serait une reconnection avec la réalité : comme si, finalement, la conscience vraie était moins un rapport à soi qu'un rapport véridique avec la réalité

La vérité est l’oxygène de la conscience, ce dont elle a le plus besoin. En effet, prendre conscience, c'est toujours prendre conscience d'une vérité, de la vérité de quelque chose. Et c'est de se frotter à la réalité que nous l'apprenons. Un instant de réalité qui nous apprend quelque chose, qui nous éveille à quelque chose de vrai, cela s'appelle un événement. Un événement est un changement brusque dans le réel, qui nous fait prendre conscience d'une vérité jusque-là ignorée, ou bien refoulée, oubliée. Par exemple, je sais bien que je suis mortel, je l’ai toujours su ; mais depuis ce jour où je me « suis vu mourir », à l'occasion de cet accident évité de justesse, j’ai compris ce que cela voulait dire, j’ai compris que c’était vrai. Prise de conscience. On prend toujours conscience d'une vérité par rapport à un savoir qui s'avère finalement erroné, illusoire, ou bien trop évident ; comme la prise de conscience par opposition à la conscience, la vérité est émergente, distincte du savoir qu'elle va servir à conforter ou au contraire à réformer.

L'éveillé et l'éveilleur : Bouddha et Socrate

Bouddha : il se présente lui-même comme un éveillé, un sage - sinon comme un dieu -, celui qui est parvenu à s'affranchir de la Grande Illusion. Quelle est-elle ? La croyance en l'individualité du moi, de la conscience ! L'aliénation aux désirs changeants et vains, sources de toute souffrance. Il faut prendre conscience du "Soi" universel que nous sommes réellement, et "lâcher prise" (principe zen).

Socrate : "Voyons, que signifie la parole du dieu ? quel sens y est caché ? j'ai conscience, moi, que je ne suis ni savant ni peu ni beaucoup. Que veut-il donc dire, quand il affirme que je suis le plus savant ?" - “Accoucher les autres est contrainte que le dieu m’impose ; procréer est puissance dont il m’a écarté.”

Savoir qu’on ne sait pas. - Pour Socrate, la Grande Illusion est constituée par le règne de l'Opinion (doxa en grec), tantôt vraie tantôt fausse, le fait de « croire savoir » qui signifie surtout la démission de toute raison et de toute conscience vraie. Démarche très différente de celle du Bouddha ! D'autre part Socrate ne se présente pas comme un éveillé ou comme un savant, mais comme un éveilleur et un ignorant. La formule "connais-toi toi-même" signifie bien, en un sens : réveille-toi ! C'est-à-dire prends conscience, de tes illusions, de tes fausses opinions. Socrate démonte ainsi le faux savoir des pédants, des sophistes et des rhéteurs. Sa technique : démasquer le faux savoir en amenant ses interlocuteurs jusqu'à l'auto-contradiction, et leur faire prendre conscience qu’ils ne savent pas. Savoir qu'on ne sait pas : voilà un premier savoir très solide selon Socrate ! (Précisons bien que si le terme de "conscience" est littéralement anachronique appliqué à Socrate, ou à Platon, il ne trahit en rien ce rapport au vrai essentiel que défendent ces philosophes grecs.)

Et pourtant on sait... - Et pourtant on sait des choses ! Mais l’âme migrante et incarnée les a oubliées… selon la théorie platonicienne de la "réminiscence". C'est bien en ce sens que le philosophe n'est pas seulement un critique, ou même un simple raisonneur, mais aussi un éveilleur, et même un accoucheur. Un accoucheur de vérité. Certes cette vérité, c’est d’abord que l’on ne sait pas. Que la vérité est toujours au-delà de l'opinion personnelle. Mais c’est aussi que l’on a su, ou que l’on sait sans le savoir ; d’un savoir éternel qui était celui de l'âme contemplatrice des essences quand elle n'était pas corrompue avec le corps. L'éveil ou la prise de conscience véritable se présente comme une réminiscence de ce savoir éternel. Mais la réminiscence n’est pas le souvenir. Elle constitue un effort intellectuel intense (c'est la philosophie !) qui peut mener jusqu'à la contemplation des Idées (c'est la sagesse !).

Si la "prise de conscience" est le mouvement par lequel la vérité advient à la conscience, on en déduit que la conscience est moins un état statique qu'un mouvement vers le monde, une rencontre avec la réalité. Finalement c'est le mouvement même du "pour soi", dont on a déjà parlé avec Hegel, mouvement de reconnaissance, qui d'une certaine façon fait "sortir" la conscience du moi individuel et l'amène vers d'autres horizons, comme hors-de-soi…

dm

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