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Billet de blog 20 octobre 2025

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Conscience, langage et société

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Illustration 1

La phénoménologie et l'existentialisme ont défini la conscience comme un faisceau intentionnel, voire comme un réseau de relations avec le monde et avec autrui. Comment ne pas évoquer alors la question du langage, grâce auquel nous communiquons ? A minima il s'agit de mettre en évidence le rapport étroit entre la conscience et le langage, avec la "fonction symbolique" en général. Serions-nous conscients si nous ne pouvions nous parler à nous-mêmes "intérieurement" ? Que signifie "se représenter quelque chose" si ce n'est à l'aide des mots ? Ce qu'on appelle conscience ne serait-il pas finalement un mode intériorisé de la fonction du langage, du moins dans certaines de ses formes ? Et si la conscience se définit plutôt comme une extériorisation, un "hors-de-soi" à l'enseigne de l'existentialisme, comment ne serait-elle pas encore une fois langage, communication, interpellation, dialogue, etc ? Pire encore : n'allons-nous pas découvrir des formes quasiment « objectives » de la conscience, sociales et collectives, qui déterminent au moins partiellement la conscience individuelle ?

Bien des philosophes ont souligné ce lien entre conscience et langage, mais c'était souvent pour faire du langage une simple conséquence de la pensée. La question de savoir "comment penser sans les mots" était simplement évacuée ! D'autres, comme Hegel, ont clairement établi qu'il n'était pas question de concevoir des idées sans être capable de les exprimer clairement : une idée qu'on ne sait pas ou qu'on ne peut pas exprimer n'est tout simplement pas une idée.

Nietzsche : la conscience n'est qu'un réseau de communication

Nietzsche, le premier, a littéralement jeté un pavé dans la mare ! En effet il a développé une théorie beaucoup plus radicale, qui a pour conséquence de remettre en question le statut privilégié de la conscience – ouvrant par conséquent la voie aux conceptions de Freud sur l'Inconscient.

"La conscience n'est en somme qu'un réseau de communications d'homme à homme, ce n'est que comme telle qu'elle a été forcée de se développer : l'homme solitaire et bête de proie aurait pu s'en passer. Le fait que nos actes, nos pensées, nos sentiments, nos mouvements parviennent à notre conscience du moins en partie est la conséquence d'une terrible nécessité qui a longtemps dominé l'homme : étant l'animal qui courait le plus de dangers, il avait besoin d'aide et de protection, il avait besoin de ses semblables, il était forcé de savoir exprimer sa détresse, de savoir se rendre intelligible et pour tout cela il lui fallait d'abord la « conscience », pour « savoir » lui-même ce qui lui manquait, « savoir » quelle était sa disposition d'esprit, « savoir » ce qu'il pensait. Car, je le répète, l'homme comme tout être vivant pense sans cesse, mais ne le sait pas ; la pensée qui devient consciente n'en est que la plus petite partie, disons : la partie la plus médiocre et la plus superficielle ; car c'est cette pensée consciente seulement qui s'effectue en paroles, c'est-à-dire en signes de communication par quoi l'origine même de la conscience se révèle. (…) Mon idée est, on le voit, que la conscience ne fait pas proprement partie de l'existence individuelle de l'homme, mais plutôt de ce qui appartient chez lui à la nature de la communauté et du troupeau ; que, par conséquent, la conscience n'est développée d'une façon subtile que par rapport à son utilité pour la communauté et le troupeau, donc que chacun de nous, malgré son désir de se comprendre soi-même aussi individuellement que possible, malgré son désir « de se connaître soi-même », ne prendra toujours conscience que de ce qu'il y a de non-individuel chez lui, de ce qui est « moyen » en lui, que notre pensée elle-même est sans cesse en quelque sorte écrasée par le caractère propre de la conscience, par le « génie de l'espèce » qui la commande et retraduite dans la perspective du troupeau. Tous nos actes sont au fond incomparablement personnels, uniques, immensément individuels, il n'y a là aucun doute ; mais dès que nous les transcrivons dans la conscience, il ne parait plus qu'il en soit ainsi..." (Nietzsche, Le gai savoir)

Nietzsche affirme que la conscience n'a pu se développer chez l'homme qu'avec le besoin de communiquer, donc avec le langage. A l'origine, l'homme a dû compenser la perte de ses instincts et une relative faiblesse physique par un accroissement démesuré de la fonction du langage : la pensée existe aussi sous une forme inconsciente en quelque sorte corporelle, pulsionnelle, mais pour communiquer il faut que la pensée devienne consciente, commune, simplifiée, assagie, "arrangeante" et un peu menteuse… D'abord il nous faut nous persuader nous-mêmes que "nous" existons en-dehors de nos actes, que nous sommes des "sujets" séparés et auteurs de nos actes. Mais nous ne sommes sujets que lorsque nous créons, lorsque nous assumons ce que Nietzsche appelle notre "volonté de puissance". Au fond celui-ci remet en cause la notion même de sujet. Il ne faut pas dire "je pense" mais "ça pense". Et il remet en cause le primat de la conscience, celle-ci étant tout simplement une ennemie de la Vie. Lorsque la conscience émerge, lorsque la communication remplace l'action, la pensée faiblit, devient veule et hypocrite. La conscience a quelque chose d'artificiel, de négatif, de "réactif" : c’est au fond un réflexe de défense, un repli sur soi, qui profite à l'espèce (le "troupeau") beaucoup plus qu'à l'individu. Car pendant que nous communiquons, l'individu en nous ne s'exprime pas.

La philosophie contemporaine et les sciences sociales ont repris cette hypothèse. N'y a-t-il pas en effet une sorte de conscience "collective" faite de langage qui aurait finalement plus d'impact sur moi-même que ma propre conscience, que mes propres pensées personnelles ? Ce que j'appelle "ma" conscience n'est-il pas avant tout un phénomène social, ou au moins d'origine sociale ? C'est bien ce qu'a voulu démontrer Karl Marx...

Marx et la "conscience de classe"

"Dans la production sociale de leur existence, les hommes nouent des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté ; ces rapports de production correspondent à un degré donné du développement de leurs forces productives matérielles. L'ensemble de ces rapports forme la structure économique de la société, la fondation réelle sur laquelle s'élève un édifice juridique et politique, et à quoi répondent des formes déterminées de la conscience sociale. Le mode de production de la vie matérielle domine en général le développement de la vie sociale, politique et intellectuelle. Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c'est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience." (Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique)

Marx, avec Nietzsche et Freud (que nous abordons ailleurs), est le troisième penseur à avoir sérieusement mis en doute le statut central de la conscience chez l'homme. Pour Marx c'est la société qui fabrique et détermine jusqu'à notre propre conscience personnelle, et c'est l'économie réelle, base de toute « exploitation de l’homme par l’homme » (surtout sous son mode capitaliste) qui impose de facto certaines idées comme « allant de soi » – rien d’autre que des illusions - littéralement une idéologie. Par exemple le respect du « supérieur » hiérarchique (qui en fait nous exploite), la supposée valeur de l’effort (quand son produit nous est extorqué), l’évidence de la propriété privée (qui en fait prive l’autre), etc.

On avait cru jusqu'à présent que la conscience, en tant qu'individuelle, était notre propriété, à l'abri de toutes les influences extérieures. Or pour Marx non seulement notre conscience est déterminée par notre existence sociale, mais encore elle est le reflet (pour une part au moins) de la classe sociale à laquelle on appartient. Par exemple, le fait de penser que notre conscience individuelle est notre propriété sacrée constitue typiquement une illusion bourgeoise !

Comme Nietzsche et Freud, Marx est frappé par la formidable impuissance de la conscience lorsqu'il s'agit de changer effectivement la réalité. On ne change la réalité (Marx veut changer la réalité sociale de son temps, la domination politique et sociale de la bourgeoisie) qu'en s'en donnant les moyens matériels (il faut confisquer les biens matériels de production aux bourgeois) et en agissant réellement sans s'embarrasser de scrupules moraux (il faut faire la Révolution). Bref ce qu'on appelle la "conscience", y compris la "conscience morale", n'est finalement qu'un symptôme déterminé d'une réalité sociale et historique complexe.

Mais pour Marx, et en général pour tous ceux qui s’impliquent dans les luttes sociales, il est important de prendre conscience de ces déterminations réelles, justement pour changer la réalité (sociale et politique) et parvenir à une existence libre. C’est ainsi que l’expression « conscience de classe » prend une tournure positive et dynamique, expressément révolutionnaire.

Emile Durkheim et la "conscience collective"

“La conscience collective est l’ensemble des croyances et des sentiments communs à la moyenne des membres d’une société” écrit le sociologue Emile Durkheim, fondateur de la sociologie scientifique. L’expression de "conscience collective" a donc été forgée par lui. Elle traduit aussi la prise en compte de l'élément social, mais elle est dépourvue de signification politique militante. Elle s’applique aux micro- comme aux macro-sociétés, aux groupes sociaux-professionnels comme aux peuples. Il y a (peut-être) une conscience collective européenne, des consciences collectives nationales, professionnelles, socio-culturelles, ethniques, etc.

En tant que telle la conscience collective est un phénomène objectif, c'est-à-dire observable et quantifiable. On se persuadera du bien-fondé de cette notion si l'on s'avise que, de nos jours, toute activité commerciale, prospective, publicitaire repose sur une analyse scrupuleuse et en temps réel de telles consciences collectives (pratique des "sondages"). Nous savons que les médias nous influencent (certains disent nous "manipulent") ; nous savons bien par exemple que, faute d'étudier une question d'actualité à fond, nous n'avons pas vraiment d'opinion personnelle, nous ne sommes qu'une caisse de résonance de l'opinion générale fabriquée par les médias. Notre vie privée, intime ? Est-elle épargnée ? Nous le savons bien également, nos conduites les plus privées (familiales, alimentaires, sexuelles, etc.) sont également conditionnées par un ensemble de discours communs, de programmes TV, de séries, de fantasmes collectifs…

Le phénomène s’est accentué avec le développement d’internet et des réseaux sociaux qui semble brouiller la notion même d’identité personnelle. A travers les réseaux l’individu ne cesse de cultiver sa supposée « singularité », soit pour promouvoir ses activités soit pour en tirer une simple satisfaction narcissique. Seulement il est devenu quasiment impossible – autant pour le sujet lui-même que pour ses « followers » – de cerner une quelconque identité réelle (il faudrait démêler le vrai du faux, trier le réel de l’imaginaire) à travers ces « profils » plus ou moins trafiqués – consciemment ou inconsciemment – que nous proposons de nous-mêmes… Le sujet s’offrant à travers une myriade d’images – éphémères – de lui-même possède-t-il encore une identité, une conscience de soi ? Ce jeu sans fin avec les apparences apporte-t-il une quelconque certitude sur soi-même, donne-t-il un quelconque sens à son existence ?

Fantasme imaginaire... diraient Freud et la psychanalyse. Avec la théorie de Freud, la conscience va se trouver encore plus décentrée, minimisée par rapport à cette instance bien plus vaste et déterminante qu'est l'inconscient : rien qu'un moi largement imaginaire et narcissique, qui perd les principales fonctions de synthèse que la philosophie classique lui avait reconnu, qui n'est même plus "maître dans sa propre maison" !

dm

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