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Définition basique du « corps » : unité biologique définissant un être vivant. Il possède une certaine objectivité (objet de regard, objet d'études, etc.), mais en tant que vivant il possède une sensibilité et même une subjectivité. Mais parler de « mon corps » introduit l’idée de possession, et c’est bien ce terme qui d'emblée indique un problème, car il réduit le corps à un « avoir » alors même que l’on demande si l’on peut « être » ce corps ! Quant au mot « être », il est ici utilisé comme simple copule et exprime une identité logique (je = mon corps, comme 2+2 = 4) : nous nous heurtons cependant au fait que le corps n’est pas un objet mathématique mais une réalité vivante et changeante. De fait, d’emblée, la formule « je suis mon corps » sonne de façon trop abrupte et trop radicale, puisqu'elle fait apparaître une collusion entre l’être et l’avoir : comment pourrais-je « être » réduit à l’une de mes « possessions », même considérée comme essentielle ? Comment un propriétaire pourrait-il se définir par sa propriété ? et surtout ne pas être distinct de celle-ci ?
Si l’on entend par « être » l’essence d’une chose, ce qu’elle est « vraiment », ce qui la définit, alors nous verrons s’opposer classiquement les rationalistes et les idéalistes d’un côté, qui affirment que l’âme est la principale cause et la réalité essentielle, les sensualistes et les matérialistes de l’autre, qui affirment que toute existence est déterminée par le corps. Selon la première théorie il faudrait définir le corps comme un objet matériel (sensible certes), qui serait en quelque sorte la possession de l’âme (vrai « sujet », vrai « moi »), qui ferait peut-être partie de moi mais sans être vraiment moi. La thèse matérialiste, qui tient à l'inverse la conscience pour dérivée et secondaire, affirmant que je suis d'abord et surtout un corps, essentiellement un corps, est-elle à son tour soutenable ? D’où viendrait ce sentiment d’appartenance, d’identité, en partant seulement du corps ? Mais si l’on entend par « être » l’existence dans tous ses aspects et ses changements, c’est encore différent, car le corps pourrait se définir entièrement et de façon multiple, non plus comme possession de l’âme (1è hypothèse), ni même inversement comme cause matérielle de cette âme (2è hypothèse), mais plutôt comme « rapport au monde » (le corps défini par sa dualité avec le monde et non par sa dualité avec l’âme), et par-là même indissociablement comme sujet et objet… Si le corps n’est pas purement physique ou matériel, mais vivant, nous n’avons plus besoin de la dualité âme-corps, la « vie » étant suffisamment large pour accueillir l’être ! Nous devrons définir un concept de « vie » proche de celui d’« existence ». Dans ce cas je pourrais « être » effectivement, uniquement et entièrement un corps – mais pas exactement « mon » corps ! Cela resterait paradoxal, si ce corps était simplement moi !
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Première hypothèse donc : mon corps est comme un outil ou un objet (certes indispensable et précieux), mais ce n’est pas « moi », je suis surtout une âme (la question est : comment sont articulés en moi l’âme et le corps ?)
Le sujet, c’est l’âme (ou la pensée), jamais le corps. Descartes identifie le sujet à la substance pensante, le « cogito », qui vient définir l’« ego ». Le corps lui n’est que l’objet (réel, certes) d’une représentation. Il est donc dans une distance au sujet : posé en face de lui par la représentation. Comme le sujet pose, il peut ôter mentalement l’objet. « Je me considérerai moi-même comme n’ayant point de mains, point d’yeux, point de chair, point de sang, comme n’ayant aucun sens mais comme croyant faussement avoir toutes ces choses. ». Le corps est cet objet que je peux imaginer faussement posséder. Mais la seule chose dont je ne peux faire abstraction c’est la pensée qui me fait concevoir ces abstractions. Je peux donc faire abstraction de mon corps. Il y a donc une différence de statut entre le Je (sujet) et le corps. Je ne peux donc absolument pas m’identifier à mon corps car corps et sujet ne sont jamais sur le même plan. On comprend donc pourquoi Descartes peut affirmer : « Je ne suis point cet assemblage de membres que l’on appelle le corps humain. »
Pourtant le corps existe bien et fait partie de moi (mais il n’est pas moi). Mais la distance est-elle vraiment possible ? L’expérience de la douleur vient nous rappeler que nous adhérons aussi à notre corps dans le moment où nous voudrions nous en détacher et nous faisons l’expérience que ce détachement n’est pas possible. Seul Epictète reste imperturbable lorsque son maître lui rompt la jambe, montrant la liberté de la pensée et le fait que la souffrance n’est que dans le jugement par laquelle nous la considérons comme un mal. Expérience sans doute plus théorique que réelle. Comme le constate Descartes, « il n’y a rien que cette nature en m’enseigne plus expressément ni plus sensiblement sinon que j’ai un corps qui est mal disposé quand je sens de la douleur. ». Le sujet de la douleur n’est pas le sujet de la pensée, il ne peut mettre à l’écart le contenu qu’il saisit. Par la pensée je peux faire abstraction du contenu d’un concept. Dans la sensibilité, je ne peux faire abstraction du contenu d’un sentiment lorsqu’il me submerge. La douleur me ramène brutalement à mon corps dont je ne peux faire abstraction, plus encore que le plaisir qui semble rendre le corps transparent et lui ôter toute pesanteur par rapport à notre désir de bonheur. C’est pourquoi Descartes insiste sur ces sentiments négatifs : « La nature m’enseigne aussi par ces sentiments de douleur, de faim, de soif, etc. que je ne suis pas seulement logé dans mon corps ainsi qu’un pilote en son navire. »
Alors on est bien obligé de concéder que le corps n’est pas un objet ou une possession comme les autres, il fait partie de soi.
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Deuxième hypothèse : je suis bien et uniquement mon corps (la question est : comment le corps peut-il être considéré comme un sujet ?)
L’esprit n’est qu’une partie du corps, qui n’est qu’une partie de la nature. Mais comment attribuer le statut de sujet au corps puisque le corps est d’abord un objet pris dans l’enchaînement des causes et des effets ? Il faut supposer la possibilité d’une origine dans le corps en même temps que la possibilité d’une réflexivité. La subjectivité et la réflexivité peuvent-elles émerger de la matérialité du corps ? Dans la pensée épicurienne, l’esprit est une forme d’arrangement de la matière : l’anima (âme) est diffuse dans tout le corps « animal », elle aussi est constituée d’atomes. S’il y a une capacité de décision libre c’est uniquement parce que les atomes peuvent dévier par le « clinamen » (liberté dans le mouvement des atomes) et sont ainsi indéterminés. Lucrèce écrit : « L’esprit ou la pensée, dans lequel réside le gouvernement et le conseil de la vie, est partie de l’homme non moins que la main, le pied et les yeux sont parties de l’être vivant. » Le statut de sujet est donc une propriété de la matière et du corps. Mais plus précisément la nature qui est sujet en nous. « Je » suis mon corps uniquement au sens où je suis (et ne suis rien) qu’un être naturel.
Le corps est doté d’une réflexivité et d’une subjectivité primordiale. Comment expliquer l’émergence de la réflexivité du Je à partir du corps ? Comment se constitue une conscience de soi à partir de la présence du corps au monde pour que soit possible un sujet qui dise « je suis mon corps » ? Dans son Traité des Sensations (1754) Condillac imagine comme le phénomène de la conscience pourrait apparaître chez une simple statue douée de sensations. La statue commence par affirmer par exemple « Je suis odeur de rose » : elle identifie son être à l’odeur de rose qui la remplit en ce moment et à strictement parler, étant simplement odeur de rose, elle ne devrait même pas dire Je. A partir de la présence du corps au monde, la réflexivité se construit car la présence du corps est dans la durée : les organes vivent et durent, des sensations différentes vont donc les affecter et avec cela, la possibilité de comparer ces sensations. Mais ces sensations restent encore à l’intérieur d’elle-même. Avec le sens du toucher, la statue va se distinguer du monde extérieur car toucher un objet n’est pas se toucher elle-même. C’est le corps qui fait l’expérience de la réflexivité en se touchant et c’est à partir de cette expérience réflexive du corps que l’esprit peut avoir une notion de la réflexivité et donc de lui-même. Il existe un toucher interne du corps : la statue a la sensation du fonctionnement et du mouvement de ses organes (surtout avec la respiration). « Elle existe d’abord par le sentiment qu’elle a de l’action des parties de son corps les unes sur les autres, et surtout de l’action des parties de son corps les unes sur les autres, et surtout des mouvements de la respiration. Voilà le moindre degré de sentiment où l’on puisse la réduire. Je l’appellerai sentiment fondamental. ». Cette réflexivité du corps est l’impression que ça me fait d’être ce corps, de vivre ce corps. De fait, les animaux ont aussi une réflexivité puisqu’ils ont un corps qui fonctionne comme le nôtre. Ils ont des sentiments et « quelques connaissances ». Et ils apprennent de leurs expériences tout comme l’homme qui n’a sur eux que l’avantage de sens plus fins. Le Je n’est donc que l’impression que ça me fait d’être ce corps.
Très bien, mais la subjectivité ne se limite pas à cette « impression d’être un corps », les connaissances par exemples ne sont pas de simples sensations. Il reste à expliquer ce qui constitue un sujet, qu’on l’appelle « corps » ou qu’on l’appelle « âme ».
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Troisième hypothèse : je suis à la fois sujet et objet comme un corps en relation avec le monde (la question est : comment l’esprit émerge-t-il de ce rapport complexe avec le monde ?)
Le corps n’est pas clos sur lui-même mais ouvert au monde. Mon corps est l’ouverture à l’être, au monde en général, par laquelle je suis sujet. Mon corps est ce par quoi il y un monde pour moi. « C’est uniquement par la relation empirique au corps que la conscience devient une conscience humaine et animale d’ordre réel » écrit Edmund Husserl (Idées Directrices § 53). Mon corps en tant qu’espace de contact dessine mon monde. « C’est sur cette surface de la main que j’éprouve des sensations de contact. Et c’est pourquoi précisément elle se manifeste immédiatement comme étant mon corps. » L’esprit affleure alors dans le corps vivant. Mon corps n’est donc pas un objet dans le monde mais ce qui me donne un monde et je n’existe que comme sujet d’un monde et dans un monde. Le corps et le sujet en sont donc que les deux faces d’une même réalité. Pour Maurice Merleau-Ponty « Je ne suis pas devant mon corps » car « il n’y aurait pas pour moi d’espace si je n’avais pas de corps. » Mon corps est l’espace en moi par lequel un monde peut m’être donné.
Mon corps ne m’est pas donné comme un objet, il m’est donné sous la forme d’un « schéma corporel » (Merleau-Ponty). Le schéma corporel n’est pas la synthèse intellectuelle des différents aspects du corps. Il est une synthèse du corps lui-même dans sa motricité et cette motricité le pose comme le sujet que je suis. Merleau-Ponty nous dit du corps « Je le tiens dans une possession indivise et je connais la position de chacun de mes membres par un schéma corporel où ils sont tous enveloppés. ». Le schéma corporel me dit que ce corps est bien le mien, il est ma motricité vécue de l’intérieur. Mais il ne s’agit pas d’une possession intellectuelle car je ne peux avoir une idée de ce corps comme objet que je possèderais. La motricité n’est pas la servante de la conscience, c’est la conscience qui émerge de la motricité. Nous sommes d’abord un « Je peux » : il y a bien Je mais le pouvoir se dessine dans un monde à partir d’une motricité première, donc à partir du corps. Nous sommes donc à la fois présents à notre corps sans nous identifier complètement à lui. Si nous étions notre corps immédiatement aucune image du corps ne pourrait s’en dégager. Notre rapport à notre corps est donc ambigu, fait de présence et d’absence. Être un corps c’est faire l’épreuve de cette fuite, de ce dessaisissement de soi, c’est ek-sister. Je vis mon corps plus que je ne le suis, et surtout beaucoup plus que je ne le possède. La vie est ce passage continuel, le fait de s’échapper dans l’instabilité sans pouvoir se saisir soi-même.
Conclusion, je suis bien un corps, mais ce n’est pas une possession (ni pour moi ni pour personne). Aucune âme ne possède le corps et le corps ne se possède pas lui-même. Il s’agit d’une expérience vécue, jamais sans rapport « avec » un monde ou avec un autre corps. Je ne peux même pas dire « je suis seulement un corps », car justement un corps n’est jamais seul…
dm