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De l'adjectif au substantif
On sait ce que signifie "être inconscient" ou "être un inconscient" : dans le premier cas, mentalement, c'est le fait de demeurer sans connaissance (évanoui), dans le second cas, moralement, cela désigne quelqu'un d'irresponsable. Plus simplement, on est inconscient de quelque chose lorsqu'on ne maîtrise pas tout ce que se passe en soi ou autour de soi… Or, en passant de la forme adjective (qui prévaut dans ces exemples) à la forme substantive, le terme a acquis non seulement le statut de notion philosophique mais encore celui de concept psychologique, notamment (mais pas seulement) avec Freud. Il cesse alors de signifier quelque chose de négatif, le "contraire de la conscience", pour désigner une fonction dynamique et déterminante du psychisme.
L’hypothèse freudienne d’un inconscient psychique et les raisons de s’en « préoccuper »
L’on se doutait bien, avant Freud, qu’une partie importante de notre psychisme demeurait inconsciente, latente, méconnue, voire un peu suspecte ; mais l’on n’avait pas compris à quel point elle pouvait être déterminante sur l’ensemble notre personnalité, au point de conditionner nos désirs, nos rêves, nos fantasmes ou nos angoisses, voire certains troubles plus profonds comme névroses, phobies, obsessions, délires, etc. Avant Freud, l’on se préoccupait certes de ces phénomènes, mais sans les rapporter à une réalité psychique particulière, nommée par Freud « Inconscient », dans un premier temps au titre de simple hypothèse explicative. Finalement le concept freudien s’est imposé, au point de se répandre en profondeur dans la culture du 20è siècle (philosophie, art, cinéma, littérature…), non certes sans être régulièrement remis en question ou critiqué.
Mis à part la question (toujours débattue) de l’existence même d’un inconscient psychique, se pose la question de savoir s’il faut s’en préoccuper ou pas, autrement dit s’il est nécessaire de « connaître » cet inconscient, de le rendre conscient (si c’est possible), par quels moyens et dans quelles proportions. Faut-il prendre conscience de notre inconscient pour se connaître soi-même ? Ou bien n’aurions-nous pas intérêt à laisser tranquille cette part de nous-mêmes qui, du moins en apparence, s’oppose à la conscience et, par-là même à l’autonomie recherchée ? A la suite d’une longue lignée de savants et de philosophes, comme Spinoza, et comme Marx en matière sociale et politique, Freud considère qu’il est indispensable de prendre conscience de ce qui nous détermine psychologiquement, et qu’on ne peut qu’y gagner en autonomie. Par ailleurs Freud avait acquis la certitude qu’à l’aide de son invention, la « méthode psychanalytique », il pouvait guérir nombre de maladies mentales : donc pourquoi ne pas essayer ?
Pourquoi parler d’un « sujet de l’inconscient » ?
Et si l’inconscient était un sous-bassement déterminant de notre personnalité ? Et si ce n’était pas la conscience, mais l’inconscient qui constituait la part la plus secrète, mais aussi la plus authentique, de notre identité ? D’où l'expression "sujet de l'inconscient", forgée par Jacques Lacan (1901-1981), psychanalyste français. Freud a mis au jour un inconscient structuré par des processus psychiques (refoulement, pulsions, etc.), tandis que Lacan reformule l’inconscient comme structuré comme un langage — ce qui permet de parler du “sujet de l’inconscient”. Cette expression est des plus surprenantes et des plus paradoxales si l'on se souvient que le concept de sujet fut employé par les philosophes modernes pour désigner la conscience, ou la personne en tant que consciente, et auparavant par les philosophes antiques dans le sens de substrat. Comment un sujet inconscient pourrait-il "subsister" à côté et surtout en plus du sujet conscient ? Peut-être alors devrons-nous former l'hypothèse d'un sujet essentiellement inconscient, quitte à laisser à la conscience une fonction seulement périphérique, sinon mineure, comme l'avait déjà laissé entendre Nietzsche.
L'expression "sujet de l'inconscient" offre un double intérêt. 1) D'abord elle suggère que l'inconscient, au sens psychologique, s'applique toujours à un sujet (au sens moderne du mot sujet), toujours individuel et particulier : l'inconscient est subjectif, il n'est pas neutre, objectif, commun à tous. Par exemple une pulsion inconsciente ne se ramène pas à l'instinct. 2) Ensuite elle sous-entend que, à la base du psychisme, subsiste (au sens ancien du mot sujet d'abord, subjectum), "quelque chose" comme une structure inconsciente, ayant une fonction déterminante pour l'individu. Bien sûr la référence au subjectum ancien n'a de valeur que propédeutique : il est hors de question de revenir à l'idée de "substance", surtout si un tel sujet s'avère être un effet du langage, il pourrait au contraire se caractériser par une certaine volatilité ! Par ailleurs, étant donné l'origine sociale du langage, il faudra sans doute accepter de dissocier, au moins partiellement, le sujet inconscient de l'individu (Lacan ne proclame-t-il pas "l'inconscient est le discours de l'Autre", ou même "l'inconscient, c'est la politique" ?). Bref, comment parler d’un sujet qui ne se sait pas sujet ? C’est tout le paradoxe que Lacan radicalise : le sujet est ce qui surgit là où ça parle, sans savoir qu’il parle. Ainsi, parler d’un “sujet de l’inconscient”, c’est peut-être reconnaître que le sujet humain ne se réduit ni à la conscience de soi ni à la raison, mais qu’il est traversé par un langage, un désir, et une histoire qui le dépassent.
dm