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Billet de blog 24 septembre 2025

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Le temps intérieur ou le présent. Deux références

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Illustration 1

Les attitudes "passéistes" ou nostalgiques correspondent, généralement, à une sorte de négation du temps, une terreur face au temps et aussi face à la mort. En effet, avec le temps, peuvent survenir des évènements qui perturbent l’ordre prévisible des choses, la soi-disant destinée par exemple. Il en va du temps comme de la mort, la plupart des philosophes antiques – pas seulement Platon - tentent de la nier en prétendant qu’elle n’est rien… au moins dans l’instant. En effet, prétendent-ils, si le temps est la décomposition de toute chose en un passé, un présent et un avenir, on peut dire que ceux-ci ne “sont” pas vraiment puisque littéralement le passé n’est plus, le futur n’est pas encore, et le présent est insaisissable entre les deux ! Mais ce raisonnement apparemment logique est surtout purement formel, comme si nous nous n’avions pas, intérieurement, une sensation très concrète du temps, que cela soit par le biais de la mémoire (tournée vers le passé) parfois tourmentée, ou bien l’attente parfois fiévreuse de l’avenir, ou bien l’ennui qui parfois nous rend insupportable le présent. Le temps est bien une réalité intérieure qu’il nous faut décrire.

Les trois temps du présent selon Saint Augustin

Le temps est compliqué à comprendre, mais il existe bien. Dans ses fameuses Confessions, Saint Augustin répond à tous ceux (1) qui prétendent que le temps serait insaisissable et ne pourrait pas être, logiquement, comme présent. Il va montrer au contraire que si le temps est une réalité saisissable et compréhensible, c’est uniquement, et justement, dans le présent, et sous ses trois dimensions ! Saint Augustin fait d’abord remarquer que lorsque l’on évoque le passé, par exemple avec des mots, il est évident que ces mots, ces récits de souvenirs sont présents. De même nous préméditons nos actions futures et cette préméditation est présente. « Il est dès lors évident et clair que ni l’avenir ni le passé ne sont et qu’il est impropre de dire : il y a trois temps, le passé, le présent, l’avenir, mais qu’il serait plus exact de dire (...) Il y a en effet dans l’âme ces trois instances, et je ne les vois pas ailleurs : un présent relatif au passé, la mémoire, un présent relatif au présent, la perception [Augustin dit parfois : l’attention], un présent relatif à l’avenir, l’attente ». Il faut bien remarquer que si le présent réunit les trois temps, “dont” lui-même en quelque sorte, c’est qu’il s’agit d’un présent spécialement subjectif, fondé sur la vie intérieure. Ainsi apparaît, dans l’esprit, la solution au problème du temps. Saint Augustin répond à tous ceux qui affirmaient avant lui l’inexistence du temps : « L’avenir n’est pas encore, qui le nie ? Mais il y a déjà dans l’esprit l’attente de l’avenir. Et le passé n’est plus rien, qui le nie ? Mais il y a encore dans l’esprit le souvenir du passé. Et le présent, privé d’étendue, n’est qu’un point fugitif, qui le nie ? Mais elle dure pourtant, l’attention à travers laquelle ce qui advient s’achemine à sa disparition. »

La « durée vécue » selon Henri Bergson

Nous savons, avec Kant définissant le temps comme « forme du sens interne », que le temps est constitutif de nos facultés de percevoir, de penser, de nous représenter nous-même (conscience). Cette analyse est exacte mais elle ne rend pas correctement compte de notre sensation personnelle, de notre ressenti intime face au temps. Bergson définit le temps comme durée vécue, voulant dire par-là que le temps n’est pas seulement une forme, une capacité de notre esprit, mais sa réalité et son contenu même. Pour lui aussi le présent domine la vie intérieure, parce que d’une certaine façon notre esprit mémorise et contient l’intégralité de notre vie, présente en nous. Notre identité, notre personnalité est là, tout entière disponible, sous une forme « fluide » sans contours précis, sans que nous en ayons vraiment conscience. C’est pourquoi Bergson lui donnera finalement le nom de « subconscient ». En première lecture l'on pourrait être tenté d'assimiler cette durée vécue, ce subconscient, avec un simple "passé" stocké dans notre mémoire, ainsi toujours disponible. Mais cette appartenance du subconscient au passé n'est qu'une vue extérieure de l'esprit, une illusion ; ce n'est pas plus exact pour le subconscient bergsonien que pour l'inconscient freudien (bien présent dans ses diverses manifestations symptomatiques). Donc la durée n’est qu’« une succession de changements qualitatifs qui se fondent, se pénètrent sans contours précis, sans aucune tendance à s’extérioriser les uns par rapport aux autres, sans aucune parenté avec le nombre » (Bergson). Alors le temps n’est plus le « nombre du mouvement » (Aristote) mais bien davantage la réalité d’un « flux » intérieur non mesurable. Si la « durée » intérieure représente une sorte de présent, ce n’est pas au sens de l’instant, bien au contraire elle est un étirement du temps aussi bien vers le passé que vers le futur. Bergson s’oppose à l’idée d’un présent comme « point » (celui qui fuyait entre passé et futur chez Aristote et Augustin). Sa durée est un présent vivant, épais, fait de rétention du passé et de protension vers l’avenir (sur ce point, Husserl rejoint Bergson avec son analyse du temps vécu).

Ceci étant dit, Bergson distingue d’une part un “temps spatialisé” qui est celui de l’action ordinaire, avec toutes ses divisions et ses quadrillages plus ou moins nécessaires, et donc d’autre part ce temps plus intérieur et plus fluide, indivisible, échappant aux nécessités de l’action, qu’il appelle proprement “la durée”. Il prétend que le premier est directement sous le contrôle du cerveau, tandis que le second correspondrait à une extension « spirituelle » du cerveau, non matérielle. Il s’agit d’une théorie spiritualiste.

Notons que la version de l’identité qui nous est proposée ici est purement psychologique, l’identité se confond avec la subjectivité et l’intériorité, l’ensemble des perceptions que nous avons de nous-mêmes dans une sorte de « présence à soi », dont même le subconscient évoqué plus haut participe : la conscience.

dm

(1) Voici un bel échantillon de raisonnement - poussé jusqu'à l'absurde - prétendant établir que le temps n'existe pas. Il est signé Sextus Empiricus (IIè s.), philosophe pyrrhonien au demeurant plutôt sympathique. La raison de ces sophismes ? Tout bonnement pour dézinguer la MUSIQUE... Car si le temps n'a pas d'existence, les rythmes n'en ont pas davantage, il ne saurait exister non plus de science des rythmes (que prétend être la musique), donc la musique n'existe pas. cqfd !

"Si le temps est quelque chose, ou bien il a été limité, ou il est illimité. Or il n’a pas été limité, sans quoi nous dirions qu’il y a eu un temps où il n’y avait pas de temps, et qu’il y aura un temps où il n’y aura pas de temps. Il n’est pas non plus illimité ; car il y a une partie du temps qui est passée, une autre qui est actuelle, et une autre qui est à venir. Si chacune de ces parties (qui enferment le présent) est limitée, le temps est limité; si elle est illimitée le temps passé sera dans le présent, ainsi que le temps futur, ce qui sera absurde. Donc le temps n’existe pas." (S.E. "Contre les musiciens", ed. C.E. Ruelle, 1898)

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