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En latin le mot virtus signifie la vertu, c'est-à-dire la force (vis) d'âme ou le courage faisant qu'un homme se conduira en héros (vir) valeureux et donc méritant. Mais virtus signifie encore logiquement la « propriété de » ou la « qualité de » (on dit « en vertu de »), le fait justement de posséder ces qualités morales. Puis le mot virtualis (en latin étendu) a été utilisé par la scolastique au sens de « virtuel » (potentiel, en puissance) par opposition à « actuel », et enfin il est employé plus tard au sens d'« éventuel » ou encore de simple possible, par opposition cette fois au « réel ». Remarquons que depuis sa lointaine étymologie latine jusqu'à ses usages les plus récents dans le domaine des technologies numériques, le mot « virtuel » n'endosse jamais le sens d'« artificiel » que l'on est tenté de faire jouer – par préjugé – contre la notion de « réel authentique ».
Mais c’est l’étymon virtualis qui requiert notre attention plus particulièrement, celui qui a donné justement le mot « virtuel ». Virtuel signifie ce qui existe en puissance et non en acte comme dirait Aristote, ce qui possède en soi déjà les conditions de sa réalisation future. Par exemple l’arbre est virtuellement présent dans la graine, mais pas encore (effectivement) actualisé dans sa forme d'arbre. Par conséquent le virtuel ne s’oppose pas au réel mais à l’actuel : virtualité et actualité sont seulement deux manières d’être différentes.
Cependant avec l’intervention technique le schéma aristotélicien du virtuel tendant « naturellement » vers l'actuel est inversé : on cherche à simuler la réalité au moyen d'une modélisation mathématique capable d'informer des programmes de simulation. Le processus est bien celui d'une virtualisation, voire d'une « régression » de l'actuel au virtuel. Avant même l’utilisation des technologies, c’est dans la conscience que se trouve le principe de la virtualisation, puisque le passage du virtuel à l’actuel n’y est plus naturel et commence même à s’inverser. Dans la mesure où la conscience humaine ne développe pas - ou pas seulement - des potentialités prédéfinies, le passage du virtuel à l'actuel peut se définir comme problématique, puisqu'il relève essentiellement d'intentions, de choix, ou bien de motifs inconscients qui n'en demeurent pas moins subjectifs. Sur cette base, l'esprit humain se montre capable de générer des déterminations inversant le processus naturel, en remontant vers la source, donc en passant de l'actuel au virtuel (souvent pour « augmenter » le premier). Pour ce faire il utilise la médiation des techniques en général et des technologies numériques en particulier. Le « forçage » technologique change la nature du virtuel : il n'apparaît plus comme un simple possible déjà constitué et statique mais comme un nœud de forces vives et de tendances, source problématique dont le processus résolutoire est justement l'actualisation.
Au bout du compte le virtuel fait partie du monde au même titre que l'actuel, voire constitue son essentielle réalité, car ce que nous percevons comme actuel ne représente qu'une toute petite partie des connexions qui tissent la réalité ; le virtuel n'est rien d'autre que la réalité en tant que structure, et la structure en tant que virtualité est processus, voire désir produisant du réel. A la limite le virtuel définit bien le réel considéré dans son spectre le plus large. A l’échelle d’une vie on y trouve presque matière à reformuler la vieille notion de Destin, à condition de maintenir heuristiquement un certain dualisme actuel/virtuel. Supposons qu’une vie se compose de deux types de rapports évènementiels foncièrement hétérogènes, mais dont la liaison nous permettrait justement d'approcher l'idée du « destin » : les rapports actuels concernent toutes les séries d'occurrences actualisées spatio-temporellement et liées causalement, tandis que les rapports virtuels sont bâtis sur des séries de connections que Deleuze dirait « intensives », indépendantes des premières et faisant sens différemment même si elles impliquent les mêmes actes ou évènements – d'où le caractère souvent incompréhensible, miraculeux ou désespérant, de la vie...
dm