C’est vers la fin des années 80 que d’un commun accord les anesthésistes du service ORL avaient mis fin aux anesthésies au masque en position assise pour les amygdalectomies. Nous ne pouvions plus et ne voulions plus en assumer le stress quotidien. Nous ne supportions plus la contradiction permanente avec les règles de base de la pratique anesthésique à laquelle nous étions contraints: le contrôle à tout moment des voies aériennes et donc de la ventilation du patient, et la stabilité du niveau de l’anesthésie jusqu’à la fin de l’acte chirurgical. L’interdépendance obligée entre anesthésiste et chirurgien, particulière à cette spécialité, avait fait son œuvre : cette décision avait entrainé automatiquement la fin de la technique dite « au Sluder », puis indirectement la désaffection de la salle d’opération où elle se pratiquait, prélude à sa destruction.
On pouvait aussi parler de mémoire désaffectée. Les vieux soignants proches de la retraite qui avaient participé des années durant, jusqu’aux années 60, aux amygdalectomies à la chaine sans anesthésie pouvaient m’en donner une description factuelle, apparemment dénuée d’affect. Quand nous eûmes modifié radicalement le déroulement de ces opérations, ils « oublièrent » tout cela, selon un mécanisme désormais connu (voir « Effacer les traces du changement »). Toute tentative de rappel éveillait alors des défenses très actives. En choisissant de les interviewer longuement en prenant du temps et en le faisant par nécessité pratique sur le lieu du travail, et aussi du fait de ma position non extérieure puisque je partageais le quotidien de leur travail je créais ainsi, sans en avoir bien conscience, une sorte de forum de la mémoire collective qui allait permettre une réanimation de la mémoire et l’émergence d’un récit nouveau. En plus des changements concrets que nous avions apportés, c’est ce qui était requis pour que se crée un nouvel espace de langage. Mais même ainsi, cette restauration ne pouvait être que très progressive… Avec le recul l’euphémisation de toute cette violence devenait plus visible. C’est pourquoi il faut revenir un instant sur les témoignages que j’avais recueillis.
Extrait de « En travers de la gorge » : interview d’une infirmière, Mme S.
"On les faisait sans anesthésie au départ, sauf les grands à partir de 12 ans. C'est l'infirmière qui tenait le masque, et le médecin attaché qui surveillait l'anesthésie.
Eh bien les enfants entraient le matin de l'opération, ils venaient avec leurs parents, ils étaient à jeun. Les parents restaient avec eux, ils récupéraient leurs enfants à la sortie de l'opération. Dès qu'une série de dix était terminée, on les révisait, on regardait si tout allait bien, on les montait dans le service, et on recommençait une autre série de dix."
-"Quel était votre rôle?"
"Moi j'étais en salle d'opération. Je tenais le masque. Quand il n'y avait pas de masque, on tenait les têtes, quoi, il fallait quand même donner les instruments à nettoyer. Ils étaient assis sur le garçon, l'otorhino en face. Cela allait très vite, évidemment, il n'y avait pas d'anesthésie, on gagnait du temps, on gagnait du temps, ça allait très vite.
-"Oui, on pouvait en faire trente, m'a-t-on dit. Combien de temps cela prenait-il?"
Non, trente c'était exceptionnel, disons une vingtaine. Cela pouvait prendre une heure et demie, c'est-à-dire le temps qu'on met maintenant pour en faire beaucoup moins avec anesthésie.
-"Comment se débrouillait-on avec l'enfant réveillé?"
Les parents se débrouillaient.
-"Non, je veux dire dans la salle d'opération?"
L'enfant était réveillé, on n'avait pas à le réveiller (rires) on l'opérait, on regardait si tout allait bien, si rien ne saignait et on le redonnait aux parents.
-"Comment était-ce possible?"
C'était possible, tout était possible; de toute façon il y avait moins de confort que maintenant. Alors, nous les gardions, ils sortaient le lendemain matin. Il y avait rarement des accidents, des problèmes.
-"Y avait-il déjà cette interdiction des visites dans la journée après l'opération?"
Oui je crois qu'ils ne venaient pas les voir. Ils les avaient tout de suite après, ils les savaient opérés, et ils partaient quand les enfants étaient remontés à l'étage. L'otorhino passait, regardait si tout allait bien, donnait le feu vert, et on les remontait là-haut. Il y avait rarement d'hémorragies, hein...Les parents voyaient leurs enfants à la sortie de l'opération. C'était pas très...mais il y avait moins de sang qu'avec l'anesthésie, ils saignaient beaucoup moins. On avait déjà remarqué que les grands, qui étaient faits sous chlorure d'éthyle saignaient beaucoup plus.
-"Y-a-t-il eu des problèmes d'anesthésie au chlorure d'éthyle?"
Je...(unsilence)... J'ai moi même été opérée au chlorure d'éthyle au 3ème étage. J'avais 24 ans"
Ainsi dans cette première partie de l'entretien, mes questions répétées ne réussissent pas à faire que Mme S aborde la situation du point de vue des réactions de l'enfant. L'enfant est "tenu". On « tient » le masque et s’il n’y a pas de masque on "tient" la tête. Et par dessus tout, on tient le rythme et la cadence. On tient, quoi. Le ton de l'évocation est presque allègre. On assiste non plus à une simple remémoration mais à une véritable reviviscence du passé. Si l'on voulait qualifier l'ambiance qu'elle évoque ici, c'est bien le terme d'excitation qui s'imposerait. Excitation devant la virtuosité et la vitesse des opérateurs; excitation qui, avec le recul du temps, peut choquer car enfin dans tout cela, où est l'enfant souffrant, hurlant de terreur? Il n'est plus pour le chirurgien que prétexte à exhiber une habileté supérieure, un objet de concours.
Cela pour Mme S, c’était travailler.Totalement identifiée aux chirurgiens qu’elle aidait elle cherche avec insistance à me transmettre un sentiment de toute-puissance, d’infaillibilité technique et d’invulnérabilité mais cela sonne un peu faux. Un brusque silence vient quand Mme S évoque sa propre opération. Il y a alors une faille. Il serait bien trop dangereux pour Mme S de s’étendre sur ce qui lui est arrivé à elle. Le risque serait de laisser transparaitre à partir de sa propre expérience un peu du reflet inversé de la scène glorieuse : l’angoisse des enfants.
Le Dr R qui était resté dans un premier temps à l’écart se joint ensuite à l'entretien. D’emblée sa position est différente. Il ne partage pas du tout l’excitation de Mme S mais semble amorcer une réflexion intérieure sur sa pratique passée qu’il cherche à réévaluer. Le rythme se fait plus rapide, comme haché. Les deux voix se mélangent, se superposent, en fait elles se combattent. Les deux interlocuteurs ne s'écoutent plus, chacun poursuit désormais sa propre pensée. Mme S, pas du tout décidée à suivre le chirurgien sur le terrain du bilan critique, mène l’offensive. Au discours du chirurgien elle oppose systématiquement, comme en contrefeu, le souvenir d’autres opérateurs. Elle doit à tout prix maintenir l’idéalisation, elle renchérit et se répète, toc, toc, toc…
-"J'essaie de me représenter la scène. Est ce que vraiment ça pouvait se faire sans une espèce de lutte avec l'enfant?"
Mme S: "J'ai vu une gamine de 3 ans embrasser le médecin qui venait de lui enlever les amygdales. Bon, c'était peut-être exceptionnel.
Dr R: "On était peut-être obligés, c'est vrai que maintenant nos gestes se sont ralentis, parce que justement on a la tranquillité de l'anesthésie.
Mme S: ça allait beaucoup plus vite, très rapide, très rapide.
Dr R: Je crois me souvenir très bien qu'il y avait même des concours à qui faisait le plus vite. On avait à peine le temps de voir et tac tac, c'était parti.
Mme S: Mr F faisait des trucs, hein, on avait à peine le temps de voir. Il y avait un attaché qui disait: une amygdale vue est une amygdale opérée. Tac, tac, trente secondes.
Dr R: on a ralenti nos gestes parce qu'on a le confort maintenant.
Mme S: Toc, toc, toc...Mme J, un tout petit bout de femme qui faisait trente amygdales.
Dr R: et puis c'est vrai qu'il y avait tellement plus de cas que maintenant. Les séries n'étaient pas de une ou deux amygdales et quelques végétations. Des séries de quinze...
Le docteur et l’infirmière ont pourtant quelque chose en commun. Leur point de vue ne saurait inclure ce que vivent les enfants. Puisque « c’était possible, tout était possible » la seule question était de faire. Les timides interrogations du médecin portent sur sa démarche médicale, pas sur le ressenti des petits patients, sur ce qu’ils ont vu, perçu ou souffert. Et quand l’interviewer médusé par ce qu’il entend « essaie de se représenter la scène »il n’y parvient pas et préfère dévier. Tout à l’euphorie des changements en cours dans ce service hospitalier, changements auxquels il contribue avec l’association récemment créée, il voudrait bien lui aussi oublier ce qui se révèle à peine à lui.
Il a fallu, pour en voir quelque chose, s’adresser aux catégories du personnel non soignantes, celles qui, en bas de l’échelle hiérarchique, n’étaient pas directement impliquées. Je pense aux récits de guerre dont parlent Françoise Davoine et Jean-Max Gaudillière (« Histoire et trauma. La folie des guerres » Stock 2004) : les récits les plus fidèles étaient ceux des simples soldats. Simple soldat, fantassin du bloc opératoire Mr A avait la charge de transporter les enfants avant et après l’opération :
Mr A : « Cela ne se passait pas toujours bien, ils n'étaient pas toujours d'accord. D'autant plus que quand ils arrivaient, il y avait une certaine vue que ...comme à chaque fois l'enfant précédent on le faisait cracher dans un drap, qu'on recouvrait à chaque fois, tu finissais, il y avait 70 cm de hauteur de drap, et puis le sang, bon ben, il réapparaissait à travers le drap.
Il fallait les tenir, c'est-à-dire que moi je coinçais les jambes et je tenais les bras, et à l'époque, Mme M tenait la tête et puis le chirurgien qui était en face enlevait tout ça, à sec.
-"Comment étaient les enfants?"
Le premier qui passait, ça allait parce que tout était bien propre, bien net. Mais quand les autres arrivaient, ils commençaient par regarder un peu partout, quand tu vois du sang, l'ORL avec son américaine un peu souillée déjà, le miroir de Clar plein de sang, je veux dire le gosse, bonjour hein. Je te parle pas du dernier »
On voit que Mr A cherche à s’identifier aux enfants. Pourtant cet homme solide et peu impressionnable ne peut que suspendre son discours, comme Mme R l’avait fait, pour le reprendre sur une litote quand il approche ce qui devait rester indicible, le cœur de la scène traumatique.
Avec le recul je pense avoir été si effrayé par ce que j’entendais que j’ai préféré m’en détourner. Puis la banalisation est venue au secours de l’anesthésie des affects. Elle a pris la forme de la sophistication des commentaires. Elle s’est aussi appuyé sur le travail de réparation qui était en cours mais dont peut-être je surestimais l’importance. Le critique qui me conseilla de réduire mon livre de moitié avait peut-être raison, mais aurions-nous été d’accord sur la moitié à retrancher ?
Je n’avais pas voulu être horrifié par ce que j’entendais et je n’avais pas été le seul. Or aucune représentation n’est possible sans un témoin qui se laisse toucher par elle. Rien ne peut se faire s’il n’y a pas cet autre horrifié qu’à l’époque je n’ai pas pu/voulu être, remettant ce travail à plus tard. Pourtant « ce que l’on ne peut dire il ne faut pas le taire », le tout est de savoir comment. Il fallait se distancier un peu pour comprendre que non décidément ce n’était pas normal, ces draps maculés et hâtivement recouverts, ces pièces opératoires, morceaux de chair enfantine que personne ne s’occupait d’évacuer. "Une grande bassine pleine de sang d'autres enfants qui m'avaient précédée", se rappelle un autre témoin. "A côté de lui un seau hygiénique avec les amygdales des premiers, du sang partout", écrit un de nos témoins. Rien, aucune nécessité pratique ne justifiait cette perversion absolue du soin.
Il fallait comprendre que nous étions ailleurs. C’était la guerre. Je ne désavoue pas aujourd’hui mon commentaire de l’époque : « Le terme de guerre ne contient aucune exagération. Aucune autre opération chirurgicale n'a été pratiquée à la chaîne sur des populations entières d'enfants. La somme de violences de tous ordres déployée à l'encontre de ces enfants en fait une entreprise sans équivalent à l'époque moderne et dans les pays développés, si l'on excepte les situations de conflit armé ou de persécutions de masse ».Trois autres médecins avaient déjà perçu cela. L’un avait eu à s’occuper de ceux qui revenaient du champ de bataille. Deux autres y avaient fait une brève visite qui semblait les avoir marqués.
David M. Levy et les névroses de guerre
En1944 un psychiatre de New-York, David M. Levy, impressionné par le nombre de cas où des signes d’anxiété et de peurs succèdent chez des enfants à une intervention chirurgicale, reprend ses dossiers issus de sa clientèle de psychiatre d’enfants pour une communication orale à l’American Psychiatric Association. Il s’agit de 124 enfants opérés, dont 88 d’adéno-amygdalectomie (Levy DM. Psychic trauma of operations in children: and a note on combat neurosis. Am J Dis Child 1945;69:7-25). Vingt-cinq présentent des séquelles émotionnelles, surtout avant trois ans. La liste est longue :
Terreurs nocturnes
Opposition et destructivité
Dépendance accrue, énurésie alors que l'enfant était propre, perte des acquisitions motrices ou langagières, retour à la succion du pouce, passivité, perte du jeu.
Peur conditionnée, tension anxieuse latente, anxiété de séparation, hyper-vigilance
Réactions phobiques, peur des étrangers, cauchemars et terreurs nocturnes
Accès de panique aiguë ou même accès suicidaire dans deux cas
Apparition ou réapparition de rituels, évitement, symptômes corporels…
Dans une note séparée à la fin de l’article, il propose une analogie entre les troubles présentés par ses patients et les névroses de guerre que l’on observe à l’époque chez les soldats de retour du front. Nous parlerions aujourd’hui de syndromes psycho-traumatiques. David M. Levy qui exerça en 1944 à la Clinique Psychanalytique de l’Université de Columbia,puis au New York State Psychiatric Institute, fut probablement concerné par la prise en charge des soldats traumatisés des champs de bataille de la 2éme guerre mondiale.
Mais établissant ce lien d’analogie qui est un apport décisif il le minimise de diverses façons : il le présentesous la forme d’une brève note additionnelle à son article de 18 pages, sans l’approfondir ni le mettre en perspective. S’il conclut sur quelques recommandations de prévention, il ne met pas en garde ni ne dénonce. Bref il pénètre en terrain inconnu en établissant une corrélation jusqu’alors ignorée et lourde de conséquences, mais d’emblée il la banalise comme pour en amoindrir la portée. Ainsi il sera facile par la suite de citer son travail en oubliant la note additionnelle. Le lien qui s’ébauchait va se perdre et ne sera plus commenté ni approfondi. Banalisation réussie puisque cela deviendra une sorte de rituel : tout travail scientifique traitant de ces sujets se fera un devoir de citer la publication princeps de David M. Levy, mais sans jamais commenter sa découverte. Banalisation que je partagerai en toute innocence (je n’avais pas lu l’article, seulement son abstract !) quand en 2010 je publierai une revue générale à propos des « Répercussions psycho-comportementales en péri-opératoire chez l'enfant ».
David M. Lévy fut un pionnier de la psychiatrie de l’enfant qui introduisit le jeu avec les poupées dans la thérapie. « Il pouvait passer une heure avec un enfant à jouer sous le bureau, c’est là que la séance se passait… », raconte un de ses collègues. Son parcours illustre parfaitement ce que rapportent Davoine et Gaudillière, citant le psychiatre américain Francis Braceland en 1946 : confrontés à la psychiatrie de guerre ce sont les psys d’enfants qui se montrèrent les plus aptes à saisir la réalité des traumatismes de guerre, à saisir de quoi il était question :
« Nous avons tiré une impression surprenante de notre association avec des psychiatres rejoignant l’armée à partir de la vie civile : les hommes formés à la psychiatrie d’enfants semblaient avoir moins de difficultés à saisir rapidement l’essentiel des problèmes qui étaient face à eux. Nous n’avons tiré aucune conclusion de cette observation purement empirique »
Etaient-ils les plus à même de se « départir de leur stock doctrinal » pour faire face au « hic et nunc du transfert », bref à se laisser surprendre et affecter ? Faute d’informations probablement Francis Braceland ne suit pas la piste qui se présente : si les psys d’enfants en savaient long à ce sujet c’est peut-être que certains de leurs jeunes patients leur avaient transmis un savoir qui se passait de mots. Beaucoup de ces enfants avaient fréquenté d’autres champs de bataille, un « théâtre des opérations » d’une autre sorte. Ils avaient eux aussi vu la mort en face.
Confronté à ces enfants et connaissant par ailleurs les traumatismes de guerre David M. Lévy était à même de rapprocher ces deux réalités. Mais sans expérience directe des conditions dans lesquelles se déroulaient les opérations en question il ne commenta pas plus avant une distinction essentielle : les soldats ne sont pas des enfants, et les enfants (du moins à l’époque) ne font pas la guerre. Depuis quelques témoignages de première main nous ont permis d’en savoir un peu plus. Ils font effet penser à un champ de bataille. Mais pour les intéressés ce n’était ni comparaison ni métaphore. Dans la subjectivité d’enfants soumis à ce traitement c’était être sur le champ de bataille. Ainsi s’expliquent, si on les prend au sérieux, les constatations cliniques de David M. Lévy. Mais le rapprochement était-il si nouveau ? Après tout c’est bien facilement que le Freud de « Au-delà du principe de plaisir » était passé de la névrose de guerre au jeu d’un petit enfant.
L’humour pour dire l’horreur
En 2004 deux chirurgiens ORL britanniques livrent des souvenirs sous un titre assez innocent, « Histoire de l’amygdalectomie » dans un livre de souvenirs intitulé « Offbeat Laryngology. What the textbooks don’t tell you » (« History of tonsillectomy », John Riddington Young et John Bennett, ENT News, Vol13, N°2 Mai-Juin 2004). Dans ce livre de souvenirs à l’humour « décalé » (offbeat) Ils reviennent sur leur initiation à la technique de la « guillotine », c’est-à-dire la technique ouverte de Sluder sans protection des voies aériennes, celle dont nous savons maintenant par les dires autorisés du Professeur Tran Ba Huy qu’elle demandait une anesthésie délibérément trop légère. Un de leurs ainés, Neville Winter Gill, avait décidé d’y revenirpour aller plus vite, opérer plus d’enfants et ainsi éliminer les listes d’attente, problème récurrent du National Health Service britannique.
Mais quand on revient en arrière, ce qui advient est en général une situation pire que celle que l’on prétendait retrouver. Ce qui est décrit est effectivement terrible, mais sous le masque de l’humour. Ces souvenirs ne sont pas datés mais l’auteur principal, né en 1948, écrit tout cela en fin de carrière, comme s’il désirait lui aussi témoigner, laisser une trace.Par contre ses souvenirs sont évoquent plutôt des débuts professionnels, un moment où l’environnement de travail est plutôt subi que choisi, temps de la formation et de la découverte. C’est donc un jeune chirurgien qui parle par la voix du vieil homme, comme dans mes témoignages de soignants.Né en 1918 Neville Winter Gill appartient à la génération précédente. John Riddington Young parle ici de sa rencontre avec un ainé qui avait autorité sur lui et avait pour mission de le former, on va voir à quoi. Quelques morceaux choisis :
-« La plupart des chirurgiens ont l’habitude d’entendre l’anesthésiste dire : « Il est presque endormi, vous pouvez commencer ». On était quelque peu décontenancé à cette occasion de l’entendre dire, paradoxalement : « Vous pouvez commencer, il est presque réveillé ! ». C’était évidemment important, parce que le reflexe de toux devait être présent. Comme le Professeur Tran Ba Huy nous l’avait expliqué le patient était anesthésié, mais c’est pendant son réveil que l’opération avait lieu.
-l’anesthésiste, « mégère de Glasgow »(Glaswegian beldam) aux yeux chassieux et sentant fortement le whisky, qui s’obstine à utiliser l‘éther, un anesthésique notoirement inadapté à la circonstance alors que ses collègues tentent par tous les moyens de l’en empêcher
-la tête de l’enfant que l’anesthésiste tient en l’air par les cheveux tandis que le chirurgien pénètre dans sa bouche « comme un lévrier »
-les deux organes en forme de crevette qu’il jette par-dessus son épaule et qui atterrissent où ils peuvent
-l’enfant toujours tenu par les cheveux « agrippé comme un trophée macabre de la dernière scène de Macbeth par l’anesthésiste »
-l’enfant porté sur l’épaule tête en bas, « un fatras de sang, de sueur, de larmes et d’eau glacée »… blood sweat and tears, une formule où passe comme un écho de la guerre, car chacun peut y reconnaître le fameux discours de guerre de Winston Churchill…
-enfin la conclusion, comme si on voulait sous-entendre, pour adoucir le choc, que tout cela ne saurait être vrai…: « et on dit que le music-hall est mort ! ». Le music-hall si l’on veut. Car le vocable beldam (vieille femme, mègère, sorcière…) pourrait aussi résonner à quelques oreilles anglaises comme Bedlam. Nom d’un hôpital pour malades mentaux créé à Londres en 1400, ce terme est devenu synonyme de folie ou de chaos. Nous y sommes.
Plusieurs passages pourraient apparaitre comme des digressions mais aucune n’est là par hasard.
Ni la mention de la guillotine, terme d’origine française désignant en anglais l’instrument utilisé, mention introduite par un développement sur les exécutions capitales dans la ville d’Halifax.
Ni le lieu, Doncaster, une cité minière du Yorkshire ruinée comme bien d’autres par la fermeture des mines dans les années 70-80, introduit par un commentaire sur les enfants que l’on envoyait à la mine. On peut supposer un lien entre la dégradation sociale de ces années Thatchériennes et la brutalisation des conditions de soins aux enfants, nous en rencontrerons d’autres exemples. Mais, disent les auteurs, travailler à la mine était encore préférable à ce que réservait ce bloc opératoire (j’ai moi-même travaillé dans un bloc opératoire qui, situé en sous-sol, était familièrement dénommé « la mine » par le reste du service hospitalier) !
Ni enfin la mention incidente de la « triste file d’attente » (sad queue) des enfants opérés au Manchester Ear Hospital et qui presque chaque jour à l’heure du thé attendaient le tramway pour rentrer à la maison, crachant leur sang dans le caniveau :
« On most days outside the Manchester Ear Hospital at about tea-time, a sad queue of children would come down the steps and spit blood into the gutter while waiting for the tram home ».
Contemplons un instant cette scène comme si nous avions affaire à une vieille carte postale sépia. On y voit d’abord tous les signes du quotidien le plus banal : c’est l’heure du thé à Manchester, des enfants attendent leur tram, mais pourquoi sont-ils tristes ? Pourquoi n’y a-t-il auprès de ces enfants aucun parent ou autre adulte ? Oui mais ces enfants crachent du sang, tous. Que leur est-il arrivé ? Avec la mention du sang la grisaille ambiante se tache de rouge, et libre alors à chacun d’imaginer qu’une eau coule dans ce caniveau et y rougit, tandis que la mention de la sad queue prend sens. Elle évoque quelque chose d’infiniment triste, comme la souffrance vécue par chaque enfant sans appui ni secours, dans la sidération. Le choc produit sur le lecteur est de l’ordre de l’inquiétante étrangeté, le sentiment de malaise né d'une rupture dans la rationalité rassurante du quotidien.
Evoquant cette fois non plus Doncaster mais la grande ville industrielle de Manchester les deux auteurs parlent d’une réalité si commune qu’elle ne pouvait échapper à personne dans ces années. Tout le monde pouvait savoir ce qu’était « la triste file d’attente » et il n’y a aucune raison pour que la scène ne se soit pas produite ailleurs qu’à Manchester[i]. Eux aussi associent ce souvenir à une scène de guerre. Sans transition en effet ils évoquent une scène du film « Les 55 jours de Pékin » où Ava Gardner réconforte un jeune soldat blessé : « Dors, soldat, et rêve de Manchester ». Le soldat mourut rapidement ». A travers l’humour c’est bien une scène de guerre qui est décrite.
La « savoir-déporté » et autres savoirs insus
« Bon bien sûr l’anesthésie à la serviette imbibée d’éther c’était un peu combat de rue »,
résumait un de mes interlocuteurs ancien opéré des années 40 et maintenant très âgé.
Encore un euphémisme, et le timide sourire comme pour s’excuser d’avance d’en avoir
trop dit. Et je me souviens de cette mention banalisée d’événements guerriers, qui rapportée
à une opération et surtout à sa date, avait résonné bizarrement à mes oreilles.
Le trauma implique la nécessité de dire sans dire. Les dires de ceux qui ont vécu une guerre
sont souvent laconiques. Ils ne répètent pas.
Ces vétérans réalisent bien vite que personne ne les questionne, et même si on les questionne leurs réponses ne sont pas reçues. Ils apprennent à se taire pour ne pas déranger.
Ne se taisent-ils pas parce qu’ils constatent bien vite que personne n’ose les questionner vraiment. Car la question marquerait à elle seule que l’environnement a changé, qu’il est devenu favorable à accueillir ces bouts de réel.Ce qui la retient c’est le pressentiment que dans la violence traumatique la scène se joue toujours au présent. L’évoquer c’est qu’on le veuille ou non être aspiré dans ces zones psychiques où les places ne se distinguent plus si cela rencontre chez nous quelque chose d’analogue, si on est « touché » parce qu’on a soi-même traversé les mêmes zones.
AL Stern parle aussi de « transmission parentérale ». L’alimentation parentérale ne passe pas par l’ingestion, elle n’est pas digérée, pas volontaire, n’a pas de goût, elle entre en vous que vous le vouliez ou non. C’est le contraire de l’introjection.Le savoir-déporté fait que rien n’est comme avant.Mais le cas d’AL Stern est plutôt rare : à son retour des camps elle a retrouvé ses deux parents non déportés et vivants, « des parents suffisamment freudiens pour pouvoir entendre tout, je dis tout, de ce que j'avais à raconter ». Alors nait un type de savoir spécial, analogue a ce que la psychanalyste Anne-Lise Stern, ancienne déportée d’Auschwitz, a nommé le « savoir-déporté » : une « superposition » où une image se montre à travers une autre, un « contage » (au sens médical de contamination) qui imprègne tout et s’impose à chacun qu’il ait fait ou non cette expérience, et d’autant plus qu’on ne veut rien en savoir, une infiltration.
Je n’ai évidemment pas en vue une quelconque comparaison avec la destruction des juifs d’Europe. Je me réfère à ce savoir- déporté pour tenter d’approcher un rapport particulier à la connaissance et à l’ignorance dont j’ai fait l’expérience. Ce qui fait naitre ce type spécial de savoir insu, c’est l’impossibilité de dire, dont AL Stern a fait aussi l’expérience, « hélas, surtout dans la communauté psychanalytique » précise-t-elle. Dans ma recherche j’ai été confronté au même type de savoir. Je ne le nommerai pas et je pense qu’il en existe beaucoup d’autres, dans d’autres domaines. Il se manifestait quand mon intérêt pour cette recherche déclenchait à tout coup le récit et l’émotion qui s’y attachait. Je me demandais : où était ce savoir, avant, et où retournait-il ensuite ? Il fallait un facilitateur et c’était moi. Je comprenais que mon attitude avait valeur d’interrogation implicite : « quelle fut ta guerre ? ». C’est pourquoi les réponses venaient si facilement.
L’estrangement
Le savoir traumatique implique la nécessité de dire tout en masquant, de dire en parlant d’autre chose, quand la chose même ne peut être dite. Quand on désigne sous le terme de soin de telles pratiques cela signifie que les garanties de la parole sont atteintes, et le lien social avec elles. Celui qui est porteur de cette expérience et qui veut la transmettrese trouve dans la solitude de l’estrangement. Ce terme anglais qui a existé dans le français du 16ème siècle dit la séparation, l’isolement et l’étrangeté, la distance émotionnelle. L’estrangement est une position où l’on s’aliène de soi-même et de tout ce qui est familier, il est le trouble et le dépaysement qui en résultent.
Parmi les écrivains qui ont relaté leur expérience de l’amygdalectomie sans anesthésie, aucun ne dit mieux qu’Alfred Koestler, opéré à cinq ans, ce sentiment que le monde s’est subitement transformé en une autre réalité (« La corde raide » « Œuvres autobiographiques ») : « J’eus l’impression d’être tombé par une trappe dans un sombre monde souterrain de brutalité archaïque. A partir de ce là, je ne perdis jamais conscience de ce second univers où l’on pouvait se trouver transporté d’un moment à l’autre sans avertissement ». J’avais rencontré, dans des circonstances semblables, la colère furieuse de Michel Tournier, le cri de bête de Michel Leiris. Ici rien, ni colère ni cri. Cette position de solitude totale est celle de l’estrangement dans la mesure où aucune espèce d’appel à un autre n’est plus concevable. Mais la pensée traumatique a sa logique : le monde doit nécessairement changer parce que dans le monde normal ce qui s’est produit là ne peut y trouver aucune place.Il faut donc qu’il y ait quelque part un autre monde où de telles choses se produisent normalement. Je reviendrai ailleurs sur les conséquences qui peuvent être tirées d’un tel raisonnement. Tobie Nathan (« L’influence qui guérit » Ed Odile Jacob 1994) les résume avec clarté :
« Ce qui m’arrive est impensable.
Or il existe nécessairement quelqu’un qui sait, habitant le monde où ce fait possède un sens.
Il existe nécessairement un groupe où celui qui sait partage avec d’autres les mêmes références.
Donc je suis nécessairement des leurs ».
On voit dans quelle mesure la recherche qui s’amorce ici peut protéger du désespoir en désignant un but, une recherche possible, tout en pérennisant la pensée traumatique.
« I like to be told… »
Dans les années 60 une série télévisée très populaire destinée au jeune public« Mister Rogers' Neighbourhood », Mr Rogers, un homme aimable à la voix douce, soucieux d’éducation populaire (« a gentle, soft-spoken, children's education advocate ») expliquait aux enfants divers aspects de la vie quotidienne pour les informer et les rassurer. Chaque épisode se terminait par une petite chanson. En 1960 un épisode de cette série « Mr. Rogers Gets a Tonsillectomy ». prit pour sujet l’opération des amygdales. Le patient était Mr Rogers lui-même(https://www.youtube.com/watch?v=ITOheeRZBpE). Au début des années 60 l’amygdalectomie faisait suffisamment partie du quotidien pour en faire un sujet éducatif pour les enfants, qui avaient bien des chances d’y avoir affaire. Mr Rogers relate son expérience d’une voix douce et rassurante, un peu hypnotique. Il s’identifie à l’enfant qui grandit en faisant de nouvelles expériences.
Tout est résolument distancié, calme et hygiénique, tranquille. Nous sommes dans un feel good très américain. Le rythme est lent, tout le monde semble avoir le temps. L’opération n’est pas montrée, on passe sans transition du masque d’anesthésie à un réveil modérément douloureux en présence de Mme Rogers et de l’infirmière. La chanson qui conclut l’épisode met l’accent sur la collaboration des soignants, sur la nécessité d’informer le patient de ce qui va être pénible, sur la construction de la confiance : « I like to be told… » J’aime qu’on me dise…Par la suite “Going to the Hospital (Mister Rogers' Neighborhood First Experiences Book)” devait devenir un livre de préparation à l’hospitalisation, assez semblable à ceux que l’association Sparadrap diffusait !
Confrontation aux faits
Ce film pose un problème. Même si on fait la part de la disparité des pratiques il est bien difficile de le faire coïncider avec ce que décrivent Mme S et Mr A pour la France ou les docteurs Riddington Young et Bennett pour la Grande-Bretagne. Les faits rassemblés dans « En travers de la gorge » permettent d’y voir un peu plus clair. Ils montrent, pour les années 30-50 aux USA (Etat de New-York et Michigan) un nombre d’opérations tel qu’il est matériellement impossible qu’elles se soient déroulées comme dans le film de Mr Rogers. Elles suggèrent une réalité probablement plus proche des souvenirs de nos deux ORL anglais.
« The War Inside » 215 : dans le contexte de la lutte des parents pour obtenir le droit de voir leurs enfants à l’hôpital. Chiffres de 1951 ayant servi pour le rapport Platt : un enfant sur trois amygdalectomisé avant ses 13 ans. 200000 opérations des amygdales-végétations chaque année, principalement dans e groupe des 5-8 ans.
A la même époque des articles de presse louaient l’efficacité de la profession, capable d’opérer à grande échelle avec des méthodes qui évoquent la grande industrie. Et nous ne sommes pas si loin des souvenirs plus anciens du docteur JS Baker, cités dans mon livre et dont je reproduis un extrait :
« J'ai entendu parler de cela quand j'ai reçu un coup de téléphone disant qu'il y avait de sérieux ennuis dans une école publique du Lower East Side, et je m'y rendis pour enquêter. La cour de l'école était envahie par une foule de 6 à 700 mères juives et italiennes pleurant et criant hystériquement. Elles me semblaient sur le point de défoncer les portes et de mettre tout à sac.
Toutes les 2 ou 3 minutes, l'hystérie montait d'un ton, à la vue d'un enfant éjecté des locaux, tout saignant du nez et de la bouche et hurlant de terreur.
Je me frayai un chemin à l'intérieur, et j'avoue que je n'aurai pas blâmé les mères si elles avaient mis le feu à l'école. Car les docteurs avaient tranquillement fait une descente dans les locaux; ils en avaient pris possession, avaient mis les enfants en rang et les avaient passés en revue, jetant un coup d'œil à la gorge de chacun. Et puis deux bras puissants saisissaient et immobilisaient l'enfant, tandis que le docteur introduisait un instrument dans sa gorge et extirpait tout ce qui était à sa portée, laissant l'enfant terrifié pour longtemps et saignant d'abondance ».
Les années 60 marquent au contraire aux USA le début d’un travail de dénonciation des excès opératoires, mené surtout par les pédiatres. En même temps le nombre d’opérations diminue rapidement. De sorte qu’en 1960 le film de Mr Rogers prend un autre sens : il s’agit maintenant de suggérer que les choses ont changé, de réparer les effets de la terreur passée. Mais ce n’est pas si facile et à trop vouloir rassurer on en arrive à la pure simple négation de la réalité. Avec l’association Sparadrap nous avons rencontré ce problème à chaque étape de nos créations : fallait-il montrer les pratiques de soins existantes ou celles que nous voulions promouvoir ? L’expérience nous a montré que dans les situations où la distance entre les deux était trop grande la tâche pouvait devenir impossible.
Quand un metteur en scène voit ce qui n’est plus là
Mais le metteur en scène qui venait de créer sa société de production et tournait pour la télévision ou la publicité y a vu tout autre chose. Il se souvient du tournage qui eut lieu dans un véritable hôpital et dit en plaisanterie que “Mr. Rogers Gets a Tonsillectomy » était le film le plus effrayant qu’il ait fait. « Ce que je veux dire vraiment c’est que j’avais une peur bleue alors que j’essayais de le réussir ».
“It was shot in a real, working hospital. I had to quickly, and quietly, use my pin-lights to get exposure in the waiting room, in Fred’s bedroom, and in the O.R.I still joke that Mr. Rogers Gets a Tonsillectomy is the scariest film I’ve ever made. What I really mean is that I was scared shitless while I was trying to pull it off.”
Bref il n’y a que des difficultés techniques jointes à l’inexpérience du cinéaste novice. Pourtant il parlera aussi d’une scène “dégoutante”(squicky) qui lui donna l’idée de réaliser des films d’horreur. A la vision du film qui ne montre pas l’opération il est impossible de savoir si Mr Rogers est réellement opéré et si dans ce cas le cinéaste en est témoin. Si on prend au sérieux ses dires on ne peut que se demander comment ce film aseptisé au possible lui donna l’idée de faire des films d’horreur. De quoi parle-t-il? Comment peut-il voir une scène dégoutante là où Mr Rogers entend dédramatiser ?
Je pense qu’il voit dans ce petit film ce qui ne s’y trouve déjà plus, avec le regard d’un l’enfant qui a le savoir de ce qui s’est réellement passé. Et il ne s’agit plus de savoir s’il a vécu personnellement cette expérience, tant elle a été commune pendant ces décennies. Peut-être parce que des faits si violents, si brutaux mettent longtemps pour simplement arriver, c’est-à-dire pour que quelqu’un puisse en faire état d’une manière ou d’une autre, et leurs effets psychiques collectifs sont à plus longue portée encore. Depuis cette position il peut dire quelque chose de l’angoisse de mort, de cette zone psychique où la frontière entre vie et mort devient floue.
Il parle de ce qui n’est plus là dans la réalité, mais qui dans la scène psychique n’en finit pas de revenir et d’occuper le terrain… comme les morts-vivants qu’il mettra en scène huit ans plus tard. En effet le metteur en scène de « Mr. Rogers Gets a Tonsillectomy » n’est autre que George A. Romero, alors apprenti cinéaste et futur auteur de « La nuit des morts-vivants », film qui en 1968 créa un genre et devint un classique du cinéma d’horreur. Sa tout jeune société de production se nommait « The Latent Image ». On ne saurait mieux dire : l’image latente est une image invisible, cachée, elle a besoin d’un révélateur pour se manifester. Comme le petit film de Mr Rogers, « La nuit des morts-vivants » se présente comme un reportage. Le noir et blanc sale, la caméra tremblée, le grain de la pellicule en font un objet naturaliste qui a donné lieu à toutes sortes d’interprétations, en général politiques. Avant qu’il soit question de morts-vivants Romero avait imaginé « une masse informe revenue d’entre les morts et poussée par un besoin irrépressible de se nourrir de la chair et du sang des vivants » (« Politique des zombies. L’Amérique selon George A. Romero » sous la direction de Jean-Baptiste Thoret, Ed Ellipses 2015).
Ce n’est pas, me semble-t-il, sur-interpréter que de faire le lien entre l’oralité dévorante des morts-vivants, la violence mélancolique qu’ils mettent en scène… et l’attaque orale qu’ont subi les enfants opérés dans les conditions que j’ai décrites.Quand à propos de son film Romero parle de « rage sous la surface » il me semble être au cœur de ce que je décris. Commentant dans mon livre les témoignages reçus la comparaison avec le cinéma d’horreur m’était venue : « Quand plusieurs interventions étaient effectuées à la suite, comme c'était la règle, l'enfant était accueilli par la vision du sang et les amygdales enlevées des opérations précédentes qui s'étalaient sans pudeur. Ils faisaient partie de ce décor de Grand-Guignol. Et si tout cela était du cinéma? A n'en pas douter ce film-là aurait reçu le label "cinéma gore". Il n'aurait été projeté que dans des salles spécialisées, on l'aurait interdit aux moins de 13 ans. Mais c'était la réalité, et les enfants, même non accompagnés de leurs parents, étaient admis sans limitation d'âge. On les faisait même participer».
Représenter l’angoisse de mort
Suivons ce fil fragile, dans ces domaines ils le sont nécessairement. Dans ses années d’apprentissage George A. Romero se passionna pour le metteur en scène anglais Michaël Powell, auteur de films d’un romantisme puissant, visuellement splendides. Le thème du regard qui capte associé à la mort y est très présent. Plusieurs de ces films mettent en scène une figure féminine idéalisée qui apparait et se dérobe par-delà le temps ou au seuil de la mort, et qu’il s’agit de garder, de capter par le regard ou par la voix et de faire agir à sa volonté. Dans « Les chaussons rouges » la ballerine danse jusqu’à la mort sous le regard du maitre de ballet Lermontov. « Une question de vie ou de mort » montre une extraordinaire scène de séduction à distance où la voix féminine retient le héros au seuil de la mort. Il devient au sens propre un mort-vivant (qui pour le coup n’a rien d’horrifiant) jusqu’à ce qu’un tribunal de l’au-delà l’autorise à vivre, parce que dans cet entre-deux entre vie et mort il est tombé amoureux.
En 1960 c’est un metteur en scène en plein succès. C’est alors qu’il choisit de réaliser sans son collaborateur habituel Emeric Pressburger un film d’horreur « Le voyeur » (« Peeping Tom »). Le titre est d’ailleurs impropre, en anglais comme en français puisqu’il ne suggère que la perversion sexuelle du voyeurisme. Or il ne s’agit pasd’épier le corps des femmes ou des scènes de sexe, mais de les tuer et de mettre en scène des meurtres. Le héros du film, Mark Lewis, tue en filmant car son véritable but est de saisir et de fixer l’angoisse de mort de ses victimes. Le thème du regard qui capte réapparait comme pure scène de meurtre, comme si l’idéalisation de la figure féminine ne tenait plus. Voir un voyeur-assassin, voir ce qu’il voit et le voir voyant : à ce dispositif déjà vertigineux il manque encore un élément : le miroir concave placé au-dessous de la caméra dont le pied est muni d’une lame aiguisée visant la gorge. C’est un visage-miroir-pourvu d’yeux qui fixe l’intérieur d’une bouche grande ouverte dans la terreur. Dans ce miroir la victime mourante voit l’image monstrueusement déformée de sa propre mort, et en même temps l’œil-caméra qui la filme. On ne sait plus dans la confusion sujet-objet qui regarde et qui est regardé. Dans ce montage le seul voyeur qui voit sans être vu est le spectateur dans sa salle obscure !
Michael Powell inséra beaucoup d’éléments personnels : il interprétait lui-même le père de Mark Lewis. Son propre fils prêta ses traits à celui-ci enfant, livré au voyeurisme sadique-scientifique de son père. Certaines scènes furent tournées dans sa propre maison d'enfance. Le rôle de Mark Lewis fut confié à Carl Boehm, héros de la série « Sissi impératrice », un contre-emploi qui créait une empathie et en faisait un personnage profondément malheureux plutôt qu’effrayant, dans la lignée de l’assassin d’enfants de « M. le Maudit ». Remarquons que, sexuellement impuissant, il ne tue pas des enfants mais des femmes. On pourrait à partir de là suivre la piste d’une représentation de scène primitive meurtrière, mais ce n’est pas mon propos.
Le film fit scandale et brisa la carrière de Powell. Il ne fut même pas distribué en Angleterre. Ses copies perdues furent plus tard redécouvertes par Martin Scorcese. Pour mémoire « Psychose » d’Alfred Hitchkock sorti la même année rencontra sans aucun problème un grand succès. Il s’agit pour moi d’analyser le scandale c’est-à-dire la mise à jour brutale d’un Réel retranché collectivement vécu dont il ne fallait plus parler. Je fais l’hypothèse d’une rencontre entre cette scène psychique et un réel traumatique qui dans l’Angleterre de l’époque ne pouvait échapper à personne.
Je prétends en effet que Michaël Powell a tenté une sortie. Il a eu le courage et le talent de rendre compte de ce qui était psychiquement vécu par les enfants exposés aux opérations à la chaine et sans anesthésie qui avaient lieu à l’époque, et qu’il y a joué –et perdu- sa carrière. A sa manière il a répondu à l’énigme de la « triste file d’attente » de Manchester. Suis-je le seul en effet à relever que c’est la gorge des victimes qui est attaquée, et à voir dans le terrifiant dispositif du tueur-voyeur un analogue du banal équipement de tout chirurgien ORL, incluant la lampe frontale avec son miroir réflecteur concave et déformant pour celui qui s’y voit, le miroir de Clar, miroir pourvu d’yeux ? Quelqu’un au moins semble avoir suivi cette piste, on ne sait pas jusqu’où (Mise en abyme visuelle et sonore dans 'Le voyeur'.htm) en illustrant son analyse du film par la scène familière de toute consultation ORL : « ouvrez la bouche et dites « ah » s’il vous plait ». Ainsi fonctionne l’infiltration.
Si Mark Lewis répète encore et encore le spectacle de l’angoisse de mort, c’est qu’il l’a vécue sans pouvoir la subjectiver. Les répétitions sont autant de tentatives de maitrise d’une scène traumatique où tuer et mourir sont équivalents. Mais un jour survient une femme qu’il ne peut tuer parce qu’elle a perçu sa détresse. Sur la scène psychique un bon objet a donc survécu au désastre. Dès lors il ne peut plus utiliser le corps de femmes choisies au hasard : c’est donc lui qui doit mourir. Mais cette ultime tentative de vivre l’agonie primitive en première personne est encore un échec : si on peut filmer sa propre mort on ne peut pas ensuite voir le film, et à la fin la bobine tourne à vide sur le projecteur. Si « Mr Rogers » montrait la réalité (une certaine réalité bien édulcorée) tout en gommant les affects, dans « Le voyeur » l’angoisse de mort est là mais détachée de sa source, que pourtant certains détails pourraient suggérer. On retrouvera en 1977 le même dispositif dans le film d’Ingmar Bergman « L’œuf du serpent ». Le docteur Vergerus soumet des sujets à une torture psychique au terme de laquelle ils s’entretuent ou se suicident, tout en les filmant à leur insu. Sur le point d’être arrêté il avale du cyanure et se regarde mourir dans un miroir. On comprend que son but est le même que celui de Mark Lewis : vivre enfin une angoisse de mort éprouvée mais non vécue.
Mais il ne peut y avoir dans ces zones psychiques d’observateur qui ne se trouve nécessairement impliqué, et il m’a fallu du temps, et y revenir maintes fois, pour comprendre et accepter que tout cela était aussi comme une inversion monstrueuse du miroir premier de la mère, miroir bi-directionnel et en abyme, où le bébé voit sa mère le regarder la regardant. Cette référence aux liens premiers permet aussi de comprendre qu'il y a là, chez Romero et chez Powell, comme une remise en chantier de l'angoisse de mort des enfants opérés: se tuer pour revivre, être mort et vif, convoquer le négatif au service du vivant.
Je terminerai sur une question qui n’en finit pas d’insister. Pourquoi tout cela ? Y a eu-t-il eu sens, un but, une intention à cet étrange phénomène dont l’histoire documentée reste à écrire (avis aux amateurs) : non pas les opérations des amygdales-végétations en tant que telles, mais la fièvre collective qui a conduit pendant plusieurs décennies du siècle passé et dans plusieurs pays, à enlever à la chaine, avec ou sans anesthésie, dans des lieux de soins ou dans d’autres lieux, les organes adénoïdes oro-pharyngés de populations entières d’enfants ?
[i] J’ai entendu parler d’autres Doncaster et Manchester, ils s’appelaient Mulhouse, Thionville, la grande banlieue Parisienne ou encore celle de Liège où rougeoyaient les derniers hauts-fourneaux d’Arcelor-Mittal. De ces zones industrielles désertifiées et déstructurées me parvenaient d’étranges échos de blocs opératoires. C’était comme si la violence sociale se transférait à l’intérieur même des lieux de soins, infiltrant les pratiques et les rapports humains.
Ainsi dans une séance de formation où l’intervenante présentait les actions de l’association Sparadrap, elle s’entendit répondre : « oui mais ça c'est à Paris… » On lui laissa entendre combien ici la vie était dure, et qu’ici on ne se permettait pas ce genre de luxe... Un interne en anesthésie formé dans les blocs opératoires des CHU parisiens faisait un remplacement dans une banlieue dite « difficile ». En salle de réveil des enfants opérés hurlaient de douleur. Le voyant préparer une seringue de morphine ses collègues l’apostrophèrent « ça va pas la tête, nous ici on s'emmerde pas avec ça, on fiche des baffes et ils se taisent ». Dans ce bref contact on ne saurait pas si telle était vraiment leur pratique. Mais on comprenait qu’il fallait initier le nouveau, qu’il comprenne où il se trouvait.
Ou encore : dans ce grand hôpital général on opérait peu d’enfants mais relativement, beaucoup d’amygdales-végétations, et les trois quarts des enfants étaient issus de l’immigration. C’était les enfants des cités, des quartiers dits sensibles. Tout simplement, me disait-on parce que les autres familles s’adressent aux cliniques privées. C’est à propos de ces enfants surtout que les anesthésistes exprimaient une souffrance, se plaignaient de la brutalité de leur prise en charge, surtout assumée par un médecin dont la pratique était particulière, qui s’était en quelque sorte spécialisé dans le rôle. : « On a beau parler avec l’enfant, essayer de le rassurer, lui il arrive, toujours pressé, il a d’autres anesthésies en même temps, il ne dit pas un mot, il plaque l’enfant et il met le masque ».