Dans un monde idéal, les sociétés humaines parviendraient à vivre sur Terre en respectant la nature. Le développement durable serait généralisé à l’ensemble des territoires terrestres et maritimes, pour le plus grand bonheur de tous les êtres vivants. Malheureusement, il en est autrement, et celles et ceux qui continuent à croire en cette stratégie globale de développement soutenable et harmonieux sur toute la planète me semblent bien naïfs.
Pour tenter d’atténuer la dramatique crise d’extinction de la biodiversité, la grande majorité des acteurs de la conservation ont donc acté depuis la moitié du XIXe siècle l’idée qu’ils ne pouvaient agir partout[1]. Dans une course contre la montre, ils misent sur la création de parcs et réserves naturelles, dans des zones de forte biodiversité. Entre 2010 et 2020, ce sont 21 millions de km2 qui ont été mis sous protection. Il existe actuellement de par le monde 266.000 aires protégées. Cette stratégie peut finalement être considérée comme une solution par défaut, un aveu d’échec. Pour préserver la nature, il serait plus efficace d’interdire les pesticides, de bannir les traités de libre-échange (comme le TAFTA, le CETA ou l’accord UE-Mercosur) ou d’enclencher un processus de décroissance des pays riches, afin de réduire l’empreinte écologique de leurs populations. Les aires protégées représentent néanmoins une tentative, dans un monde capitaliste, inégalitaire et fort peuplé de sauver un maximum d’espèces, de maintenir des dynamiques écologiques, d’accorder un minimum d’espace de vie aux non-humains. Ce sont surtout des endroits où, avec souvent très peu de moyens, les gestionnaires et gardes-parcs tentent de concilier activités humaines et écosystèmes, en faisant face à de fortes pressions, en y investissant une énergie incroyable de concertation.

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Ces politiques de création d’espaces protégés portées et encouragées par des scientifiques, de grandes ONG, les Etats, l’ONU et l’IPBES attirent aussi bien sûr des critiques. L’ONG Survival International mène depuis quelques mois la campagne « Le grand mensonge vert », une critique assez virulente de l’objectif porté par la Convention de l’ONU sur la Diversité biologique, qui vise à protéger 30 % de la surface de la Terre d’ici à 2030 (on considère qu’environ 17 % des milieux terrestres et 8 % des milieux marins sont actuellement protégés). La campagne de Survival International ambitionne d’« arrêter l’offensive des 30 % » menée par une « industrie de la conservation » qui organise « un vol de terres » en expulsant et maltraitant les peuples autochtones. Elle affirme qu’une aire protégée est « une zone où les personnes qui y vivaient ne sont plus autorisées à y vivre ou à utiliser la nature pour nourrir leurs familles, des plantes médicinales ou visiter leurs sites sacrés ».
Il est bien sûr important de souligner l’histoire coloniale de la protection de la nature, son caractère « occidentalo-centré », la collusion existant entre certaines ONG de conservation et les multinationales, le contrôle par les Etats de territoires peu accessibles et/ou stratégiques que ces outils permettent, la plus forte responsabilité des modes de vie des pays riches que de ceux des peuples autochtones dans la destruction de la biodiversité... Il est aussi primordial de documenter et dénoncer les dérives autoritaires et répressives qui ont lieu dans certaines aires protégées, en Afrique notamment. Enfin, il faut continuer à défendre l’idée que la biodiversité doit être préservée partout, et pas seulement dans les parcs et réserves.
Mais généraliser ces critiques à toute la planète est inexact. Porter un discours globalisant qui décrédibilise l’idée même d’aire protégée est irresponsable et contre-productif. Affirmer qu’aire protégée rime systématiquement avec déguerpissement des populations locales est faux. Défendre l’idée que tous les peuples autochtones du monde sont par essence des protecteurs de la nature entretient par ailleurs un stéréotype déterministe et fixiste dépassé et peu réaliste. La réalité est évidemment bien plus complexe et variée. Les réglementations des aires protégées sont innombrables, les situations politiques, sociales et naturelles des territoires aussi, au Nord comme au Sud. Ce débat nécessite urgemment plus d’honnêteté et de nuances.
Dans de nombreux pays, les aires protégées jouent effectivement leurs rôles. Elles empêchent ou freinent certains grands projets de développement potentiellement très impactant pour la nature et les peuples qui l’habitent. Lorsque les États leur en donnent les moyens réglementaires et humains, elles les protègent de l’exploitation minière, de la déforestation, des pollutions, des grands projets inutiles imposés… Lorsqu’ils ignorent au contraire les législations qu’ils ont eux-mêmes mises en place, en ouvrant ces espaces à des entreprises pour leur permettre d’exploiter les ressources naturelles, des alliances se créent souvent entre ONG de conservation et organisations indigènes pour mener les luttes.
En Bolivie par exemple, lorsque le gouvernement de l’ancien président Evo Morales (lui-même autochtone Aymara) décida en 2011 de construire une route au beau milieu du Territoire indigène et parc national Isiboro-Sécure (TIPNIS), les communautés autochtones Yuracarés, Chimanes et Mojeño-trinitarios, qui peuplent ce parc forestier, se soulevèrent, appuyés par des ONG écologistes. Ils craignaient notamment que la route permette la colonisation (et donc la déforestation) de leur territoire par d’autres peuples autochtones vivant sur les hautes terres de Bolivie. Le conflit mobilisa la Bolivie tout entière et eut un coût politique très important pour Evo Morales[2].
Un peu plus loin, dans le parc national du Madidi et la réserve naturelle de Pilón Lajas, les communautés indigènes se mobilisèrent en 2015 pour défendre « leurs parcs » contre le projet de création du méga-barrage du Bala. Dans ces trois aires protégées boliviennes, la majorité des gardes-parcs sont d’origine autochtone.
Une multitude d’exemples de ce type existent de par le monde.

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Le congrès « Notre Terre ! Notre Nature » aura lieu à Marseille les 2 et 3 septembre 2021, en parallèle au Congrès mondial de la nature de l’UICN. Il se présente comme "le premier congrès pour décoloniser la conservation de la nature". Le sujet est important et on peut se réjouir que cette réflexion critique prenne actuellement de l’ampleur. Espérons néanmoins qu’au lieu de refuser en bloc le principe même des aires protégées (ce qui arrangerait bien les industries extractivistes), certains participants y défendront plutôt la cogestion des parcs et réserves entre administrations publiques et organisations autochtones, le renforcement de leurs moyens financiers et humains, l’amélioration de leur efficacité, le respect des réglementations, la concertation territoriale, les alliances de la société civile pour un monde respectant bien sûr la vie des humains, mais aussi celle des caïmans, des papillons et autres poissons-scies…
L’important est avant tout de mener des luttes conjointes contre les acteurs de la destruction, qui ne laissent à la nature et aux peuples autochtones que quelques misérables confettis pour survivre.
[1] Billé, R. & L. Chabason (2007) – Chapitre 3 – La conservation de la nature : origines et controverses. In Jacquet, P. & L. Tubiana, Regards sur la Terre 2008. Presses de Sciences Po Annuels : 113-130.
[2] De Boissieu, D. (2019) – Bolivie : l’illusion écologiste. Voyage entre nature et politique dans le pays d’Evo Morales. Editions Ecosociété, 309 p.