Je n’en peux plus d’entendre parler de « pouvoir d’achat » !
À nouveau et comme souvent lors d’échéances électorales ou de périodes de tensions sociales, cette notion économique prend de l’importance. Le pouvoir d’achat est ces dernières semaines entré en force dans les débats autour de l’élection présidentielle. Plusieurs sondages d’opinion attestent qu’il est l’une des préoccupations principales des Français[1].
Selon l’INSEE, le pouvoir d’achat des ménages correspond au volume de biens et services qu’un revenu permet d’acheter. Son évolution est liée à celles des prix et des revenus (travail, capital, prestations familiales et sociales,…). Cette notion a bien une réalité économique mais Mathilde Damgé nous rappelait récemment dans lemonde.fr qu’elle est à manier avec précaution car elle est en grande partie subjective. Elle est par ailleurs imprécise, nocive et obsolète.
Du pouvoir d’achat pour qui ?
Dans un article de La Chaine Parlementaire, Jason Wiels se demande « Quelles sont les principales mesures que proposent les prétendants à l'Élysée pour augmenter le pouvoir d'achat des Français ?”. Mais lorsqu’un candidat ou un journaliste parle du pouvoir d’achat des Français, de quels Français parle-t-on ? Des 5,3 millions de personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté[2], des classes moyennes ou des plus riches de France ?
Appliquée à toutes et tous sans distinction, la question du pouvoir d’achat occulte les problèmes d’inégalités, de mauvaise répartition des richesses et de responsabilités différenciées des classes sociales dans les crises actuelles et à venir… En réalité, il faut augmenter le pouvoir d’achat de toutes celles et tous ceux qui ont du mal à boucler leurs fins de mois et pour lesquels la vie relève surtout de la survie, et abaisser par l’impôt celui des plus riches, qui, par leur consommation ostentatoire, menacent les équilibres de notre planète et, par là même, nos capacités à vivre en paix dans un environnement sain.
Pour acheter quoi ?
Ce pouvoir d’achat que nous voulons restaurer, conserver ou augmenter, que permet-il d’acheter ? Pour les moins fortunés, cela va de soi : il s’agit de payer son loyer, sa facture d’eau, son ticket de métro et sa baguette de pain. Ce pouvoir doit leur permettre de mener une vie digne. Pour les riches, il s’agira plutôt d’acquérir une troisième maison secondaire ou une nouvelle entreprise. Cela a à voir avec l’accumulation et la capitalisation.
Qu’en est-il des classes moyennes ? Useront-elles de leur pouvoir d’achat pour accéder à une meilleure alimentation ou pour acheter un Smartphone dernier cri ? Le pouvoir d’achat permettra-t-il de se procurer des biens et services répondant à nos besoins de « vivre bien » ou des objets superflus qui s’entasseront dans nos appartements ? Les biens achetés seront-ils produits localement ou à des milliers de kilomètres, dans des conditions sociales douteuses et nécessitant d’importantes quantités d’énergie pour les acheminer sur les marchés français ?
Parler de pouvoir d’achat de manière générale, c’est oublier que nos choix de consommation ont un impact social et environnemental.
Pour le pouvoir de vivre
Avoir du pouvoir sur sa vie est fondamental, mais parler de pouvoir d’achat, c’est continuer à faire croire qu’acheter est la condition du bonheur. C’est soutenir la société de consommation, cultiver le mythe de la croissance infinie et oublier les enjeux cruciaux de notre siècle, qui demandent de vivre dans une société plus sobre en énergie et en ressources naturelles.
Il est grand temps de changer de récit. Les politiques, journalistes et syndicalistes qui continuent à parler de pouvoir d’achat à longueur de journée assument donc une grande responsabilité : celle d’entretenir un imaginaire nocif et rétrograde qui nous mène droit dans le mur. En réalité, pour éviter la catastrophe écologique et sociale, il nous faut collectivement diminuer nos achats. Acheter moins de pétrole, responsable du réchauffement climatique ; acheter moins de soja, responsable de déforestation ; acheter moins d’ordinateurs, consommateurs de terres rares…
Ce qui est réellement important pour les êtres humains, c’est le « pouvoir de vivre » et non d’acheter. C’est-à-dire le pouvoir d’être en bonne santé, d’avoir des amis, de bénéficier de temps libre, de vivre dans un logement décent, d’éduquer ses enfants convenablement, de se nourrir avec des produits de qualité, de vieillir dans la dignité, de voyager de temps en temps…
C’est sur tous ces sujets du « bien vivre » que les candidats à la présidentielle devraient se positionner. Parlez-nous du pouvoir d’habiter, du pouvoir de se déplacer, du pouvoir d’accéder à la culture… Les possibilités pour favoriser ce pouvoir de vivre sont immenses et fondamentales : réinvestir dans les politiques de santé publique, relocaliser la production agricole, favoriser la gratuité des transports en commun, créer plus d’espaces verts en ville, développer l’éducation populaire sur tous les territoires..., tant d’exemples d’actions publiques qui pourraient changer nos vies, alors que le pouvoir d’acheter nous pousse tristement vers l’abime.
[1] Voir par exemple le sondage réalisé par Ipsos-Sopra Steria pour le Cevipof, le Monde et la Fondation Jean Jaurès du 10 au 14 mars 2022 auprès de 6874 personnes ou celui réalisé par Elabe pour BFMTV, L’EXPRESS et SFR les 15 et 16 mars 2022 auprès de 1587 personnes.
[2] Selon le seuil établit à 50% du niveau de vie médian, soit 885 €/mois pour une personne seule selon l’Observatoire des inégalités.