La cour était silencieuse face à l’accusé, debout, attendant le verdict, quand le juge a relevé sa calotte noire et prononcé, en son âme et conscience, la sentence de mort.
Tel est le cauchemar, qui me réveille parfois, empreint de sueurs froides.L’accusé n’est pas un homme ordinaire, c’est mon frère : le Docteur Binayak Sen.Récemment, j’ai pu lui rendre de nouveau visite à Raipur, en prison, juste avant sa dernière audition. Je l’ai revu au tribunal. La salle d’audience elle-même était bien loin de ressembler à ce que l’on voit dans les films. Il n’y avait aucun portrait d’un Gandhi au sourire édenté, ou d’un Subhas Chandra Bose pendant derrière le juge, un Sikh, Mr. Balinder Singh Saluja.Il n’y avait que deux bancs, un pour les avocats et l’autre pour le public. Le box, un réduit d’1,5 m sur 1, 5, était juste assez grand pour contenir les trois accusés debout tandis que les avocats plaidaient leurs cas. Binayak se tenait là, appuyé contre la grille du box. Ni l’expression de son visage ni la posture de son corps ne trahissait d’anxiété ou le stress de cette vaine épreuve qu’est la prison, que lui a imposée l’intrigue d’un tissu de calomnies.Là, debout à portée de main, se tenait mon Dada, magnifique,dignifié, toujours, parla force de ses convictions qui transparaissaient dans la noblesse de son attitude et le calme de ses yeux. Je lui ai demandé comment il allait.« Sans aucun but », répondit-il. Et cela doit, je suppose, avoir été l’un de ses plus grands moments de faiblesse car il en venait alors, à s’évoquer lui-même. Sa réponse, en temps normal, aurait dû être : « ça va, ne t’inquiète pas pour moi. Je vais bien. Comment va Maman ? Dis-lui de ne pas s’inquiéter. Et toi, comment ça va ?”Quand la procédure a commencé, il y avait un témoin, dans un coin, à l’autre bout de la salle, non loin du juge. Il devait identifier les pièces à convictions saisies. La liste en était longue et le son monotone, hyptnotique de la machine à écrire égarait mon esprit.Comme je regardais Dada, mes pensées se fixèrent sur l’air de “Where are the green fields”, que le petit garçon qu’il avait été sifflotait lorsque nous étions enfants à Pune, en 1965. Il venait justement de passer dans la classe supérieure et ses résultats brillants lui donnaient toutes les raisons du monde d’être de belle humeur. Il avait des tas d’amis et nous allions partir en randonnée, ce qui voulait dire traverser les pâturages sauvages qui environnaient alors le camp de Pune. Petit gros de onze ans , j’avais souvent du mal à suivre. Et Dada devait soulever le cochon de lait que j’étais pour que les hautes herbes ne puissent me blesser de leurs lames tranchantes.Lorsqu’il devint médecin, le soin qu’il apportait jadis àson petit frère, il le reporta avec une sollicitude constante pour la santé des Indiens pauvres, des tribus, des ouvriers, de tous ceux que le dénuement touchait ou qui risquaient d’en être touchés.C’était aux alentours du 7 mai 2007. J’ai appelé ma mère à Kalyani, quand l’une de mes nièces m’a dit qu’on venait d‘apprendre par des journalistes que son père -au bord d’être arrêté - avait été déclaré en fuite. Binayak et toute sa famille passaient à ce moment- là une partie de leurs vacances avec ma mère âgée. Mon esprit n’a pas saisi alors ni l’urgence ni la gravité de la situation. Je me suis juste dit que c’était encore une de ces stupides erreurs que commet la police. Et puis qui pouvait en vouloir en quoi que ce soit à Dada… le médecin des pauvres, au coeur sur la main… ?Je l’avais surnommé Père Thérésa,… c’est dire …à ce détail près que, lui, il aimait aussi la bière (la Kingfisher) .Soudain, j’ai réalisé que j’en savais finalement peu quant au Docteur BINAYAK SEN.
Cela faisait longtemps que chacun suivait sa propre route. Mais le motif de l’arrestationet de l’emprisonnement de Dada était à des années lumières de ce tout ce que nous, sa famille, aurions pu imaginer.Le jour suivant et tous ceux qui suivirent, j’appelais Kalyani et je réalisais que la situation de Dada était plus sérieuse que ce que j’avais d’abord pensé. Cela avait commencé quand je lui avais demandé de partir avec moi en Belgique.Il mourrait d’envie … de faire n’importe quoi mais surtout de revenir au Chhattisgarh. Il me répondit simplement qu’il ne pouvait pas trahir la confiance de ses patients, qui l’attendraient à partir du 14 mai. Il insista pour nous quitter comme convenu, le 13.Le 14 mai, alors que j’étais assis à la table d’un restaurant italien à Paris, j’ai appris qu’il avait été arrêté. L’aînée de ses filles, Pranhita, appela d’abord pour dire qu’il avait été convoqué au commissariat à Bilaspur pour une déposition, mais que la police ne l’arrêterait pas. 15 minutes plus tard, elle rappelapour indiquer qu’il avait été arrêté.Il était environ 12H45, à Paris, quand ma vie tourna la page de sa candeur politique. J’ai subitement grandi.
Durant l’année que Dada a passé en prison, j’ai lu tout ce qui se disait sur lui dans la presse, à la fois nationale et internationale. Je l’ai même trouvé sur Wikipedia. J’ai retrouvé son nom sur différents sites internet. Il y avait aussi les lettres admiratives qu’il avait reçues en prison, et cela avait dû beaucoup l’aider à garder la tête froide.Puis vint la reconnaissance de l’ Indian Academy of Social Sciences, etla médaille d’or du prixKeithan, le Jonathan Mann award, et les lauréats du PrixNobel écrivant au Premier ministre, toutes ces démonstrations de soutien venues d’Inde oudu monde entier.Et puis j’ai commencé à me sentir coupable et embarrassé. J’ai appris la grandeur de Dada, à travers ses différents travaux, via la presse et les mails de ses admirateurs d’horizons lointains. Je ne savais rien de l’hôpital qu’il avait contribué à faire construire à Dalli Rajhara, de son travail à Ganyari près de Bilaspur, du projet Mitanin, la campagne pour le droit à la nourriture (the Right to Food campaign.) Je n’avais pas entendu non plus parlé auparavant de son engagement au sein du PUCL, ni de l’équipe dévouée qui travaillait avec lui. Elle comportait des médecins, des avocats, des journalistes, des réalisateurs de films et des gens de la rue.Son cercle de soutiens incluaient des médecins du monde entier, dont les plus actifs était ses propres maîtres et camarades d’études, y compris certains d’entre eux, qui n’avaient pas été ses contemporains au CMC, mais y avaient été un jour étudiant.J’ai appris tous les détails de sa carrière auprès de ses anciens maîtres et de ses collègues du Christian Medical College, qui lui a décerné le Paul Harrison Award, reconnaissant son oeuvre comme exemplaire de leurs plus grands idéaux de médecins.
Il y avait deux images de mon frère - la première, la plus familière, était celle d’untype marrant, aimant la bonne bouffe, la bonne musique et qui adorait les baladesà cheval avec sa famille et ses nombreux bons amis ; et une autre, celle, sérieuse, d’un médecin plein de sollicitude – même quant il était encore étudiant – pour la santé des communautés les plus pauvres, attentif aux racines de leur dépossession économique et sociale. C’était ce pour quoi, son ancien professeur, le Dr. P Zachariah a pu écrire dans une tribune à destination de ses étudiants :« Binayak est un médecin comme il y en a peu - un homme à la compréhension profonde face aux dimensions politiques et sociales de la santé. Les Gouvernements du monde, la Banque mondiale et d’autres organisations s’inquiètent aujourd’hui de la sécurité alimentaire et des politiques alternatives pour l’alimentation ; Binayak a des décennies d’avance sur eux. »Rien de cela n’a apparemment ébranlé l’Etat, qui a refusé de changer de position. Si vous demandez à quelqu’un du gouvernement pourquoi Binayak est en prison, la réponse standard est la suivante : « C’est un leader maoïste et un sympathisant, et nous avons suffisamment de preuves contre lui. » Alors, j’ai demandé au DGP de Chattisgarh pourquoi il ne rendait pas public le résultat des saisies informatiques effectuées sur l'ordinateur de Binayak et datant de plus d’un an,sachant quel'examen légal du disque dur n’avait pas permis de mettre à jour de quelconques éléments compromettants.
Il me rétorqua que l’Institut légal de Hyderabad ne pouvait pas entrer de force dans le code. Lorsque je lui rappelais que des adolescents réussissaient à pirater des banques et le Pentagone chaque jour, sa réponse fut patiemment évasive. Je lui rappelais également qu’aucun des témoins de la police n’avait produit de témoignage crédible contre Binayak. Ilme raconta qu’il restait la possibilité de charges supplémentaires, en préparation, sur la base d’un document de 53 pages de transcription d’écoutes téléphoniques avec une personne connue comme un Maoïste notoire.Tel un astrologue, il me prédit que la cours la plus ordinaire condamnerait probablement Binayak mais que la haute juridiction le relaxerait. Ensuite, combien de temps cela prendrait-il, nul ne le savait. Le sens commun me dit que cela pourrait prendre des années.Retour à l’audience, mon esprit se réveille soudain dans l’éclat de voix d’une protestation forte, celle de M. Mahendra Dubey, l’avocat de la défense. Il vient de démontrer qu’une lettre a été placée par la police et a clairement suscité l’agitation de la salle d’audience.Le bruit de frappe insistant de la machine à écrire a cessé. Le juge a l’air préoccupé. Une lettre à un vétéran maoïste que la police déclarait avoir trouvée parmi les documents saisis dans l’appartement de Binayak, a été reproduite puis imprimée via les outils informatiques : elle ne présente en aucun cas la signature de Binayak.Pire, elle n’apparaît pas dans la liste des documents saisis que Dada et la police ont contresignés au moment de la perquisition. Il s’agit donc bien d’un faux. Le vieux procureur public ne prend pas même la peine de paraître embarrassé, il nie simplement être au courant concernant ce faux ou sa provenance.J’ai quitté le tribunal dégoûté, le cœur brisé, tandis qu’on reconduisait mon frère au loin dans un camion de police.Un état entier fomentait de lui faire subir une vie dénuée de vie… sans but et sans plus aucune intimité, sans espace à soi, en lui déniant le droit de participer à la société selon sa propre voie, dont l’état lui-même connaissait les tenants et les aboutissants ai moment où Binayak mettaiten place le programme Mintamin.On impose un châtiment à un homme innocent en sachant parfaitement que l’on commet une erreur judiciaire.Désormais que nous sommes convaincus que l’emprisonnement de Binayak est fondé sur des documents falsifiés et des charges fantaisistes, nous aimerions savoir qui pourrait vouloir infliger un tel destin à un homme et par-dessus tout pourquoi. Alors nous pourrons avoir une base, un indice pour savoir avec qui engager un dialogue sensible.Mon Dada était un de ceux qui, à un âge très précoce, se demandait pourquoi l’on n’invitait pas les domestiques à table avec nous. A l’âge de cinq ans, il avait la sensibilité d’écrire : J’ai vu un oiseau au soleil levant Haut dans le ciel Un homme l’a abattu avec son arme Et j’ai commencé à pleurerIl ne mérite pas ce destin. Et pour cet homme qui a passé plus d’un an et de quatre mois de prison, de confinement solitaire, de harcèlement, d’humiliation mais sans céder à la honte, mon message est tout simple,Tum akele nahin ho*!
* "Tu n'es pas seul".
(traduit de l'anglais par Pascale Lemoigne - texte original par Dipankar Sen ici : http://www.mediapart.frhttp://blogs.mediapart.fr/blog/dipankar-sen/230908/dada-original-version-english )