Maroc, dans les campagnes c'est Germinal
Djamel BELAID 4 octobre 2025
Les manifestations de la jeunesse font craquer le vernis. En dehors des villes et de réalisations de prestige, le monde rural est dans un dénuement complet. L' « initiative nationale pour le développement humain », lancée en 2005 par le roi n’a pas réussi à améliorer le sort des millions de Marocains réduits à la pauvreté. Dans les campagnes , c'est comme au temps de Germinal1.
« C’est la faim qui fait crever, ce n’est pas la maladie ! »
En 2021, deux universitaires marocains publiaient une étude2 sur la condition féminine à Bouderbala (Saiss), sous ce titre : « C’est la faim qui fait crever, ce n’est pas la maladie ! » . Ils décrivaient la situation de « travailleuses agricoles entre le marteau de la précarité et l’enclume de la COVID 19.
Ils ont recueillis plusieurs témoignages poignants montrant l'aggravation de leur situation : « Leur pouvoir d’achat, à la base faible, s’est réduit davantage avec la fermeture des souks hebdomadaires, ce qui les astreignait à acquérir les denrées alimentaires chez les épiciers et les magasins à un prix relativement plus élevé. » Les prénoms des personnes ont été modifiés indiquent les auteurs.
« Les prix des produits alimentaires ont augmenté ! Je n’avais pas de quoi payer le loyer et j’étais déjà surendettée chez l’épicier. Le propriétaire de cette baraque que j’habite avec mes enfants m’a menacée de jeter mes affaires dehors ! Je n’avais pas de choix, je devais soit nourrir mes 3 enfants soit payer le loyer, l’eau et l’électricité ! Personne n’est sensible à ma situation sauf Allah…C’est la faim qui fait crever, ce n’est pas la maladie ! » (Halima, veuve, 50 ans, Bouderbala).
« Notre situation déjà très misérable s’est aggravée avec le corona. Les agents d’autorité contrôlaient le Mouquef, les agriculteurs ont limité le nombre d’ouvriers car c’est plus coûteux de transporter moins d’ouvriers dans les véhicules surtout durant cette année de sécheresse et de maladie » (Halima2, veuve, 50 ans, Bouderbala).
Un sentiment de peur et d’insécurité accompagnait la quête quotidienne du travail au Mouquef chez la plupart des femmes interviewées notent les auteurs.
« Je travaillais seulement un jour sur deux. Je me levais le matin avec le cœur serré et je filais au mouquef avec la peur d’être arrêtée par les agents d’autorité qui nous suivaient et parfois même frappaient pour éclater les rassemblements. Au retour du travail, j’avais encore plus peur de ramener le virus chez moi et de le transmettre à mes 4 enfants » (Ghita, 40 ans, veuve, Bouderbala).
En 2025 une étude3 dans la région notait que « Les ouvrières travaillant dans les exploitations capitalistes estiment avoir la possibilité de contrôler leur quotidien en se rassurant qu’elles n’auront pas à se confronter à l’aléatoire en cherchant un nouveau et incertain travail chaque jour." Les auteurs ont recueillis plusieurs témoignages : « Ici, les choses sont plus organisées : on se réveille, on prend nos sacs, et on sait où nous allons. Alors qu’au Moquef, chaque jour tu dois chercher une destination, avec l’inquiétude de penser si l’employeur va t’emmener pour travailler, pour faire le ménage, ou s’il va t’agresser. Au moins ici il y a un peu de loi, c’est une société, et nous travaillons toujours, en hiver et en été, sauf si nous sommes malades » (Rabha, ouvrière permanente, 52 ans, mariée).
«Tu ne peux pas faire un forage sur un coup de tête »
Des chercheurs4 se sont intéressé à l'accès à l'irrigation sous forme de réalisation de forages : « l’accès aux nappes demande différents statuts d’autorisations dont la première apparaît avec les autorités locales ». Ils ajoutent : « il est impossible de ne pas dire ce que tout le monde voit, à commencer par le Moqadem ou le cheikh qui sont les auxiliaires du caïd qui est le représentant de la direction régionale des affaires intérieures. »
Témoignage d'Hamed, fellah (avril 2012) : « Tu ne peux pas faire un forage sur un coup de tête. Il faut aller voir le Moqadem, si tu ne vas pas à lui, il viendra à toi. C’est comme ça, tu ne peux rien faire sans qu’il le sache(...). Lorsque je suis allé le voir pour lui parler de mon projet il m’a dit qu’il était d’accord. Ce qui voulait dire que je pouvais lui donner de l’argent (rires). »
Pour la plupart des agriculteurs, l'accord du Moqadem est une obligation même si le forage reste non autorisé par les autorités.
Les démarches administratives sont longues comme témoignait l'agriculteur Ali en juin 2012 : « Il y a une administration à Fès qui s’occupe de l’eau, on dit qu’il faut leur demander une autorisation. Sans cette autorisation on ne peut pas avoir de subvention pour le goutte-à-goutte. Mais on ne sait même pas si on va avoir de l’eau suffisamment. Et sans eau la subvention ne sert à rien. Nous, on prend tous les risques et eux, ils prennent l’argent sans rien en retour. Ils sont loin de nous ces gens-là...»
Ne pas avoir d'eau, c'est être condamné étant donnée la sécheresse. Aussi, il faut ravaler son orgueil témoignait Hamid en avril 2012 : « Tous ceux qui font du maraîchage arrivent à s’en sortir. Je me suis lancé avec nos droits d’eau. Mais l’année a été sèche (...). Je ne pouvais pas abandonner, autrement le père aurait tranché sur l’abandon du maraîchage. Tout est devenu difficile et compliqué, j’ai dû quémander de l’eau à un cousin qui a un forage à plus de 2 km. J’ai tiré un plastique [ tuyau ] jusqu’ici. C’était très difficile pour moi, pas côté travail, mais demander de l’eau, c’est comme faire la charité, c’est pareil, c’est la honte et l’humiliation qui sont plus lourdes que toutes les pierres de l’Atlas (...). Je sais ce que ne pas avoir d’eau veut dire, c’est ta dignité d’homme que tu enterres. »
Un aspect que confirmait Mouloud en avril 2012 : « Je peux souffrir de mon travail, je peux porter des pierres sur mon dos, c’est une souffrance qui fait grandir. Mais demander de l’eau pour faire mon agriculture c’est plus lourd que tout. Faire la charité de l’eau c’est l’humiliation de tout ton souffle de père, d’agriculteur, de fils...Tout ce qui fait de toi un homme tu dois l’oublier. Je ne veux plus souffrir de ça ... de cette honte d’avoir à demander de l’eau à d’autres ».
Le forage correspond donc à « L'émancipation d'une agriculture d'hier » notent les auteurs, un moyen de dépasser une vie misérable.
C'est le sens du témoignage de Nour en mai 2012 : « Nos parents étaient des fellahs qui ne faisaient pas vraiment de l’agriculture. Ils faisaient un peu de tout, élevage, blé... mais c’était pour survivre. Ici le seul moyen pour vivre de son agriculture se résume en trois choses : avoir de la terre, avoir un forage et faire du maraîchage. Si tu n’as pas de forage tu restes un agriculteur d’hier. Tu fais du bour [agriculture non irriguée ], de l’élevage et tu trimes. »
Aussi, posséder un forage, c'est sortir de la misère comme témoignait Ali, en novembre 2011 : « Le forage a fait de moi une autre personne, à la grâce de Dieu, je ne suis plus le même. C’est comme lorsque tu montes sur ces rochers, tu vois plus loin. Le matin je me lève, je me sens confiant, je me rase et je marche droit. J’ai enfin mon eau à moi, maintenant je fais de l’agriculture. »
Oxfam : « Maroc, pays le plus inégalitaire d’Afrique du Nord »
En 2019, l'ONG Oxfam a dressé « un tableau implacable des écarts de richesse au sein du royaume » indiquait en mai de la même année Charlotte Bozonnet du journal Le Monde.
L’ONG dresse un tableau détaillé des écarts de richesse. Le « taux de vulnérabilité » est de un pour 8 au niveau national, et d’un sur 5 en milieu rural.
« Le calcul des inégalités, était de 39,9 en 1985 et de 39,5 en 2014 » note Oxfam. Le système éducatif est considéré comme une « machine inégalitaire » est considéré comme « largement défaillant » et la privatisation de l’éducation augmente une « logique inégalitaire ». Le chômage des jeunes concernait 42,8 % en 2017.
Les écarts de rémunération sont considérables : « Alors que le SMIG est de 2 570 dirhams mensuels [environ 237 euros], il faudrait 154 ans à une personne à ce niveau de salaire pour gagner l’équivalent de l’augmentation de la fortune sur une année de l’un des milliardaires du Maroc », note Oxfam.
A travers son étude, l'ONG montrait déjà en 2019 ce qui a motivé les manifestations actuelles de la jeunesse marocaine : « Tout comme l’éducation, le système de santé est synonyme de fortes inégalités ». Il apparaît que le Maroc consacre peu de budgets à la santé. Les citoyens sont contraints de payer eux-mêmes leurs frais de santé, s'ils le peuvent. Dans la région MENA (Moyen-Orient et Afrique du Nord), 36 % des dépenses de santé sont à la charge des ménages, alors qu'au Maroc la proportion est de 51 %.
A cela s'ajoute de forts déséquilibres territoriaux. Enfin, le royaume reste aussi confronté à de forts déséquilibres territoriaux à l'image de l'accès à l'eau. Les populations urbaines sont rattachés à 100% au réseau d’eau potable, mais cette proportion passe à 64 % dans les zones rurales voire à 40 % dans la zone de Tanger- Tétouan-Al Hoceima (nord).
En 2014, en moyenne près de 42 % des Marocaines étaient encore analphabètes contre 22 % pour les hommes, ce chiffre passe à 60,4 % en zone rurale. L'ONG ajoute note que le système fiscal « accentue les inégalités ». Une grande partie des entreprises échappent à l’impôt car elles se déclarent déficitaires. Quant aux multinationales étrangères, elles bénéficient d’avantages fiscaux importants. Et le pays est inscrit sur la liste grise de l’Union européenne des paradis fiscaux.
"Notre modèle génère de l’exclusion et des inégalités"
En janvier 2023, sous le titre « Au Maroc, le capitalisme de rente joue contre l’émergence » l'économiste marocain, Najib Akesbi a donné un entretien au journal Le Monde. Il y « analyse les raisons de l’échec des promesses de l’économie du pays, qu’il dépeint comme « engluée dans les conflits d’intérêts, la dépendance et l’endettement » écrivait Aurélie Collas la correspondante à Casablanca.
D'emblée, N Akebi a souhaité aborder « la question de la répartition des richesses. Notre modèle génère de l’exclusion et des inégalités sociales. » Puis citant les données d'une enquête du Haut-Commissariat au plan de 2021 il a montré « à quel point la concentration des revenus est forte : les 20 % de la population les plus aisés détiennent 53,3 % des revenus des ménages, contre 5,6 % pour les 20 % les moins aisés ».
Il a accuse : « Toutes les politiques déployées jusqu’à nos jours ont été au service de ces choix : privatisations d’entreprises publiques – pour l’essentiel par des groupes appartenant à de puissantes familles de l’oligarchie économique et politique –, partenariats public-privé, déréglementation, dérégulation, libéralisation des prix, multiplication des accords de libre-échange portés par de puissants lobbies, mais qui génèrent des effets néfastes. »
Ainsi il dénonce la coexistence de deux Maroc : « Dès les années 1990, des rapports révélaient l’ampleur des dégâts, avec la coexistence de deux Maroc : l’un citadin, relativement avancé, l’autre rural, connaissant les pires conditions de sous-développement. »
L'économiste décortique les mécanismes qui ont amené à cette situation : « Au Maroc, ce n’est pas nouveau, les élites locales ont toujours prospéré dans une grande proximité avec l’Etat, celui-ci s’appuyant sur elles pour asseoir son autorité. » Et c'est ainsi indique-t-il que « Sur cette constance, un système s’est installé depuis les années 1960 qu’on appelle le capitalisme de connivence ou de rente ».
Approfondissant l'analyse Najib Akesbi fait remarquer que : « Contrairement à d’autres pays africains, cette rente au Maroc n’est pas minière ou énergétique, elle est politique. » Et il argumente : « Cela signifie que la première source d’enrichissement n’est autre que la proximité avec le pouvoir politique et l’allégeance qu’on lui témoigne. » C'est ainsi explique-t-il que « L’Etat favorise l’enrichissement de l’élite économique pour maintenir son hégémonie et limiter l’autonomie de cette minorité. Et à l’ombre de la rente prospère la corruption, l’autre béquille du capitalisme de connivence. Ce système a joué contre l’émergence. »
Face à la prédation, le chômage des jeunes augmente de même que la paupérisation des campagnes, ce qui explique la révolte actuelle de la jeunesse marocaine.
1 Germinal est un roman d'Émile Zola publié en 1885 qui décrit les effroyables conditions de travail des mineurs du Nord de la France.
2 « C’est la faim qui fait crever, ce n’est pas la maladie ! » Travailleuses agricoles entre le marteau de la précarité et l’enclume de la COVID 19 : impacts et stratégies d’adaptation. Zhour Bouzidi, El Hassane Abdellaoui. Alternatives Rurales(8) Avril 2021.
3 S’adapter dans un univers hiérarchisé : expériences d’ouvrières dans des exploitations agricoles capitalistes du Saiss au Maroc Sara Azim, Zhour Bouzidi, Nicolas Faysse. Altrnatives rurales. Alternatives Rurales. Hors série ouvrières agricoles www.alternatives-rurales.org- Avril 2025
4 Quarouch H, Kuper M, Abdellaoui EH, Bouarfa S, 2014. Eaux souterraines, sources de dignité et ressources sociales : cas d'agriculteurs dans la plaine du Saïss au Maroc. Cah Agric 23 : 158-65.