Badillo, la Française qui voulait nourrir l'Algérie.
Djamel BELAID 13 novembre 2025
En 1980, l'experte française Dominique Badillo publie son étude sur l'agriculture prospective Algérie 2000. Elle s'inquiète des importations croissantes de bien alimentaires et s'interroge sur la stratégie agro-alimentaire du pays. Dans un compte-rendu consacré à cette étude M. Côte indique « Malheureusement, il ne semble pas que l'Algérie soit prête à suivre la voie ici tracée. » En effet, Dominique Badillo voulait aider l'Algérie à sortir de sa dépendance alimentaire. En vain…
Près de 45 ans plus tard, lors du conseil des ministres tenu le 2 novembre, le président Abdelmadjid Tebboune a donné instruction au ministre de l’agriculture de « Préparer un nouveau projet de loi d'orientation agricole pour une organisation définitive du secteur selon une vision prospective associant des spécialistes. »
Une demande qui intervient après la désignation d'un Conseil scientifique pour la sécurité alimentaire.
L'étude de Dominique Badillo
Dans son étude[1] sur l’agriculture en Algérie, Dominique Badillo notait dès 1980 « Le niveau de satisfaction des besoins alimentaires ne dépend pas uniquement de la production agricole considérée dans son ensemble, mais de la valeur nutritionnelle de cette production. »
Laissons à M. Côte le soin de présenter la démarche utilisée par Dominique Badillo : « Le problème de la dépendance alimentaire de l'Algérie est à l'ordre du jour. L'auteur, qui a travaillé à Alger dans le cadre du Ministère de l'Agriculture, attaque de front le problème, mais en termes inhabituels. Originale, son étude l'est à deux titres : par son objet et par sa méthode. Délibéremment l'auteur met l'accent sur les liens unissant l'agriculture et le nutritionnel. Le degré de dépendance alimentaire présente bien sûr une grande sensibilité vis à vis de la politique d'intensification agricole, mais également vis-à-vis du type de régimes alimentaires adopté par le pays. Analyser la dépendance alimentaire à l'horizon de l'an 2000, c'est donc définir des stratégies agri-alimentaires. »
En pratique note M. Côte « Pour parvenir à ceci, l'auteur utilise la méthode prospective des scénarios. Elle établit un modèle de programmation tenant compte de 6 zones géo-écologiques, des différents produits, de 3 variantes de croît démographique, de 3 variantes de croissance agricole, de 2 types de régimes alimentaires. Par la procédure du « tâtonnement », le traitement informatique lui permet, pour chaque scénario retenu, de définir les superficies et rendements permettant d'atteindre l'objectif. »
Pour définir les besoins alimentaires, Dominique Badillo reprend des normes internationales : « Après un bilan de l'agriculture actuelle, elle définit d'abord les besoins alimentaires en 2000. En retenant les normes FAO (2600 calories, 75 g. de protéines), deux modèles s'offrent : une ration alimentaire de type occidental, telle qu'elle se dessine actuellement dans les villes, avec fort appel aux protéines animales ; et un modèle de type maghrébin traditionnel, mais amélioré, faisant place plus large aux protéines végétales (complémentation des acides aminés) et reposant notamment sur le blé dur, les légumes secs, les fruits secs. »
Les résultats sont détonants. M. Côte souligne en effet l'inattendu des conclusions que tire l'auteur : « Mettant en parallèle chacun des scénarios, l'auteur aboutit finalement à la conclusion suivante : si l'objectif est la satisfaction des besoins alimentaires et la minimisation de la dépendance alimentaire, une action sur le type de consommation se révèle plus efficace qu'une action sur le niveau d'intensification. Il est donc essentiel pour un pays de bien définir le type de développement voulu, y compris le développement alimentaire »
Admiratif, il poursuit : « On voudrait que toutes les recherches soient aussi fécondes que celle-ci » mais pour ce bon connaisseur du dossier algérien, il lâche : « Malheureusement, il ne semble pas que l'Algérie soit prête à suivre la voie ici tracée. »
L'Algérie de 2025 bien différente de celle de 1980
Par rapport à 1980, l'Algérie a bien changé. Sa population qui était de près de 19 millions d'habitants est passée aujourd’hui à 47 millions. Quant à son rythme de croissance l’agro-économiste Omar Bessaoud fait remarquer qu’entre 2000 et 2016, la population a augmenté de 10 millions.
Contrairement aux mises en garde de Badillo, la tendance est à une plus grande consommation de protéines animales. On note un essoufflement de la consommation de viande de mouton mais il est dû à la hausse des prix. En octobre 2025, un député dénonçait cette hausse en indiquant que le prix d'un mouton atteignait 20 millions de centimes soit 10 fois le Smic.
La production agricole a également progressé mais de façon inégale selon les produits concernés.
La surface agricole utile a également varié. Si au nord, les surfaces agricoles – 8 millions d’hectares - sont grignotées par l'urbanisation et l'érosion, les surfaces ont augmenté au sud à la faveur de « l'agriculture saharienne ». Il est prévu de les porter à un million d'hectares.
Cependant, malgré les progrès de certaines filières agricoles, les importations annuelles de biens alimentaires atteignent en moyenne dix milliards de dollars.
Faire tourner le modèle
Bien entendu, l’étude de Dominique Badillo est à réactualiser en précisant les paramètres de base : population, surfaces agricoles, rendements.
Démarrée au début des années 1980, « l’agriculture saharienne » s’est considérablement développée et il est question d’arriver à un million d’hectares de cultures dans le grand sud.
La politique d’attribution de concessions agricoles a ouvert des « fronts pionniers » tant dans le sud qu’en steppe. Ghardaïa est devenu un pôle laitier autosuffisant en fourrage grâce au développement du maïs fourrager sous pivot. El Oued est connue de tous pour sa production de pomme de terre et fait jeu égal aux régions traditionnelles comme Mascara.
Aujourd’hui, la production locale de pomme de terre, d'oignons, d'ail, de tomates et de fruits répond aux besoins des consommateurs et permet de dégager quelques excédents pour l'exportation.
Des productions qui s’accompagnent cependant d’un rabattement des nappes d’eau souterraines. Le réchauffement climatique se manifeste par une baisse des précipitations et d’une hausse des températures notamment à l'Ouest du pays.
Algérie, déni généralisé
Le défi d’une réduction des importations des biens alimentaires se déroule dans un contexte particulier : la prégnance du mythe de « l’Algérie grenier de Rome ». Pour l’ Omar Bessaoud « il convient de mettre fin à la persistance d’un mythe récurrent faisant de l’Algérie le «grenier à blé de Rome». C’est la littérature coloniale qui a construit ce récit de « ressources naturelles abondantes mais très mal exploitées » pour justifier l’expropriation de la paysannerie. »
C’est sur ce mythe qui méconnaît la fragilité du milieu naturel qu’a été construite la politique agricole actuelle et le modèle de consommation alimentaire qui en découle. Un mode copié sur celui en cours en Europe c’est-à-dire avec une forte proportion de produits d’origine animale. L’Algérie est ainsi l’un des plus gros importateurs de poudre de lait après la Chine. Lors de la dernière fête de l’Aïd, les autorités ont annoncé le désir d’importer un million de moutons.
Le couscous aux pois-chiche, ce plat national est progressivement délaissé par les jeunes qui lui préfèrent l’omelette-frites. Pourtant le premier est équilibré en acides aminés essentiels et est confectionné à partir de produits locaux. Quant au second il fait appel à des importations croissantes de maïs et de tourteau de soja et est particulièrement riche en lipides.
Protéines végétales, Badillo une visionnaire
Jusqu'ici les pouvoirs publics ont privilégié une politique de l'offre. Le niveau des importations de biens alimentaires – dix milliards de dollars en moyenne annuelle – montre l’échec de la stratégie actuelle. Aussi, s’agit-il également d’agir à travers vers une politique de la demande.
Dans son étude, Dominique Badillo souligne la vulnérabilité de l’Algérie en matière de production de protéines animales. Aussi elle passe en revue les différentes sources possibles de protéines dont les protéines végétales et notamment les protéines végétales texturées (PVT).
Très tôt, lors de son entrée en fonction Yacine Oualid a rencontré le ministre de l’agriculture pour évoquer la Foodtech.
Forte croissance du secteur agro-alimentaire
Parmi les changements opérés depuis 1980, le développement du secteur agro-alimentaire est l’un des changements remarquables.
Il est à dénombrer des sociétés d’Etat ou privées dans divers secteurs : transformation des céréales, trituration des oléagineux, raffinage du sucre roux, laiteries, boissons, conserveries, charcuterie halal…
Ce secteur compte des entreprises étrangères : laiterie, produits laitiers, sauces condimentaires, boissons.
Les investisseurs disposent aujourd’hui d’un outil moderne à travers des chaînes Tetrapack, des ensembles pour la mise en conserve, la confection industrielle de pâtes alimentaires et couscous (matériel Clextral). Les investissements étrangers Danone, Sodiaal, Lactalis, Fromagerie Bel, groupe Avril.
Ces divers groupes étrangers maîtrisent des technologies nouvelles parfois non encore mises en action sur le marché algérien. C’est le cas d’Alpro une filiale de Danone qui est un des leaders en matière de production de laits végétaux, de Fromagerie Bel qui confectionne des fromages végétaux, de Clextral qui fabrique du matériel d’extrusion de protéines végétales.
Autant de procédés nouveaux qui pourraient contribuer à réduire la dépendance alimentaire du pays et qui mériteraient donc d’être intégrés dans toute étude prospective.
Renforcer l’information professionnelle
A cet égard, il est regrettable que des revues professionnelles telles l’Usine nouvelle ou RIA ne soient pas disponibles en Algérie. Dans un premier temps, il est à espérer que le coût des abonnements à ces revues puisse être pris en charge par le ministère du Commerce extérieur et de la Promotion des exportations à travers le Fonds spécial de promotion des exportations (FSPE).
Selon le média en ligne TSA, « Un arrêté ministériel a fixé en septembre 2024 les taux de remboursement et les conditions d’octroi des subventions du FSPE. » Ainsi poursuit TSA, « En vertu de ce texte, le fonds prend en charge 50 % des frais de transport pour les produits destinés à l’exportation, ainsi que plusieurs autres charges, comme les études de marché, d’information et d’amélioration de la qualité des produits (10 %) et les frais de participation aux manifestations internationales (50 % pour la participation individuelle et 80 % pour la participation officielle de l’Algérie). » Une solution à envisager.
Aujourd’hui, il est à espérer que le pronostic de M. Côte « Malheureusement, il ne semble pas que l'Algérie soit prête à suivre la voie ici tracée » ne soit plus d’actualité.
[1] Stratégie agro-alimentaire pour l'Algérie : prospective 2000. Dominique Badillo 1980. Editsud. Aix-en-Provence.