Algérie, le mouton "m’a tuer"
Djamel BELAID 17 Juin 2025
Lorsqu’on voyage en voiture en Algérie, deux éléments prédominent dans le paysage : des centaines d'écoliers allant ou revenant de l’école[1] et des moutons. Dans un pays où existe la « fête du mouton » de l'Aïd el Kébir est très suivie, il semble logique que le mouton fasse partie du paysage. Sauf que cet animal pousse l’Algérie vers le chaos.
Certes les puristes diront que ce sont les bergers et les consommateurs qui sont directement ou indirectement les coupables et qu'on ne peut incriminer ces pauvres bêtes. Certes, on peut leur accorder un certain crédit, mais même une fois la vaine pâture éliminée, le mouton n’en reste pas moins un redoutable ennemi des Algériens et des pays de la rive sud de la Méditerranée.
Lors d’un voyage sur l’ile grecque d’Egine, il nous a été donné d’aller vers les collines qui dominent la ville. Il est possible de s’y rendre en voiture ou par des sentiers qui bordent des ravins où des gabions sont disposés afin de réduire l’érosion liée aux des orages. Au sommet, dans la garrigue, se trouvent une vingtaine d’oliviers millénaires. Leurs troncs creux pourraient accueillir toute une classe d’élèves tant ils sont spacieux.
Moutons, la leçon d’Egine
Passé le ravissement que procurent ces arbres majestueux, notre regard d’agronome a été attiré par l’absence de jeunes oliviers à proximité. Il est commun de trouver autour de tout arbre de jeunes pousses issues des graines que celui-ci produit. Et l'olivier ne déroge pas à la règle. Pourtant sur les hauteurs d’Egine, si vous passez à proximité de ces oliviers, vous pourrez le constater de visu. Il n'y a rien uniquement ces oliviers reliques. Cherchant une explication, c’est alors que je vis arriver un berger et son troupeau. J’avais sous les yeux l’explication : la présence d’un élevage. Ce sont donc ces animaux qui broutent les jeunes pousses d'oliviers issues des semis naturels. Egine connaît un grave manque d’eau lié à l’augmentation de la population et aux prélèvements d’eau dans la nappe souterraine nécessaires à l'irrigation des pistachiers qui font la renommée de l'île proche d'Athène.
On peut se demander comment la population et les autorités de l'île peuvent laisser à ce point maltraiter la végétation. Une végétation qui pourrait contribuer à freiner le ruissellement de l’eau vers la mer après les orages et ainsi favoriser son infiltration vers la nappe souterraine. La vie de l’ile dépend de l’eau de cette nappe. Mais des générations de bergers ont réussi à mettre en péril la poursuite de la vie à d’Egine. aussi est-il question d'approvisionner en eau l'île à partir du continent.
D’autres exemples existent où des chèvres introduites sur des îles ont provoqué la quasi disparition de la végétation. A contrario, la ré-introduction des loups dans le parc de Yellow Stone aux USA a permis un renouveau de la végétation et l’arrêt de l’érosion. Comment ? En régulant les populations d’herbivores.
Des dunes de sable à 100 km au sud d'Alger
En Algérie rien ne régule le nombre de moutons notamment en milieu steppique. Lors des périodes de soudure, une vente d’orge à prix administrés est réalisée par les services agricoles au profit des éleveurs. Cette pratique a entraîné une augmentation du nombre de moutons.
Résultats, les pâturages naturels sont surexploités, les touffes d’alfa de la taille d’un homme ont quasiment disparu. Des dunes de sable apparaissent à une heure de route au sud d’Alger. En éliminant la végétation, les moutons et leurs bergers sont la cause d’un processus de désertification difficile à freiner. Dans un pays où existe une fête du mouton, il faut des moutons. Beaucoup de moutons.
Pour élever ces moutons les gros éleveurs s’accaparent de terres communautaires de type Arch et les labourent détruisant ainsi la végétation qui protégeait les sols squelettiques. Des sols comportant une quinzaine de centimètres de terre sur une couche de calcaire le plus souvent endurée et formant une dalle massive. Dans ces conditions c’est à peine s’ils récoltent 3 à 4 quintaux d’orge. L'acquisition de camions à partir des années 1970 permet aujourd'hui à ces éleveurs de sillonner la steppe à la recherche des meilleurs pâturage reverdis après les pluies.
Au bout de quelques années les tempêtes emportent les limons, cette fraction la plus légère du sol et ces « vents de sable » finissent leur course sur les pare-brise des voitures à Paris.
Dans ces zones où règne un chômage endémique, le seul moyen de survie consiste à acheter quelques têtes de moutons. Mais faute de moyens de transport, le pâturage se fait autour des bourgades entraînant ainsi une surexploitation des fragiles parcours steppiques.
Les moutons privent les Algériens d'eau
Les troupeaux de moutons ne sont pas cantonnés en steppe, ils sont partout. Ils signent leur présence par des centaines de sentiers visibles sur le flanc des collines. Des sentiers qui s’entrecroisent et finissent par former des losanges étirés sur le sol privé de sa végétation protectrice et où la terre emportée par les orages laisse apparaître la rocaille.
En Algérie, on apprend dans les écoles d’agronomie, que ce phénomène est né de la spoliation des agriculteurs par les colons français. Les autochtones se sont donc réfugiés vers les terres restantes non labourables. Les colons ne sont plus là,mais cette vaine pâture sur les sols en pente se perpétue.
La terre emportée par les pluies finit son parcours dans les lacs de barrage. Progressivement ces derniers contiennent autant de terre que d’eau.
Le drame est les sites propices à l’édification de barrages ne sont pas légion. A terme, il ne sera plus possible d’en construire de nouveaux.
(…)
Autre problème, les pertes d’eau des barrages. Elles sont dues à la perméabilité des roches mais également à l’évaporation de l’eau. En juin 2024, Nizar Baraka, alors ministre marocain de l'Equipement et de l'Eau estimait l'évaporation quotidienne au niveau des barrages à 1,5 million de m3 d'eau.
Perte de fertilité du sol
En Algérie, on a coutume de vanter l'intérêt de l’association céréales et élevage ovin. Rien n’est plus faux. Au milieu des années 1970, une équipe d'agronomes[2] français estimait que dans la région de Tiaret les moutons se contentent « des miettes de la céréaliculture ».
Parmi ces « miettes » il y a la paille et les chaumes utilisés pour nourrir les moutons. Or, l'enfouissement de ces résidus de récolte est indispensable pour maintenir la fertilité du sol. Chaumes et paille apportent de la matière organique qui se transforme en un humus nourricier qui retient l’eau et les engrais. Cet humus est également indispensable comme ciment entre les particules de terre. Son absence fragilise ces agrégats terreux lors du choc des gouttes de pluie, ce qui provoque l’érosion des sols. Une érosion estimée jusqu'à 4 tonnes de terre par km2.
L’exportation des pailles hors des parcelles se traduit par une perte de potassium, un élément contenu dans les tiges de blé. Or, ce potassium est indispensable pour contribuer à la résistance du blé à la sécheresse.
La solution serait donc de bannir la vente de paille et la location des chaumes. Cependant, ils constituent une source de revenu notable. Une alternative serait d’inclure dans les rotations culturales des prairies annuelles ou pluriannuelles.
Il existe des expériences de culture de blé associé à de la luzerne. Leur période de croissance étant décalée, la concurrence de l’un sur l’autre est modérée. Mais pour chaque région, il s’agit de trouver les variétés adaptées, les densités et les dates de semis. De la « haute couture » mais les moyens de recherche-développement ne sont pas à la hauteur des enjeux. L’agroéconomiste a chiffré le nombre de chercheurs en agriculture rapporté à 100 000 habitants. Ce chiffre est dérisoire.
Dans les zones céréalières des hauts plateaux, actuellement le mouton constitue donc un sérieux obstacle à l’augmentation des rendements céréaliers. Certes lors du pâturage des chaumes l’urine des moutons et leurs excréments apportent des nutriments. Mais ils ne peuvent remplacer l’humus procuré par l’enfouissement des pailles.
Des terres en "repos" pour les moutons
Outre l’effet négatif sur le rendement, les moutons pénalisent l’extension des surfaces cultivées en blé. De nombreux exploitants n’emblavent leurs champs qu’une année sur deux. Ils les laissent en jachère, un « repos » du sol qui peut permettre de meilleurs rendements l'année suivante. L'effet de la jachère se justifie dans certaines conditions. Cependant, une rotation adéquate des cultures permet d’éviter une coûteuse année de jachère puisque aucune récolte de blé, pois chiche ou lentille n'est attendue. Ces céréales ou légumes secs qui auraient pu être produits sur ces jachères doivent donc être importées. Les agriculteurs délèguent à l'Etat un rôle qui est le leur, approvisionner le marché local.
L’année de jachère n’est cependant pas perdue pour tous et notamment pas les moutons. Les exploitations possédant des troupeaux de moutons les utilisent comme prairies temporaires. Et si l’exploitant n’a pas de moutons, ces terres sont louées à prix d’or à des éleveurs.
L’augmentation du niveau de vie de la population algérienne liée à l’exploitation de la rente des hydrocarbures se traduit par une forte demande en viande mouton. Aussi l'élevage ovin constitue une activité éminemment rentable. Parmi les pays arabes, l’Algérie occupe la deuxième place pour le prix des moutons après les territoires palestiniens.
De nombreuses exploitations céréalières « trainent donc les pieds » pour réduire la jachère préférant l’assurance du revenu procuré par les brebis élevées sur les jachères pâturées dont la surface est estimée à 40% des 7 millions d’hectares de terres céréalières.
Un épandage d’engrais azoté permettrait de tripler la production de la flore spontanée sur ces jachères pâturées. Mais les services agricoles n’ont jamais appris aux agriculteurs que l’herbe se cultive. Puis la société Sonatrach préfère exporter les « excédents » d’engrais azotés produit localement grâce au gaz naturel.
En 2022, lors d'un entretien à la radio le directeur général du groupe Asmidal (filiale de Sonatrach), Heouaine Mohamed Tahar, indiquait que "l’Algérie exportait environ 7 millions de tonnes d’engrais, soit la quasi-totalité de sa production annuelle, en raison des faibles besoins du marché national dus au très faible taux d’exploitation des engrais par les agriculteurs algériens." Sur ces 7 millions de tonnes, les quantités d'urée sont de 3 millions tonnes.
Le mouton grand consommateur d'orge et de son
Du fait de l’importance des cultures d’orge, l’Algérie se trouve privée d’un tiers de ses surfaces céréalières pour nourrir des animaux. Cette attitude est liée à la diffusion dans la société algérienne du modèle de consommation occidental basé sur la viande et les produits laitiers[3]. Un modèle intenable en Algérie dans un contexte de réchauffement climatique et d’augmentation de la population. Dès 1980 Dominique Badillo[4] notait dans une étude prospective sur l’Algérie que le seul moyen de réduire la dépendance alimentaire du pays était de revenir à la diète méditerranéenne qui donne une large place aux céréales, légumes secs et fruits.
L’orge actuellement destinés à l’alimentation des moutons pourrait être utilisé pour nourrir les poulets de chair et les poules pondeuses élevées en Algérie en remplacement partiel des 4 millions de tonnes de maïs importés annuellement. Une viande appelée « viande blanche » principalement consommée par les ménages à faible revenu alors que la viande de moutons est appelée « viande rouge » et est de plus seulement accessible aux ménages les plus aisés. Le SMIC est actuellement de 20 000 DA alors que le prix[5] du kilo de viande de mouton atteint plus de 2 800 DA.
Maladies métaboliques
Les enquêtes en matière de nutrition révèlent en Algérie la prévalence de maladies métaboliques : diabète, hypertension et artériosclérose.
Le plus souvent la viande de mouton mise sur le marché est particulièrement grasse[6]. En cause, des rations trop riches en orge et pauvres en azote du fait du manque de fourrages verts. Une des solutions serait de recourir à l’utilisation de l’urée produite localement par Sonatrach comme préconisée par la recherche agronomique.
Vers la fin des années 1970, des enseignants algériens ont pris la relève des personnels étrangers à l‘Ecole nationale supérieure d’agronomie (ENSA). Certains revenaient de France où ils avaient fait leur thèse sur l’utilisation de l’urée comme complément azoté des rations des vaches et moutons. Un thème à l’époque en vogue suite à l’arrêt brutal des exportations de soja américain vers l’Europe. A leur retour en Algérie, ces enseignants ont adopté cette technique aux conditions locales. Sa vulgarisation permettrait de réduire les quantités d’orge donnée aux animaux et ainsi diminuer la pression sur le marché. En effet, il n’est pas rare que les éleveurs donnent plus d’un kilo d’orge aux agneaux à engraisser pour l’Aïd.
Les issues de meunerie dont le son de blé constitue un produit de choix pour les éleveurs de moutons. Les minoteries ont obligation de céder une partie de leur production au prix administré de 1 600 DA le quintal. En réalité, ils imposent le double de ce prix aux éleveurs mais indiquent sur les factures 1 600 DA.
La farine blanche peut être une cause de diabète. Mais la farine semi complète ou complète est pratiquement inconnue en Algérie. Les beta-glucanes contenues dans le son de blé, l’orge ou l’avoine (massivement utilisée comme foin de vesce-avoine) pourraient permettre de lutter contre l’hypercholestérolémie. Cependant, ces produits sont prioritairement destinés aux moutons.
Conséquences sociales et politiques
L’importance de l’élevage du mouton a également des répercussions sociales et politiques.
A Ménia, les rampes pivots sont subventionnées pour la production de cultures stratégiques (céréales, maïs, oléagineux) achetées à prix administrés par les offices d’Etat (OAIC et ONAB). Mais certains investisseurs trouvent plus intéressant de cultiver de la luzerne et autres fourrages pour élever des agneaux et les vendre sur le marché libre. Idem concernant le maïs ensilage conditionné en balles rondes enrubannées vendus aux éleveurs alors que les projets initiaux prévoyaient que les investisseurs produisent du maïs grain pour l’ONAB.
Certains investisseurs se tournent vers la production de truffes blanches exportées vers les monarchies pétrolières du moyen orient en profitant des subventions publiques à l’exportation (jusqu’à 50% des frais de transport et de représentation).
Lorsque le président Tebboune ait rappelé que la priorité concernait le maïs grain, le ministre de l’agriculture a reçu un refus poli à Ménia de la part des investisseurs arguant que les lourds investissements consentis pour le conditionnement des balles rondes enrubannées.
Le ministre a indiqué par la suite que l’effort de production de maïs grain serait porté sur la région de Timimoun.
Comme en Arabie saoudite, il semble qu’une caste d’investisseurs bénéficient d’une forme de redistribution de la rente liée aux hydrocarbures et ne sont pas prêts d’y renoncer même si cela contrevient aux intérêts du plus grand nombre.
Le déni du réchauffement climatique
Certains arguments développés peuvent interprétés comme un plaidoyer pour les régimes végétariens. En fait, il n’en est rien. S’ils sont imposés à l’avenir aux consommateurs algériens, ils ne sont pas par idéologie végane, mais par nécessité climatique. Une nécessité qui fait actuellement l’objet d’un déni tant des consommateurs que des pouvoirs publics.
Pour l’Aïd 2025, l’Algérie a dû importer des moutons d’Espagne et de Roumanie bien qu’en 2024 le président Tebboune ait déclaré qu’il n’était pas question d’utiliser l’argent du pétrole pour des importations de moutons.
Ce déni se traduit par une fuite en avant avec l’espoir que le dessalement de l’eau de mer devrait résoudre le manque d’eau.
Le président Tebboune a indiqué qu’à l’avenir l’eau des usines de dessalement de l’eau de mer devrait même approvisionner les villes se situant à 120 km du littoral. Quant à l’opinion publique elle est favorable à l’idée de réaliser des transferts d’eau depuis le Sahara vers les régions céréalières.
[1] Du fait de la double vacation, certains ont cours le matin tandis que d’autres ont cours l’après-midi.
[2] OIRD Sebillote Paris Grignon
[3] Prolongation avec lait et méga-ferme au Sahara.
[4] Dominique Badillo.
[5] TSA Le prix de la viande a dépassé les « limites » en Algérie. TSA 4 mars 2024.
[6] Il nous a été donné de constater les dépôts de gras sur un récipient mis au réfrigérateur et contenant de la sauce de couscous au mouton acheté dans un restaurant maghrébin.