La mondialisation, démocratie ou totalitarisme dans les relations internationales
Nils Andersson
À propos du livre collectif, « Une autre ONU pour un autre monde »1
Il n’est nul besoin de convaincre personne que la mondialisation modifie profondément les équilibres mondiaux et les rapports de forces internationaux ni que la mondialisation est source de crises majeures : politiques, économiques, financières, écologiques, militaires. Processus historique engagé par les Conquistadors, poursuivi par les politiques impérialistes coloniales, puis, dans la période la plus récente sous la forme du néo-colonialisme, la mondialisation est une tendance historique irréversible qui, objectifs géostratégiques et hégémoniques, de conquêtes des marchés et de mainmise sur les matières premières, a sa logique propre qui échappe à ses inspirateurs et conduit à l’émergence d’un « État-monde ».
Comme l’écrit Jacques Bidet : « On voit aujourd’hui les prérogatives des États « classiques » se transférer progressivement à l’échelle continentale. Ce sont, bien entendu les mêmes États dominants qui continuent de tenir les leviers de commande des institutions régionales et internationales. Il s’agit là d’une tendance générale qui conduit à terme, à travers des processus irréguliers, à l’instauration d’institutions supranationales de caractère étatique… En ce sens, l’émergence d’un État-monde, aujourd’hui encore largement en gestation, constitue l’ultime aboutissement de la tendance historique propre à cette forme de société, une domination capitaliste universelle ne peut s’imposer sans se faire valoir comme un ordre universel de « droit », c’est-à-dire sans présupposer l’accord universel, à travers des institutions politiques, sur les lois dans lesquelles elle se décline… L’« État-monde » dont nous parlons n’est donc pas à comprendre comme une utopie, il n’a du reste rien d’idyllique. Il s’inscrit dans une tendance lourde, objective, de la société moderne, qui ne peut effectivement fonctionner sans se doter, à l’échelle globale, d’institutions de caractère étatique. »2 Cet « ordre universel de ‘droit ‘ » et les institutions politiques dans lesquelles il se décline posent inéluctablement aux forces dominantes, politiques et économiques la question du pouvoir, structure du champ de leur hégémonie, et aux citoyens (comme elle s’est posée au stade de l’État nation) celle des formes et moyens de la démocratie.
Ce qui a caractérisé jusqu’ici le système des relations internationales et le distingue encore du cadre étatique, comme du cadre local, c’est d’être un système sans tête, qu’aucune instance ne contrôle. Certains le qualifient « d’anarchique », puisqu’il n’y a pas « d’autorité » supérieure ; rien n’est plus faux, il s’agit au contraire d’un assemblage complexe d’organismes internationaux, d’une toile d’institutions régionales ou spécialisées et de directoires politiques, économiques, financiers et militaires ordonnés si ce n’est harmonieux dans lesquels les décisions prises le sont sans que les citoyens n’aient jamais à se prononcer. Il s’agit d’un système, certes sans tête, mais non sans maîtres.
Les relations internationales sont longtemps restées limitées à des rapports de proximité. En 1648, le Traité de Westphalie, opposant le concept de souveraineté nationale à celui d’universalité de la religion catholique, représente une étape importante dans l’établissement de relations interétatiques sur le continent européen. À partir du XVIIIe siècle, l’État-nation devenant la structure de référence de l’organisation de la société, un système de relations internationales va se mettre en place. Toutefois, jusqu’à la fin du XIXe siècle, ces relations restent presque exclusivement européennes et ce n’est que dans la seconde moitié du XXe siècle que le système des relations internationales va être réellement universel. Après le Traité de Westphalie, trois étapes importantes jalonnent ce processus d’universalisation : le Congrès de Vienne en 1815, la Conférence de Paris en 1919 et celle de San Francisco en 1945.
En 1815, le Congrès de Vienne constitue la première grande rencontre multilatérale réunissant belligérants et non-belligérants, pour décider d’un « système d’équilibre réel et durable et jeter les bases d’une entente entre les nations européennes ». De fait, comme le déclare le secrétaire général du Congrès, Friedrich von Gentz : « Le véritable but du Congrès était le partage entre les vainqueurs des dépouilles enlevées aux vaincus. » Bien que toutes les nations européennes soient invitées, pendant sa durée (plus d’un an), jamais le Congrès ne se réunit en séance plénière. Les négociations qui décidèrent de la carte de l’Europe furent menées exclusivement entre les « quatre grands », l’Autriche, le Royaume-Uni, la Prusse et la Russie, la puissance vaincue, la France, gardant un strapontin en raison de l’habileté de Talleyrand.
En 1919, au terme de la Première Guerre mondiale, marquant la fin de la domination des pouvoirs légitimistes, la Conférence de Paris redessine la carte de l’Europe et se fixe pour objet de « développer la coopération entre les Nations » et de « leur garantir la paix et la sécurité». Si trente-deux pays sont présents, cinq États s’octroient le statut de « puissances principales », les États-Unis, la France, le Royaume-Uni, l’Italie et le Japon ; mais le traité de Versailles, à l’origine de la Société des Nations, sera l’émanation du Conseil des Quatre, le « club des vainqueurs », dont le Japon se trouve écarté.
À la Conférence de San Francisco, en 1945, l’Europe n’est plus le centre du monde. Cinquante délégations, les pays ayant déclaré la guerre à l’Axe, sont réunies pour créer « une organisation internationale fondée sur l'égalité souveraine de tous les États pacifiques et ouverte à tous les États grands et petits». Dans les faits, la conférence sert à confirmer et à avaliser les décisions prises lors de conférences dans le cours de la Seconde Guerre mondiale par les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Union soviétique et, bénéficiant d’un strapontin, la Chine, de Tchang Kaï-chek. Ces quatre Grands qui s’arrogent un droit de veto seront, selon le mot de Roosevelt, les « quatre chiens de garde » qui auront la responsabilité d’assurer la paix mondiale. La France se voit reconnaître le statut de cinquième « chien de garde » à San Francisco.
Au XVIIIe siècle Kant en appelle dans Vers la paix perpétuelle, à une « organisation civile d'une équité parfaite », qu’il qualifie de « tâche suprême pour l’homme. » Cette équité parfaite n’a jamais existé, la prévalence des rapports de force entre les États, les Alliances des principales puissances pour régir l’Europe jusqu'au début de XXe siècle, puis le monde et le recours à la guerre comme moyen de résoudre les contradictions politiques n’ont cessé de prévaloir.
Des Directoires contre la démocratie
Dans un monde globalisé, en raison des crises profondes qui le traversent et de l’affaiblissement du cadre étatique dominant, la fausse anarchie qui a prévalu jusqu’ici ne s’avère pas adaptée aux nécessités d’une « gouvernance mondiale. » D’où la mise en place d’institutions répondant aux besoins de l’économie de marché ou à des partages, globaux ou régionaux, d’influence.
Logiquement ce rôle d’administrer et non de diriger le monde devrait revenir à l’ONU, seul organisme universel fondé sur les principes du multilatéralisme, mais ce n’est pas la voie choisie, on lui préfère celle des Directoires, lieux réservés, dans lesquels on se coopte et où sont décidées, en aparté, des politiques économiques, sociales, écologiques, militaires. Depuis le tournant des années 1990, de nombreux exemples témoignent du dessein de marginaliser l’ONU et de la dessaisir de ses prérogatives. Quelques exemples, l'ONU, dont la mission première est d’assurer la paix et de garantir les accords de paix, se voit écartée des négociations de Dayton pour la Bosnie. Après le 11 septembre, les États-Unis refusent qu’elle contrôle les opérations en Afghanistan et la FIAS est placée sous commandement de l’OTAN. Dans le domaine économique, on peut rappeler le sort réservé à la Conférence convoquée par le président de l’Assemblée générale Miquel d’Escoto en 2009, lors de laquelle furent discutées les conclusions du rapport de la commission Stiglitz sur la crise économique et financière. Cette initiative, dénommée G192, en référence au nombre des membres de l’ONU, marquait une volonté de donner voix à tous dans le débat suscité par la plus importante crise mondiale depuis que les Nations unies existent. Les principales puissances la boycottent et le G20 a été imposé comme lieu de décisions. Le transfert de compétences onusiennes au G20 dans les domaines politiques et économiques, à l’OTAN dans le domaine militaire, ou à des États sous le couvert du « devoir de protéger », sont des instrumentalisations de la Charte des Nations unies.
Les déclinaisons du G5 jusqu’au G20, révèlent l’affaiblissement des puissances historiques et les contradictions qui les opposent avec les puissances émergentes ; leur point de convergence étant, dans ces Directoires, d’assurer l’hégémonie de l’économie de marché. Créé en 1975, dans le moment où s’opère le tournant conservateur néolibéral, le G5, devenu le G6, le G7 puis en 1998 le G8, reste composé des puissances qui, depuis deux siècles régentent les relations internationales avec, pour la plupart d’entre elles, une histoire coloniale et expansionniste. En 2008, en raison de la crise qui déstabilise le monde, les puissances historiques se trouvent dans l’obligation de s’élargir à de nouvelles puissances qui ont des intérêts particuliers à défendre plus qu’un ordre mondial équitable à faire prévaloir. Le G20, présenté comme un « gouvernement mondial », est le bateau amiral des principales puissances contre le multilatéralisme dans les relations internationales et contre le principe de l’égalité entre les nations grandes et petites affirmé dans la Charte des Nations unies.
Mettre l’ONU au centre du système des relations internationales
Pour un monde plus multilatéral, plus démocratique, il faut inverser le cours des choses, et mettre l’ONU au centre du système des relations internationales. Pourquoi l’ONU instrument des « realpolitiks » et « real-diplomaties » ? Le statut de membres permanents du Conseil de sécurité, dotés d’un droit de veto, les baronnies que sont devenues les institutions onusiennes, l’omnipotence des institutions financières et commerciales et nombre d’autres défaillances du système onusien, sont la cause d’impasses politiques, organisationnelles et financières qui discréditent l’institution. Au regard de l’image qu’elle donne d’elle-même et au vu de ses carences et de ses manques, il n’est donc pas de raison de privilégier l’ONU.
Alors pourquoi l’ONU ? Parce que la mise en place de lieux de décisions hors l’ONU, sa marginalisation et sa dérégularisation, autorisent un mode de « gouvernance » qui privilégie les intérêts des principales puissances et de l’économie néo-libérale. Le meilleur des mondes pour tous les “réalistes” est celui des réunions bilatérales, où la loi du plus fort s’impose, celui des Directoires où l’on décide pour les autres sans contrôle. S’engager dans cette voie c’est livrer le monde à l’arbitraire des puissances d’aujourd’hui et à celui des puissances de demain.
Pourquoi l’ONU ? Parce que l’Histoire lui confère une légitimité, c’est au sortir de deux conflits mondiaux qu’il a été possible de créer la SDN puis l’ONU, elle exprime l’aspiration des peuples au « plus jamais ça », ce que n’évoque ni ne symbolise aucun Directoire.
Pourquoi l’ONU ? Parce qu’elle est fondée sur des valeurs universelles. Le Préambule de la Charte en appelle à préserver les générations futures du fléau de la guerre, à défendre les droits humains, femmes et hommes, il affirme l’égalité entre les nations grandes et petites, demande de créer les conditions nécessaires au maintien de la justice et au respect du droit international, de favoriser le progrès social et d’instaurer de meilleures conditions de vie dans une liberté plus grande. Omission majeure, la sauvegarde de la Terre, en 1945 on ne mesurait pas l’urgence de la menace écologique, elle ne peut plus être ignorée.
Mettre l’ONU, en dépit de ses échecs et des violations dont la Charte est l’objet, au centre du système des relations internationales ne signifie pas qu’elle devienne un « gouvernement mondial », mais, en raison de sa vocation universelle, qu’elle soit le lieu où se débattent dans un cadre multilatéral les orientations et se prennent les décisions qui constituent le présent et le devenir de l’humanité. Dans un monde globalisé, seules des réponses globales peuvent participer à l’émancipation des peuples. Définir des objectifs et des programmes coordonnés qui répondent aux défis, aux menaces et aux aspirations présentes, qu’il s’agisse de la guerre et de la paix, du mode de développement, de l’environnement, de la santé et de la faim, du commerce et des finances internationales, du nucléaire, de l’égalité des sexes, de la justice internationale, des droits des travailleurs, de l’éducation, du respect des différences culturelles et identitaires…, seuls les 193 États, aujourd’hui membres de l’ONU ont légitimité à le faire.
Pour l’émergence d’une conscience politique globalisée
Seuls ? Non, avec une intervention citoyenne. Mais, dans une système politique mondial, très imparfait dans son fonctionnement (le système onusien), sans lisibilité pour les citoyens (G20, FMI, OMC, OTAN...), auxquels viennent s’ajouter une floraison d’institutions continentales ou régionales qui ajoutent à sa confusion, il est difficile de faire émerger une conscience politique globalisée pour redéfinir les hiérarchies et lieux de pouvoir dans les institutions mondiales, rendre les rapports interétatiques moins inégaux et rompre la connivence États/multinationales au sein même des Nations unies.
À l’absence de représentation citoyenne dans le système des relations internationales - nombre de pouvoirs autoritaires dans le monde n’on pas de représentation citoyenne résultant d’élections et la crise de la représentation démocratique, là où la démocratie est « institutionnalisée », rend cette représentation obsolète -, s’ajoutent les profondes inégalités qui régissent les rapports entre les États. D’où cette interrogation, comment gagner une réelle représentativité citoyenne et un droit de contrôle sur les décisions prises dans les lieux de pouvoir qui aujourd’hui imposent les politiques économiques et financières, décident des guerres, exploitent les richesses naturelles et menacent le devenir de la Terre ?
L’ONU a connu, entre la bipolarité États-Unis-Union soviétique après la Seconde Guerre mondiale et avant l’unipolarité étatsunienne après la chute du Mur, un moment de tripolarité avec le mouvement des non-alignés, mouvement dans lequel le rôle des peuples fut réel. Il y a là un exemple à considérer. Si les peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine ont, avec le Groupe des 77, modifié le rapport de force au sein de l’ONU, pourquoi n’y aurait-il pas, aujourd’hui où la question écologique est une revendication planétaire, un Bandung écologique ? 116 États, soit une majorité des États membres de l’ONU, ont ratifié ou signé des Traités régionaux de dénucléarisation. Si, sous la pression des peuples, ils se constituaient en un groupe homogène, cela représenterait une incontestable force de pression vers le désarmement nucléaire. La conjugaison de mobilisations citoyennes avec des initiatives étatiques est un horizon qui se profile, il faut le rendre possible.
Pour libérer les Nations unies et le système des relations internationales des politiques de Puissances et de l’hégémonie idéologique néolibérale, les peuples doivent considérer l’ONU et plus largement le système des relations internationales comme une question concrète au même titre que les questions sociales et économiques. Ils doivent investir ce champ politique, s’approprier l’ONU et plus largement le système des relations internationales, confisqués par les grandes puissances et soumis à la pensée unique de l’économie de marché, faire prévaloir, contre le désordre du monde, le multilatéralisme.
L’ONU est une coquille vide, elle est le produit des États qui la compose, plus exactement le produit des gouvernements des États qui la compose. Il revient donc aux citoyens en élisant ses représentants d’influencer les politiques adoptées, il revient aux citoyens de se doter des moyens de contrôle des décisions prises dans le cadre international. Il revient aux citoyens de s’organiser à un niveau international pour modifier le rapport de forces. Seul un autre rapport de forces peut permettre des avancées démocratiques dans le cadre global des relations internationales et créer des conditions pour résoudre les crises conjuguées qui déchirent le monde. Devant faire face à des pouvoirs globalisés, il ne peut y avoir d’efficacité réelle en menant des actions morcelées et sans une capacité à réaliser des alliances, mais il ne peut être sauté des étapes, ces actions et ces alliances doivent partir du local pour se forger jusqu’au global, cela ne peut être qu’une longue démarche, qui demande d’adopter une stratégie maillant l’ensemble des revendications écologiques, sociales, humanitaires, démocratiques.
Pour la première fois dans l’histoire, se pose la nécessité d’imaginer, d’explorer, de concrétiser des formes et moyens d’expression démocratique à un niveau non plus seulement local ou national, mais mondial, la question est d’autant plus importante qu’un monde globalisé porte en soi le risque du passage de totalitarismes étatiques à un totalitarisme mondial.
1 Une autre ONU pour un autre monde, Tribord Éditeur, 2010.
2 op. cité, Jacques Bidet, « Le monde d’aujourd’hui vu dans sa tendance historique »,