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Billet de blog 5 février 2013

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L’inscription du FSM dans les coordonnées spatio-temporelles de la société postmoderne par Alessia Magliacane

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L’inscription du FSM dans les coordonnées spatio-temporelles de la société postmoderne

 Alessia Magliacane

 Suite aux intéressantes questions soulevées dans le blog "Groupe ONU, Paris XIV", je voudrais tenter d'analyser certains points sur la dimension symbolique-normative attachée aux mouvements sociaux, et donc sur la dynamique d'inscription du Forum Social Mondial (FSM) dans les coordonnées spatio-temporelles de la société postmoderne – il faudrait dire, mieux, avec Fredric Jameson, dans le postmodernisme, en tant que logique culturelle du capitalisme tardif.1 Cette dimension, évidemment, ne peut être considérée séparément des développements structurels et super-structurels de la société.

  1. Selon le sociologue américain David Harvey, l’espace-temps subit un phénomène de « compression »2. Comme développé désormais il y a plus de dix ans par Zigmunt Bauman, la mobilité – dont bénéficient les investisseurs déliés de toutes contraintes spatiales (qui sont donc les véritables décideurs du marché de l’entreprise3) - et la liberté de circulation – toujours inégalement répartie – deviennent les facteurs principaux de la stratification sociale4. Le sommet de la nouvelle hiérarchie est extraterritorial – expérience saisie par Baudrillard en forgeant le terme de « hyper-réalité » - : la nouvelle élite vit dans le temps, puisque elle peut franchir toutes les distances (ce qui lui permet de ne pas assumer les conséquences de ses actes, même si l’extraterritorialité des élites est assise sur un dispositif matériel, à savoir le fait d’être physiquement inaccessible), tandis que ses couches inférieures sont marquées par des degrés variables de contraintes spatiales. Ces derniers vivent dans l’espace, mais c’est un espace immuable, dépourvu de signification. L’asymétrie des conditions s’exprime dans leur degré d’imprévisibilité.

  2. La « compression spatio-temporelle » trouve sa véritable confirmation et concrétisation dans le phénomène de la « hétérogénéité et ubiquité de la frontière » dont nous a parlé déjà maintes fois Balibar, notamment à propos de la construction de la citoyenneté européenne et du "chantier" – malheureusement fermé par travaux – de la démocratie européenne5. A savoir certaines « frontières » simplement ne se trouvent plus à la frontière, sur la limite géographique/administrative du territoire, mais se déplacent à l’intérieur de l’État, en se différenciant dans plusieurs lieux de contrôle et se multipliant jusqu’à encadrer dans le détail l’espace social, pas seulement ses limites externes. En outre, l’aspect de « polysémie matérielle » ou de « polymorphisme » de la frontière exerce une différenciation active des individus, étant l’expression de l’ambiguïté et de l'ambivalence de l’âge postmoderne, à savoir : la signification du passage de la frontière n’est pas homogène pour les expériences, tantôt collectives tantôt individuelles.6

  3. En fait, ce qui est mis en question est la capacité à produire et à traiter de la signification de l’espace : les localités dépendent plus en plus d’opérations qui leur échappent totalement, et qui sont au cœur de la production et de l’interprétation du sens. Cela constitue la « guerre à l’espace » dont nous parle Bauman et dont l’enjeu est le droit de définir et imposer la signification de l’espace.7

  4. Le modèle historique qui est présent aujourd'hui constitue l'achèvement de la bataille livrée par l’État moderne pour l’affirmation de sa souveraineté8, et l’idée de perspective en a représenté le modèle théorique.9 Le modèle panoptique utilisé par Michel Foucault pour caractériser l’État moderne repose sur une supposition similaire.10 Aujourd’hui encore, une partie importante des processus de mondialisation n’est que ségrégation, séparation et exclusion progressive de l’espace ; le terme de « mondialisation » n’a rien des anciennes aspirations et espoirs « universels » qui ont caractérisé le projet de la modernité.11

  5. Exister localement dans un univers mondialisé est un signe de dégradation et de dépossession sociale. Les espaces publiques se situent maintenant dehors la sphère locale, et les espaces publiques traditionnels sont remplacés de plus en plus souvent par des espaces produits de manière privée, c’est-à-dire des espaces dont la gestion et l’administration sont privées (bien que subventionnés par des fonds publics), mais qui sont conçus pour le rassemblement du public, des espaces de consommation.12

  6. Ainsi, comme le souligne toujours Bauman, les habitants de la ville se trouvent confrontés à un problème d’identité quasi insoluble, car ces espaces artificiels les privent de leur capacité à produire de sens, et donc du savoir-faire nécessaire pour prendre en charge et résoudre ce problème d’identité. Ce qui a été exproprié c'est un projet politique qui leur est propre : il n’y a pas d’utopie propre. Par conséquent, il n’y a pas de responsabilité, qui est la condition ultime et indispensable de la moralité dans les relations humaines.13

  7. La mobilité et l’absence de mobilité sont donc au cœur de la nouvelle division de la condition sociale à l’époque de la postmodernité, mais le postmodernisme, qui n’est qu’une des nombreuses descriptions possibles de la réalité postmoderne, n’est jamais que l’expression de la caste des mondiaux et de son expérience et représentation.

  8. A titre d’exemple, l’idée de « flexibilité » dissimule ses implications sociales, et plus précisément, le fait que pour mettre en application ce qu’elle postule, elle doit priver son objet de cette agilité qu’elle tient tellement à lui faire acquérir.

  9. La flexibilité cache une redistribution du pouvoir qui vise à éliminer la capacité de résistance de ceux dont il s’agit de supprimer les « rigidités ». On voit donc que pour être flexible aux yeux des investisseurs, la situation des travailleurs doit être aussi rigide et inflexible que possible : leur liberté de choisir, de dire oui ou non, sans vouloir même parler du pouvoir d'imposer leurs propres règles du jeu, doit être réduite à néant.14

  10. Également, la situation actuelle qui combine la suppression des visas d’entrée et le renforcement des contrôles d’identité, d’immigration, a une signification hautement symbolique : certains jouissent de la nouvelle liberté de se déplacer sans papier, d’autres, pour les mêmes raisons, n’ont pas le droit de rester où ils sont.15

  11. La forme ultime de la contrainte spatiale la plus radicale, l’emprisonnement, accompagné aujourd’hui par toute une série de formes diverses d’enfermement dans l’espace – ce qui constitue apparemment le souci primaire et le sujet de préoccupation principal des élites politiques –, a la signification profonde de la séparation spatiale, c’est-à-dire le rejet ou la suppression de la communication, et donc la perpétuation de la mise à l’écart.

  12. On est ainsi en mesure de comprendre pourquoi le fait d’être privé de la liberté globale conduit à la fortification du local : aucune localité n’est à présent en mesure de se prononcer au nom de l’humanité en général.

  13. Sans aucune doute, au sein de ce sombre tableau, le « mille forums sociaux » - selon l’expression de Cassen16 -, originalement conçus comme des événements, puis tendant à se convertir en processus permanents, notamment organisés à l’échelle locale, représentent une possibilité importante dont on dispose pour saisir et mettre en question les bases sur lesquelles repose la société postmoderne, et leur asymétrie par rapport à la pyramide sociale : espaces de résistance et de production horizontale de normes.

  14. En effet, pour que la résistance puisse acquérir une chance réelle de se constituer en entité, l’ « altérité » doit au préalable constituer une entité qui résiste, solide, dont on puisse littéralement « se saisir ». Par les mille forums sociaux, il s’agit de restituer aux habitants leur pouvoir de résistance dépourvue de voix, et de réinscrire les questions sociales comme horizon d’une action collective réelle.

  15. Cependant, s'agit-il d'une stratégie réellement efficace, ou bien le risque est de voir celle-ci même enfermée dans les multiples périphéries ? Paradoxalement, lorsqu'elle aspire à devenir un « espace global » ?

  16. Un exemple: même dans la configuration proposée par Habermas, le premier, sans doute, à avoir historiquement parlé de sphères publiques afin d’illustrer une alternative conceptuelle à une république mondiale, à savoir que l’État n’est tout à fait un présupposé nécessaire pour les ordres constitutionnels, le cadre normatif de constitutions non étatiques demeure néanmoins celui de la démocratie constitutionnelle (à l’intérieur d’un système à plusieurs niveaux qui manque dans sa totalité du caractère étatique)17. Autrement dit, pour Habermas, la constitutionnalisation du droit international non étatique satisfera les conditions de légitimation d’une « condition cosmopolite » – sur le plan de l’ONU comme des systèmes transnationaux – seulement lorsque pourra être légitimée par des processus démocratiques de formation de l’opinion et de la volonté, qui sont pleinement institutionnalisés dans les États constitutionnels.

  17. On ne peut pas manquer de souligner ici le court-circuit dans lequel tombe ce type de discours – au-delà de la considération même que le nouvel ordre mondial a précisément besoin d’États faibles pour se maintenir et se reproduire –, car la tradition politique de la démocratie constitutionnelle a été elle-même à l’origine de l’émargination, de la pauvreté, de l’exclusion.

  18. Une des questions théoriques est donc si la formation d’une opinion publique informelle, sans les moyens et les procédures constitutionnellement institutionnalisées, puisse convertir les flux de communication en pouvoir politique. Et, donc, au niveau général, la question du rapport entre mouvements et institutions (par exemple le rapport entre le mouvement et la presse), et leur implication réciproque.

  19. Cela constitue un des points très débattu au sein même du mouvement d’Attac, à savoir la définition de la fonction, et donc, indirectement, de la nature du FSM.18

  20. Il y a des exemples de résistance liée à l’opinion publique informelle, comme la naissance du « peuple européen » dans les manifestations d’opposition à la guerre contre l’Irak de 2003. Il ne s’agit pas de mouvement d’opinion comme celui contre la guerre en Vietnam, mais plutôt d’un engagement résistanciel (dans le sens de s’engager pour supporter la résistance), plus proche du mouvement afro-américain et, notamment, des marches soutenues par Malcom X.

  21. Dans ce cadre, nous pouvons partager l’idée selon laquelle le véritable peuple européen avait trouvé sa naissance dans les grandes manifestations du janvier-mars 2003 contre la guerre menée par les États-Unis et ses alliés envers l’Irak, et qui étaient destinées à constituer les fondements transnationaux d’ouverture d'une sphère publique hautement revendicative, politisée, critique, progressive, et donc, pour cette raison, par là même démocratique, faisant de l'Europe un pont entre cultures, synthèse entre Orient et Occident, réalisant ainsi sa véritable vocation d'un espace pacifique et pluraliste.19

  22. L’ouverture d’une espace publique n’est pas seulement la jouissance dérivée de l’engagement dans un mouvement collectif, mais la légitimation de la revendication active de ces exigences fondamentales que l'on peut – d’après la tradition démocratique de l’après-guerre – définir en termes de droits fondamentaux.

  23. Il est évident que ce lien entre sphère publique/droits fondamentaux/revendications actives garde des caractéristiques locales spécifiques, et donc la revendication actives dans un pays dictatorial est très différente de celle d’un pays démocratique (tel que les pays européens, même à tendance autoritaire comme l’Italie ou la Grèce, ou la Russie).

  24. Même en raison de ces spécificités, les procédés d’internationalisation des mouvements n’ont peut-être pas résolu jusqu'à maintenant les problèmes fondamentaux relatifs à l’engagement révolutionnaire et en général à la légitimité de la violence (notamment pour les pays européens à tendance autoritaire, pour lesquels la résistance violente est presque unanimement, mais à notre avis sans une véritable discussion, bannie).

1 Voir Jameson, Postmodernism [1991, Duke University Press].

2 Harvey, The condition of postmodernity [1990, Blackwell].

3 « L’entreprise appartient aux gens qui y investissent – pas à ses employés ou à ses fournisseurs, ni à la localité où elle se trouve ». Cfr. Dunlop – Andelman, How I saved Bad Companies and Made Good Companies great [1996, New York, Time Book].

4 Bauman, Le coût humain de la mondialisation [1999, Hachette].

5 Balibar, Nous, citoyens d’Europe? Les frontières, l’Etat, le peuple [2001, La découverte]; aussi Droit de cité [2002, PUF].

6 Voir, Bauman, Modernity and Ambivalence [1991, Cambridge, Polity press].

7 Bauman, « Les guerres de l’espace : un autre regard », in Le coût humain de la mondialisation [1999 : chapitre II].

8 « Le but inavoué de la guerre moderne de l’espace était la subordination de l’espace social à une seule carte, celle qui était officiellement approuvée et cautionnée par l’État. Effort indissociable d’une tâche parallèle : la disqualification de toutes les autres cartes, de toutes les autres interprétations de l’espace » (Bauman, « Les guerres de l’espace : un autre regard », in Le coût humain de la mondialisation, 52).

9 Et on peut clairement se rendre compte qu’aux qualités du spectateur se substituent des relations spatiales objectives, impersonnelles, comme situées dans un espace vide et indifférent aux catégories sociales et culturelles. Et il devient aussitôt évident que, puisque aucune être humain n’occupe la même place et ne perçois de la même perspective, tous les points de vue ne sont sans doute égaux : « Le meilleur point de vue était ce point de référence unique, capable d’accomplir le miracle de s’élever et de dépasser sa propre et inévitable relativité » (Bauman, 55).

10 Voir notamment Foucault, Surveiller et punir [1975, Gallimard].

11 Un exemple est constitué par la nouvelle prison de Pelican Bay, à San Francisco.

12 Sur les espaces « privés/publics », voir Castoriadis, Le Monde morcelé, Les Carrefours du labyrinthe [1990, Seuil].

13 Comme exemple contraire, pendant le forum de Lyon de 2006, avait été avancée l’idée de responsabilité sociale et environnementale des territoires, en responsabilisant, au-delà des autorités locales, des coalitions locales regroupant l’ensemble de tous les acteurs d’un territoire.

14 Bauman, « Loi globale et ordres locaux », in Le coût humain de la mondialisation, 160.

15 Bauman, 134.

16 Voir, Cassin, Tout à commencé à Porto Alegre [2003, Mille et une nuits].

17 Habermas, Die postnationale Konstellation [1998, Frankfurt a.M.]. Aussi, Habermas, Der gespaltene Westen [2004, Suhrkamp Verlag, Frankfurt a. M.].

18 Voir la prise de position d'Ignatio Ramonet, Samir Amin, etc.

19 Sur ce point, les réflexions du philosophe du droit italien Giulio Maria Chiodi, Europa. Universalità e pluralismo delle culture (2003, Giappichelli).

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