Le Livre blanc de la défense 2013 par Nils Andersson
Intervention faite lors de l’atelier « Faut-il en finir avec l’OTAN ? » aux Estivales du Front de Gauche, le. 24 août 2013, avec la participation de Jean-Luc Mélanchon et de Yann Pollotec.
L'objectif de cette contribution est de dégager les grandes lignes du nouveau Livre blanc de la défense et de la sécurité. Les « Livres blancs » ont pour objectif de définir la politique de la France dans le domaine militaire et stratégique. Le premier Livre blanc, en 1972, de Gaulle président, était centré sur la dissuasion nucléaire. Dans celui de 1994, sous la présidence de Mitterrand, est décidée la professionnalisation des armées appliquée par Chirac et la capacité d’action extérieure est placée au cœur de la doctrine militaire de la France. Le Livre blanc de 2008, Sarkozy devenu président, s’inscrit dans le plein retour de la France au sein de l’OTAN et son intégration dans le concept stratégique de l’Alliance visant à une intervention globale, tous azimuts.
Le Livre blanc est donc un indicateur essentiel de la politique sécuritaire intérieure et extérieure de la France préconisée par le président et son gouvernement. En 2008,celui de Sarkozy déplace l’espace traditionnel de défense du territoire, il ne s’agit plus d’une défense nationale dans son cadre étatique traditionnel, mais d’une défense intégrée dans une OTAN dotée d’une capacité d’intervention planétaire. Le Livre blanc le dit très précisément : pour la France, le champ prioritaire d’intervention est une zone allant de l’Ouest de l’Afrique à l’océan Indien ; le champ du renseignement se voit lui aussi élargi de l’Afrique vers l’Asie (Chine, Inde, Pakistan), région considérée comme la problématique principale de risques de tensions.
Depuis l’adoption de ce Livre blanc, en 2008, la crise économique et financière, les échecs militaires en Afghanistan, la décomposition de l’Irak et de la Libye qui a suivi les interventions militaires occidentales, de nouveaux rapports de force dans le monde avec la montée des puissances dites émergentes ont mis dans l’impasse la stratégie tous azimuts de l’OTAN. Le Livre blanc version Hollande reconnait d’ailleurs que « La crise économique a également eu pour conséquence de limiter les marges de manœuvre des États-Unis et de l’Europe et a ainsi contribué à leur perte relative d’influence ».
Échecs militaires, crise financière et nouveaux rapports de force dans le monde amènent Obama et le Pentagone à modifier la stratégie militaire des États-Unis, à réviser le rôle de l’OTAN et à mettre la pression sur ses leurs alliés pour que ceux-ci augmentent leurs efforts militaires. Le 5 janvier 2012, lors de la présentation de la « nouvelle doctrine militaire des États-Unis », Obama s’exprime sans ambiguïtés etdéclare « Premièrement, depuis dix ans les États-Unis assument l’essentiel des coûts humains et financiers de la défense des intérêts occidentaux, ils doivent être mieux partagés ». Secondement, les principaux enjeux stratégiques et économiques sont aujourd’hui pour les États-Unis en Asie orientale, la zone de l’Océan Indien aux mers de Chine qui devient le « pivot » stratégique étatsunien ; s’il ne s’agit pas de se désengager de « l’axe d’instabilité » ayant Israël et le Moyen-Orient, jusqu’au Pakistan, comme épicentre, par contre, la zone euro atlantique n’est plus le pivot d’où se projette la stratégie étatsunienne.
Autre constat fait à Washington : l’impossibilité de constituer une force d’intervention globalisée avec l’ensemble des membres de l’OTAN. Que ce soit au Kosovo, en Irak ou en Afghanistan, aucune des guerres menées depuis les années 1990 n’a vu une contribution de tous les États membres de l’OTAN. Lors des opérations à venir, l’objectif est donc de constituer des coalitions « à la carte » avec les États membres de l’OTAN selon les intérêts en jeux de chacun. L’OTAN devient une organisation à géométrie variable dont, je cite un expert : « les États-Unis sont le plombier avec des assistants qui savent utiliser les outils ». Ce rôle de simple assistant est affirmé et assumé dans le Livre blanc de Hollande : « Notre stratégie de défense et de sécurité nationale ne se conçoit pas en dehors du cadre de l’Alliance Atlantique… »
Les États-Unis représentant 80% de sa capacité militaire, la nouvelle stratégie du Pentagone devient obligatoirement celle de l’OTAN et, en raison du désengagement de Washington en Europe, Obama appelle les Européens à « assurer leur défense » sur le continent européen et celle du monde occidental à sa périphérie, c’est à dire en premier lieu en Afrique. Là aussi le Livre blanc Hollande s’aligne : « La contrainte financière et les leçons tirées des derniers conflits pèseront également sur les modalités d’intervention : les États-Unis chercheront probablement à partager plus systématiquement la charge des opérations extérieures avec leurs alliés européens, quitte à accepter dans certains cas de leur en laisser l’initiative et la direction. »
Deux exemples illustrent parfaitement cette nouvelle politique. Premièrement l’intervention en Libye : les intérêts des États-Unis n’étant pas primordiaux, les soldats Sarkozy et Cameron se portent volontaires pour engager une « guerre humanitaire » aux effluves de pétrole prononcés. Mais, parfaite illustration de la théorie d’Obama dite de « commandement depuis le siège arrière », lors de situations de rupture dans la conduite des opérations en moyens aériens, munitions ou drones, la coalition franco-anglaise, reçut du commandement de la zone Sud de l’Europe à Naples et de la VIe flotte US en Méditerranée, un appui logistique pour mener à bien l’opération.
Second exemple, le Mali, l’armée malienne désintégrée et les troupes de la CEDEAO toujours inexistantes, des groupes « salafistes-djihadistes » progressent vers la capitale. Précisons que, de même qu’ être musulman n’est pas être terroriste, être salafiste ou wahhabite ne signifie pas être terroriste ; si je retiens cette désignation c’est que la référence idéologico-religieuse de salafistes au djihad de l’épée (à distinguer du djihad piétiste ou politique), est souvent communes à ces groupes armés. Dans l’impossibilité de s’opposer à l’avancée de groupes « salafistes-djihadistes », le président malien par intérim, Dioncounda Traoré, fait appel en catastrophe à la France.
Pourquoi le gouvernement français a-t-il dans l’urgence répondu à cette demande d’intervention bien qu’aucun accord bilatéral entre la France et le Mali ne donne une base légale à celle-ci ? Quelles que soient les déclarations officielles sur le « désintéressement de la France », on ne peut ignorer que celle-ci a des intérêts économiques nationaux à défendre. Il convient cependant de les relativiser : on sait que la Chine a dépassé la France comme pays exportateur vers le Mali et l’Afrique du Sud comme pays investisseur au Mali ; l’intervention décidée par François Hollande relève donc prioritairement d’objectifs géopolitiques : préserver le rôle de faiseur de rois de la France dans cette partie de l’Afrique, y apparaître comme le porte-drapeau de l’Occident ou contenir la pénétration des puissances émergentes.
Si l’on se réfère à la nouvelle stratégie de l’OTAN d’intervention à la carte, le Mali pose cependant une question : pourquoi Paris s’est-il trouvé seul à intervenir et ses alliés ont-ils montré si peu d’empressement à répondre aux appels de la France, quand ils ne se sont pas dérobés ? Parfaite application de la nouvelle stratégie d’Obama, chaque État intervient, apporte une aide logistique ou se dispense d’intervenir en fonction de ses intérêts directs. Pour les pays de l’Union européenne comme pour les États-Unis, le Mali et les États environnants demeurent le pré carré de la France et l’intervention française s’inscrit dans la continuité de sa politique Françafrique de défense de ses intérêts et, plus largement, de sa mission à défendre les intérêts de l’Occident et des transnationales dans la région. La France n’a donc reçu qu’un soutien dérisoire de quelques pays de l’Union européenne, une aide strictement logistique des États-Unis, une déclaration symbolique de l’OTAN appuyant l’intervention, et une approbation a posteriori du Conseil de sécurité ; malgré d’intenses efforts diplomatiques, elle est restée isolée.
Faisant ce constat, la ligne interventionniste de la France va-t-elle s’en trouver modifiée ? D’évidence non, le Livre blanc est on ne peut plus claire à ce propos : « les opérations menées en Libye et au Mali pourraient avoir préfiguré un mode d’action appelé à se reproduire dans des situations où les intérêts américains sont moins directement mis en cause. » Et, à propos de l’isolement de la France lors de l’intervention au Mali, on peut lire : « L’évolution du contexte stratégique pourrait amener notre pays à devoir prendre l’initiative d’opérations, ou à assumer, plus souvent que par le passé, une part substantielle des responsabilités impliquées par la conduite de l’action militaire. » Ainsi, la conduite d’une politique interventionniste, y compris unilatérale de la France, est affirmée sans ambiguïté dans le nouveau Livre blanc.
Quelles sont les zones où la France « pourrait être amenée à devoir prendre l’initiative d’opérations » ? Elles sont clairement précisées dans le Livre blanc : « La France entend disposer des capacités militaires lui permettant de s’engager dans les zones prioritaires pour sa défense et sa sécurité (que sont) la périphérie européenne, le bassin méditerranéen, une partie de l’Afrique - du Sahel à l’Afrique équatoriale -, le golfe Arabo-Persique et l’océan Indien. » Ainsi le Livre blanc de Hollande reste dans l’espace défini dans celui de Sarkozy, mais la hiérarchisation des priorités diffère. Au sein de la zone prioritaire, qui va de l’Ouest africain à l’océan indien, « le Sahel, de la Mauritanie à la Corne de l’Afrique, ainsi qu’une partie de l’Afrique subsaharienne » sont au centre des priorités. Précision que l’on ne trouvait pas dans le Livre blanc précèdent.
En application de cette politique, la France dispose d’une toile traditionnelle de liens militaires sur le continent africain qui définit sa zone d’intervention. Des partenariats de défense ont été conclus avec huit États : le Sénégal, la Côte d’Ivoire, le Togo, le Cameroun, la Centrafrique et le Gabon en Afrique de l’Ouest, Djibouti et les Comores sur la face est du continent africain. Partenariats auxquels il faut ajouter seize accords techniques de coopération dits de sécurité avec des États africains. Ces partenariats et accords affirment le maintien d’une présence militaire de la France dans la région comme ils confirment la servilité des dirigeants africains envers ceux qui les portent et maintiennent au pouvoir. Soulignons qu’au-delà de la zone Françafrique, le Livre blanc considère le Nigeria et l’Afrique du Sud, comme des interlocuteurs de premier plan.
Si la stratégie adoptée dans le Livre blanc confirme la continuation de la politique interventionniste de la France en Afrique, elle n’en appelle pas moins, leçon malienne apprise, à un engagement européen, d’où cet appel : « L’importance stratégique pour l’Europe de son voisinage oriental, de la Méditerranée, de la partie de l’Afrique qui s’étend du Sahel à l’Afrique équatoriale, n’est pas considérée au même degré par tous nos partenaires et alliés. Pour la France, il ne fait cependant pas de doute que ces approches constituent des zones d’intérêt prioritaires pour l’ensemble de l’Union européenne, et qu’une vision commune des risques et des menaces est souhaitable et urgente. Cette priorité collective européenne devrait être d’autant plus affichée que nos alliés américain et canadien attendent de nous que nous prenions une part essentielle des responsabilités dans des zones à l’égard desquelles ils s’estiment moins directement concernés. »
Hors la zone prioritaire qu’est l’Afrique, quelle est la stratégie politique du dernier Livre blanc ? À l’immédiate périphérie de l’Europe, au Proche-Orient, le constat est fait que : « l’influence stratégique américaine est dominante dans la zone », il est également souligné que « la France y a renforcé sa présence et sa coopération de défense. » Concrètement : « Elle est liée par des accords de défense à trois États de la région (Émirats arabes unis, Koweït et Qatar) et a établi une base interarmées à Abu Dhabi. Un accord de coopération militaire a été signé avec Bahreïn et des relations étroites sont entretenues avec l’Arabie Saoudite. » Certes, si cette présence militaire n’est pas comparable à celle des États-Unis, la France demeure, après Washington, le pays membre de l’OTAN le plus engagé militairement dans le Proche-Orient de tous les dangers.
Comment dès lors ne pas souligner l’ambiguïté des liens de la France avec des États de la Péninsule arabique ? « La lutte contre toutes les formes de terrorisme » est au centre du Livre blanc et il y est précisé que des groupes terroristes sévissent dans la zone sahélo-saharienne, au nord du Nigeria, en Somalie, Syrie, Irak, dans la péninsule arabique et la zone afghano-pakistanaise. Il n’échappe à personne que la doctrine à laquelle se rattachent le plus souvent les mouvements désignés dans le Livre blanc, même s’ils s’opposent l’un à l’autre, a historiquement ses sources idéologiques en Arabie Saoudite et que, depuis une quinzaine d’années, ils disposent de soutiens particulièrement actifs au Qatar, deux États où le wahhabisme et le salafisme sont des idéologies de référence.
Toutes les religions ont leurs dérives dogmatiques et intégristes et, je le souligne à nouveau, on doit distinguer les mouvements que l’on peut désigner sous l’étiquette salafo-wahhabito-djihadiste du salafisme piétiste. Reste que des mouvements salafo-djihadistes auxquels nous nous opposons idéologiquement sont activement soutenus par des sources étatistes, des fondations, des réseaux confessionnels, notamment au Qatar et également en Arabie Saoudite. Faut-il rappeler que la presse qatarie a titré « Les Français sont antimusulmans et bombardent les Arabes au Mali ». Les liens et alliances militaires avec des États qui soutiennent ces mouvements sont d’une trouble ambiguïté, d’autant que la crise économique et financière mette la France et l’Europe dans une situation d’obligé envers certains de ces États.
Au-delà de la zone dite prioritaire, le Livre blanc Hollande, je l’ai déjà rappelé, stipule, à l’identique du Livre blanc de Sarkozy, que « pour la France et pour l’Europe, la sécurité de l’océan Indien, voie d’accès maritime vers l’Asie, est [de ce point de vue] une priorité. » S’agissant du sous-continent indien, de l’Asie du Sud-Est et de l’Extrême Orient, jusqu’au Pacifique, en raison du temps imparti, je me limiterai à indiquer les lignes directrices ; le débat qui va suivre permettra éventuellement de les développer.
Il est précisé qu’en Asie orientale : « La France (y) joue un rôle particulier renforcé par le développement d’une relation privilégiée avec l’Inde. Un partenariat stratégique noué en 1998 permet une coopération dans des domaines qui touchent à des intérêts majeurs des deux pays ». La France participe aussi « par sa coopération de défense à la sécurité de plusieurs pays de la région, notamment l’Indonésie, la Malaisie, Singapour et le Vietnam… Avec Singapour… elle conduit un dialogue politique régulier et une coopération de défense et de sécurité très étroite. » Enfin « Dans le Pacifique (elle) a conclu un accord de partenariat stratégique avec l’Australie en 2012 ». Bien qu’elle ne soit pas « prioritaire », la France est donc présente et impliquée dans cette zone.
Que signifie cet engagement dans ce qui est devenu le pivot de la stratégie étatsunienne ? On lit à ce propos dans le Livre blanc : « Le renforcement de la présence militaire américaine dans la région peut contribuer à la maîtrise des tensions en Asie et faciliter la mise en place d’instruments de stabilité visant à assurer une gestion pacifique des différends. Mais l’engagement américain ne décharge pas la France… de ses responsabilités… Pour notre pays, la stabilité de la zone asiatique et la liberté de navigation sont des priorités diplomatiques et économiques. Aux côtés de ses alliés, la France apporterait, en cas de crise ouverte, une contribution politique et militaire d’un niveau adapté. »
Ainsi, à la question la France doit-elle projeter sa capacité militaire au-delà de l’Océan Indien jusqu’en Extrême-Orient en cas de « crise ouverte », dans une zone où se côtoient les six armées les plus nombreuses en effectifs dans le monde - celles des États-Unis, de la Chine, de la Russie, de l’Inde, de la Corée du Nord et de la Corée du Sud - , le Livre blanc répond clairement oui, dans le cadre des alliances à la carte privilégiées par les États-Unis. C’est là un engagement qui ne répond ni aux intérêts ni surtout aux moyens économiques et militaires de la France.
Il ressort donc clairement que le Livre blanc Hollande 2013 s’inscrit, comme celui de 2008 de Sarkozy dans une ligne atlantiste de dépendance militaire des Etats-Unis, dangereuse et aventureuse. Il est impératif de rompre avec la logique d’un Occident gendarme du monde dont l’OTAN est le bras armé, impératif de dire non à des alliances expéditionnaires pour résoudre les contradictions interétatiques et géopolitiques en Afrique et dans le monde, de dire non à un monde dans lequel la force des armes fait le droit. Il faut sortir de l’OTAN et dénoncer l’idéologie atlantiste interventionniste qu’elle sous-tend, revoir la carte du monde sur la base de rapports de réciprocité, rompre avec une logique de confrontation, donner autorité et moyens à l’ONU d’agir là où la paix est menacée, car il n’est pas d’autre organisation universelle fondée sur les principes du multilatéralisme.
Il doit être mis fin à la spirale de vingt ans d’échecs des politiques interventionnistes de la Somalie au Kosovo, de l’Afghanistan à l’Irak et à la Libye. Comme d’autres politiques économiques sont possibles, d’autres politiques de défense et d’alliances sont possibles, fondées sur d’autres rapports entre les États et les peuples. La politique étrangère et la politique de défense de la France doivent se fonder sur le multilatéralisme, sur les intérêts des peuples et rompre avec les politiques néolibérales et expansionnistes des puissances atlantistes comme avec toute ambition, présente et à venir, de puissances émergentes.