Eh Manu, tu connais Les Trois Mousquetaires ? Bah oui bien sûr.
Moins facile alors : tu connais les quatre mousquetaires quand c’est la fin ? C’est dans Le Vicomte de Bragelonne. J’en ai eu vent l’autre jour en écoutant France Culture dans « Entendez-vous l’éco ». Tu vois cette émission ? Ca devrait t’intéresser pourtant, c’est une succession de débats qui mêlent économie et littérature. C’est ton rayon non ?
Tu permets que je te tutoie ? On a trois ans d’écart, ça me semble être une raison légitime. Trois ans c’est pas grand-chose dans toute une vie.
Bon, Le Vicomte de Bragelonne raconte (entre autres, parce que l’ensemble des trois volumes, ça fait environ 2 400 pages, j’y suis depuis décembre mais ça fait rien, j’ai tout le temps), donc ce livre raconte la fin des quatre mousquetaires et aussi l’histoire du masque de fer… mais surtout le récit s’ouvre (à quelques pages près) sur une scène entre d’Artagnan et Louis XIV… Louis XIV euh… Jupiter avant Jupiter, tu vois qui ?
D’Artagnan, on le sait, il est peu bravache, un peu indocile, un peu « Gaulois réfractaire », un Français comme tu les affectionnes…
Mais il est courageux d’Artagnan, il est noble (mais noble bien), il est fier et dans cette scène, alors que tout le pousserait à la compromission car il convoite le poste de capitaine des mousquetaires (la place à Tréville, tu te souviens ?), il ferait mieux de pas trop s’la ramener. Et voilà qu’il dit ses quatre vérités au roi (rapport au fait qu’il soit pas foutu, Louis, d’obtenir de Mazarin de l’argent et des hommes pour aider Charles II, roi d’Angleterre, à recouvrer son trône, suite au putsch fomenté par Monck, mais je vais pas t’refaire l’Histoire).
Une fois ces récriminations formulées, Louis XIV, il est chonchon, ‘faut pas pousser quand même, question de respect. Mais d’Artagnan, droit comme un « I », la justice au cœur et la bravoure à l’épée, il continue quand même, il lui dit à Jupiter que ça va pas comment il tourne, que c’est pas des manières de roi la lâcheté. Calmement, mais fermement.
Et puis Jupiter il comprend, il comprend que c’est justement par estime, honneur et respect que d’Artagnan se permet de lui mettre sous le nez son désengagement, sa négligence. Après quelques simagrées royales, Louis finit par se reprendre, par se rendre compte et par « entendre ». Tu sais c’qu’il fait même ? J’te l’donne en mille…. il le nomme capitaine. Eh ouais.
Les figures littéraires ça t’inspire non ? Toi qui poses nonchalamment un charmant volume du Rouge et le Noir sur ton royal bureau. Julien Sorel… D’Artagnan… Pfff pour moi y a pas photo : l’arrivisme d’un côté, le panache de l’autre.
J’en suis là à penser à mon cher d’Artagnan, au beau milieu de cette manif. Et je ne parviens pas à comprendre : comment peut-on dédaigner le peuple quand il fait œuvre de démocratie, quand on voit cette masse de femmes et d’hommes, comme on n’en avait pas vu dans les rues depuis 95 (je sais, j’y étais, j’ai été bien élevée moi. Et toi tu faisais quoi quand t’avais 17 ans ? T’écrivais pas des romans de chevalerie par hasard ?) ?
Comment peux-tu te taire devant cette unité qui manifeste, qui gronde, calmement, mais fermement ? Tu vois et tu te tais, le 49.3 dans ta poche (enfin dans celle de ta petite minorité parlementaire), comme un mauvais duelliste qui triche au dernier instant, comme un de Wardes (père ou fils) dont tu montres les coutures les plus lâches (lis Le Vicomte de Bragelonne si t’as deux trois mois devant toi, tu comprendras).
Je suis bien triste. Quel choix laisses-tu au peuple en n’entendant pas sa révolte légitime ? Qui a été capable, dans les rangs de ta renaissance, de défendre une loi aussi injuste, ne serait-ce que parce qu’elle creuse les disparités hommes-femmes, parce qu’elle obligera ceux qui ont commencé à travailler avant 20 ans à dépasser les 43 annuités, parce que ce minimum de 1200 euros ne sera qu’à peine applicable ? … Ils n’ont pas été à même de la défendre ta réforme. C’est bien simple, elle est indéfendable. C’est pour ça que tu te tais dis-moi ? Tu le sais bien allez, arrête de nous la faire à l’envers.
Alors quel choix laisses-tu au peuple en te taisant ? Tu sais ce que coûte une grève pour quelqu’un dont la fin du mois commence dès le deuxième jour (tu connais Coluche ?) ? Tu sais ce que représente comme engagement le fait de se déplacer chaque semaine pour montrer son mécontentement ? Tu sais ce que signifie cet investissement humain ? Est-ce que tu te rends compte ?
Quand on te parle, on répond mon vieux, c’est pas plus compliqué (oui je m’autorise un « mon vieux » comme dans Le Petit Nicolas… me dis pas qu’ta mère t’en a jamais lu ?!).
On te parle là.
En plus c’est bien dommage, je sais pas si ça t’est déjà arrivé de manifester mais c’est une sacrée expérience ; c’est riche, ça alimente une révolte, calmement mais fermement.
Je suis au milieu du cortège, seule. Mon binôme de manif travaille, il fait la création lumière d’une pièce de Koltès (tu connais Koltès ? C’est vachement bien, tu devrais essayer. Attention, quand j’dis « création lumière » ça veut pas dire allumer et éteindre la salle, c’est quand même un peu plus compliqué que ça). Et mon fils est à la bibliothèque avec son copain. T’inquiète, on les éduque nos mômes, on les « élève » même. Cette fois-ci il ne viendra pas avec sa petite pancarte qu’il levait timidement, lors de la manif du 7 mars. Pourtant il y avait mis tout son cœur, avec sa jolie écriture ronde et régulière de CP, bien appliquée, qui faisait l’admiration des manifestants et la fierté de sa maman. Cette toute petite pancarte sur laquelle, au milieu de trois minuscules drapeaux français qu’il s’est évertué à colorier, est inscrit : « Attention Macron, on n’est pas des pigeons, on n’est pas des champignons » (… et autres rimes en « on », ça c’est moi qui l’ajoute).
Les pancartes, les slogans, tu verrais comme c’est beau, c’est comme des centaines de petits haïkus. Tu vois quoi les haïkus ? C’est de la poésie. T’arrives à en goûter un peu de la poésie entre deux financiers, ou c’était juste l’apanage de Mitterrand, la poésie ?
La poésie ça ne se lit pas, ça s’écoute. Et puis ça se répercute dans le corps, dans le cœur, et ensuite seulement dans le cerveau, comme une onde de choc à répercussions ; ça fait plein de petites déflagrations inconscientes, de remous. C’est pas grand-chose la poésie. Mais ça peut durer longtemps. Un jour tu comprendras. Mais pour comprendre, ‘faut écouter. Et c’est pas donné à tout le monde visiblement.
Ils sont beaux les gens qui chantent tu verrais, il y a une vraie diversité culturelle dans l’unité, t’en reviendrais pas. Et puis soudain, ça vient, toi aussi tu te mets à scander, à crier, à hurler ; ça prend au ventre, au cœur, dans les jugulaires, c’est l’impulsion, c’est la pulsion, la pulsation ; c’est la vague humaine qui nous soulève, qui nous porte. Je ne sais pas si tu peux comprendre ce mouvement. C’est un mouvement amer, mais c’est un mouvement vivant. Et la vie, ça c’est un truc dont tu devrais te méfier.
Parfois, ça arrive, il y a un accroc. Des flics interviennent. Ca tabasse, ça fait mal, ça fait mal.
Je couve les étudiants du regard, regard que je porte aussi sur les ouvriers du livre. Je n’appartiens à aucune corporation mais je suis de toutes à la fois. Tu verrais le nombre de métiers qui défilent dans le cortège. C’est la France qui travaille, comme t’aimerais bien. Les essentiels ils sont là, et quand je vois les soignants processionner en blouse, j’ai comme un nœud dans la gorge et puis j’ai honte pour toi.
Donc la police est là, qui sent la tension, qui la devine la devance, le coup part et c’est la débandade, on extrait le malfrat à grand renfort de matraques.
Pour l’instant ça se calme. Tu sais pourquoi ? Parce que le cordon CGT reste stoïque. Patiemment il attend que l’incident se passe. Parce que la dignité de tous les gens rassemblés ici est en jeu. Les étudiants, les actifs, les retraités, les familles, personne ne souhaite que ça dégénère. Avec humilité on lève le front, on a le poing dressé. On nous l’a appris à l’école : « Pour te faire entendre, lève le poing ! » (ou la main je sais plus).
Mais à la fin tu veux quoi ? Qu’on en vienne aux mains justement ?
Quand on ne sait pas parler on est parfois violent (parole d’enseignant). Quand on n’est pas écouté, y a un moment, c’est humain, la colère monte, le feu s’avive. Ca peut brûler.
Mais la violence, ça prend des formes diverses : des yeux crevés dans les manifs, un désaveu ou une absence dans les urnes, les voix du RN qui s’amplifient, le complotisme qui, tranquillement, aiguise sa lame…
C’est ça que tu veux en vrai ? C’est ça que tu cherches ?
Et puis une fois qu’on sera passé de l’autre bord, tu nous diras que c’est notre faute, qu’on n’est vraiment que des enfants, puis d’façon on comprend rien, bandes d’ignares…
Tu nous rendras responsables.
Et moi je te rends responsable de nous rendre responsables.
Mais ça va pas prendre cette fois. Viens voir dans les manifs comme les gens (pour l’instant) sont doux, pacifistes, généreux, comme ils sont intelligents. Viens lire leurs slogans, leur complaintes, ces jolis bouts-rimés dont tu es l’inspirateur, viens les rencontrer, viens écouter les copains de la fanfare de lutte qui font chialer quand ils jouent « L’Hymne des femmes » ou « L’Estaque ». Viens voir comme c’est beau des instruments vivants, des instruments qui vibrent, souffle et chaleur mélangés.
Il faut que tu voies ça un jour, tu peux pas mourir sans avoir connu les mélodies militantes et les chiens noirs du Mexique (ah oui c’est autre chose. Tu connais Boris Vian ? C’est bien aussi).
Et les vigueurs dévorantes. Calmement, mais fermement.
Ca ragaillardit le cœur, c’est un bain de jouvence.
On va les éduquer nos enfants, calmement, mais fermement. On va les rendre critiques, on va les libérer de la peur et du joug de la consommation, on va leur apprendre à se soulever, calmement, mais fermement.
Pour faire face au RN que tu auras mis au pouvoir. Par ta faute seule.
Alors Manu tu descends ? On en a gros.
Pense à d’Artagnan Jupiter… si t’en es un.