
Agrandissement : Illustration 1

Champ ContreChamp : Qu'est-ce qui vous a poussé à faire un film sur Jesse Rosenfeld, journaliste pigiste ?
Santiago Bertolino : Jesse est un journaliste qui revendique sa liberté, et qui a pour objectif de montrer aux publics, surtout américains, qu'il existe d'autres interprétations aux événements que celle donnée par les médias officiels. Il veut informer, faire réfléchir et faire réagir. Moi-même, je suis engagé depuis longtemps dans un cinéma citoyen, au sein d'un groupe de réalisateurs ; nous tournons des films sur des problèmes de société et les mettons en commun. On échange nos expériences et nos pratiques. Par ailleurs, j'ai toujours porté un intérêt pour les questions humanitaires ; ma rencontre avec Jesse, sur le bateau venu aider les habitants de Gaza assiégée, s'est donc faite naturellement : il était le seul journaliste à l'aise avec les militants humanitaires. Je pense que le journalisme vit une vraie crise, avec des médias traditionnels en perdition, une TV réductrice que malheureusement la majorité des gens regarde pour se tenir prétendument informés. Jesse se bat contre cette passivité, en proposant un autre regard, mais de l'intérieur des événements.
CCC : Comment expliquer votre travail de réalisateur ? Vous évoquez la caméra-crayon dans une ITW.
SB : Jesse ne voulait pas d'une équipe de tournage, qui l'aurait freiné dans son travail, il est toujours dans l'urgence, donc je le suivais. Avec mon style de caméra, ça fonctionne parfaitement parce que je suis très léger et que je garde toujours la caméra à la main. Quand je suis Jesse, je reste 24h sur 24 en alerte. Il peut se lever en pleine nuit et dire "tiens là il y a une explosion, il faut y aller". Je me réveille, je mets la caméra sur ON, je braque la caméra sur lui et il m'explique ce qu'il se passe. Et j'ai toujours fait ça depuis que j'ai commencé à faire du cinéma ; dès qu'il y avait un événement, j'étais toujours près, la caméra était à côté de mon lit. J'utilise d'une certaine façon le style des reporters de presse mais pour un film.
CCC : Quelle est la place de la recherche ?
SB : Il faut écrire beaucoup pour avoir des subventions, mais moi j'ai besoin d'une page ou deux. Je ne fais pas des films à thèse, j'ai besoin d'exposer des situations, d'entrer dans la vie de quelqu'un. Puis je laisse aller les événements, je m'adapte. Bien sûr je me documente un peu sur les sujets, par exemple sur la crise du journalisme, sur les situations dans chaque pays (Egypte, Palestine, Israël, Irak). Mais il n'y a pas de recherche en profondeur, elle se fait en même temps que le tournage. Quand je suis allé avec Jesse en Egypte prendant deux semaines, je suis revenu avec de la matière dont j'ai fait un premier montage, et j'explore ce que j'ai appris grâce à ce tournage ; ensuite j'écris les questions pour le tournage d'après, pour lequel j'essaie de pousser plus loin la réflexion. Tout se fait un peu en même temps.
CCC : Quelle est la temporalité qui vous a lié à Jesse ? Que cherche-t-il à incarner ?
SB : Jesse n'écrit pas toujours. Il se passe parfois un mois ou deux avant qu'il ne réalise un autre article ; après le focus mis sur la situation des prisonniers politiques en Egypte, il ne se passait plus rien, donc il n'a pas écrit ; il a senti qu'il y avait quelque chose qui se préparait à Gaza, et il est parti en Palestine. Souvent il se passe un mois ou deux avant qu'il ne vende ses articles, et pendant ce temps il fait de la recherche. Il n'écrit pas énormément d'articles, sauf exception (à Gaza par exemple, parce qu'il était sur place pendant 30 jours).
Il est devenu un journaliste de guerre lors de son séjour à Gaza pendant la dernière guerre ; il était un journaliste de conflit mais pas encore un journaliste de guerre. Là on voit quelqu'un qui découvre la guerre. Quand il va en Irak, c'est la deuxième fois qu'il couvre vraiment la guerre.
A Gaza il voulait voir s'il était capable de réussir à supporter le stress d'une guerre et d'écrire sous la pression. Il s'est rendu compte qu'il était à son maximum de créativité : le stress l'a conduit à écrire des articles encore plus percutants, plus proches des gens. Quand il est revenu de Gaza il m'a dit : "je crois que maintenant je suis un journaliste de guerre".
CCC : N'y a-t-il pas une sorte de fascination devant la violence ?
SB : Il y a une fascination, c'est comme une drogue, on dépense une forme d'adrénaline ; mais Jesse en est conscient, c'est un gars prudent, il ne veut pas mourir, et il a quand même peur ; je pense qu'avant tout ce qui le pousse c'est le désir d'informer les gens ; d'ailleurs il n'est pas retourné en zone de guerre depuis assez longtemps. Chaque fois que tu vas dans une zone de guerre tu augmentes tes chances de mourir et à chaque fois c'est une sorte de chance. Moi aussi, ça m'a fasciné mais je ne le ferai pas pour retrouver cette tension-là ; je peux comprendre qu'on devienne accroc parce que, après l'épisode du Kurdistan irakien, où des snippers nous tirent dessus, avec les balles qui sifflent dans nos oreilles (même si c'est une petite pluie aux yeux des généraux), quand Jesse, ou même moi, on revient au Québec, on a l'impression que tout est monotone. C'est sûr qu'au début t'as juste envie d'y retourner ! mais j'ai un enfant, je veux rester en vie. Au Kurdistan, pendant cette journée de tournage on a vécu toutes sortes de choses, pour finir avec notre panne d'auto. Finalement on s'en sort, mais on est un peu comme des drogués : on rit, on est dans un état second, comme ceux qui pratiquent les sports extrêmes. On a survécu, ça donne le goût de vivre.
CCC : Malgré les mises en garde pourtant, Jesse a l'air de prendre des riques ?
SB : Jesse prend des risques calculés. Intuitivement il sait qu'il faut faire attention. Au Kurdistan, il essaie d'évaluer si on pouvait aller rencontrer des combattants sans les militaires parce que c'est mieux pour ses articles ; quand tu es escorté par des militaires, les civils vont les craindre, et ils n'oseront pas parler d'une manière aussi libre, ce qui déforme linformation. Le Kurde qui ne veut pas partir sans protection est un peu dans la propagande de son pays ; souvent les gens qui vivent dans le pays évaluent le ganger réel à la hausse. En plus, le guide-interprète est un prof d'université, moins habitué au terrain, très bon pour nous emmener dans les camps de réfugiés mais moins pour les zones de conflits. En revanche, les deux jeunes qui nous amènent au front sont des fils de généraux Peshmergas, qui ont l'habitude de sillonner les zones de guerre, ils sont plus expérimentés et connaissent le terrain. Il faut savoir choisir ses fixeurs, chaque fixeur a sa zone.
CCC : Comment obtenez-vous les autorisations de tournage ? Comment est perçue l'attitude de Jesse par les autres journalistes ?
SB : Les autorisations de tournage, ce sont les fixeurs qui les donnent, et les fixeurs on les trouve souvent dans chaque grande ville (Istanbul par ex.) : les journalistes se retrouvent dans un bar, ils échangent leurs contacts, ils parlent, il y a un troc de fixeurs. J'ai essayé de filmer ces scènes, mais la plupart des journalistes ne souhaitent pas être filmés, ils ne veulent pas dire leurs opinions de peur que cela nuise à leur audience. Souvent ils se cachent derrière leurs articles sans montrer qui ils sont vraiment. Réussir à filmer Jesse est une chance, et encore plus parce qu'il se révèle à la caméra. Même ses amis lui ont dit que le film pouvait lui causer des problèmes parce qu'il risquait de faire connaître à ses lecteurs ses vraies opinions politiques. Je pense que c'est le contraire : tous les journalistes qui ont vu le film à Montréal s'y sont reconnus ; ils ont vu que Jesse est un vrai professionnel ; ça leur rappelait leur jeunesse quand ils étaient pigistes ! Le film a atteint son but : on ne voit pas Jesse comme un journaliste propagandiste.
C'est toujours le danger, moi-même j'ai ce problème-là : je suis toujours considéré comme un réalisateur activiste et ça me cause parfois des soucis parce que les subventions ne sont pas accordées à des prétendus propagandistes. Mais je ne fais pas de propagande, je mets la caméra dans un camp et j'essaie d'approfondir ce camp-là, avec comme but d'amener les gens dans cet univers-là et de découvrir autre chose, d'enlever les clichés.
CCC : Comment filmer les scènes de conflit quand on n'est pas journaliste ?
SB : Toutes les scènes du Kurdistan, c'était des moments de stress et je ne savais pas si ma caméra était stable. Souvent je cache mes émotions en restant à l'arrière de la caméra. Je la regarde et, pour ne pas être déstabilisé, je me dis que c'est presque une fiction que je suis en train de tourner. La scène des cadavres par exemple, on l'a filmée le matin, trois heures après notre arrivée au Kurdistan. Dès qu'on arrivait quelque part, c'était souvent les scènes les plus difficiles à filmer. Quand j'ai revu les images, je me suis rendu compte que ça fonctionnait. C'était des scènes importantes pour moi, je voulais avoir au moins une scène où je me mets en danger de la même façon que les journalistes et qu'on ressente ce danger-là. La scène du départ au front est aussi particulière : Jessie ne voulait pas y aller, et il me dit "au fond, c'est ton histoire, c'est toi qui voulais aller au front" ; cette scène surprend tout le monde, et je l'aime beaucoup, elle me fait exister dans le film ; Jesse me renvoie la balle : je suis en train de faire un film sur lui et ainsi les gens se rendent compte que le réalisateur aussi se met en danger. C'est une scène très importante qui crée une espèce de réflection dans le film.
CCC : Jesse apparaît un peu comme un grand frère protecteur dans le film. Penseriez-vous avoir couru un danger s'il n'avait pas été avec vous ?
SB : Jesse s'est donné un rôle : il est mon guide, c'est lui qui m'apprend mon métier. Après le Kurdistan, il m'a dit : "félicitations, maintenant tu peux te considérer comme un journaliste de guerre, t'as pris des galons". En Egypte il utilise le micro-cravate comme si c'était un walk-talkie. A ce moment-là les Egyptiens n'aimaient pas beaucoup la presse étrangère qui critiquait Al-Sissi ; on se trouvait dans une manifestation créée de toutes pièces par le régime, et si les manifestants n'aimaient pas nos réponses, ils auraient pu nous tabasser ; en plus, comme Jesse connaît le terrain, on a obtenu les bonnes cartes de presse. Si j'étais arrivé en Egypte seul, je n'aurais jamais pu tourner. En Egypte, ce qui était difficile, c'était de pouvoir montrer le danger, le fait qu'il n'y a pas de liberté de presse, mais c'est un danger qu'on ne peut pas saisir à la caméra, c'était difficile, tandis qu'en Irak on le voit, on voit les balles. Pourtant, en Egypte tu peux te faire arrêter à tout moment par la police. Comme dans cette manifestation-là, par exemple : des jeunes m'entouraient et je me demandais pourquoi ; ensuite, l'un d'entre eux est allé chercher la police qui vérifie nos cartes. Moi j'étais en règle donc j'ai pu continuer à filmer.
CCC : Comment s'est passé le tournage ? Quelles relations entreteniez-vous avec d'autres journalistes ?
SB : Au Caire, c'était mon premier tournage, j'étais un peu stressé, je ne connaissais pas encore les habitudes égyptiennes. Dans chaque pays il y a une manière de fonctionner différente. J'ai utilisé le trépied seulement en Egypte, mais il y avait trop de matériel à traîner. En Palestine et au Kurdistan, j'avais en plus le gilet pare-balles qui pèse 20 kgs. Jesse m'aidait à porter, mais j'ai commencé à filmer à la main.
Il y a une scène en Israël où on voit un journaliste de CNN avec son gilet pare-balles, son casque ; il explique que la guerre va commencer et on a l'impression qu'on est dans une zone de danger. En réalité c'est une vraie mise en scène parce qu'il n'y a aucun danger. A Gaza oui, mais là on est en Israël et on voit la bande de Gaza au loin.
La journaliste israélienne qui parle avec Jesse est la seule à l'affronter, elle est très critique ; je trouvais que cette relation avec Jesse était importante parce qu'elle le remet en question, elle va contre sa volonté. Jesse est calme mais il peut s'énerver tout d'un coup, quand ça fait plusieurs jours qu'il attend son éditeur, ou que son éditeur ne veut pas prendre son article, là il commence à perdre patience, mais il travaille beaucoup son caractère. Il sait qu'il peut s'énerver très rapidement. Dans la voiture, au Kurdistan, il s'excuse d'avoir été en colère ; c'est que les pisteurs avaient tardé à obtenir les autorisations tout en lui faisant croire qu'ils les avaient. L'attente a duré deux trois jours, et on était coincés dans un village. Jesse a été dur avec eux, il leur a mis une espèce de pression psychologique. Même avec moi, vers la fin, comme il commençait à en avoir assez de me voir, c'était difficile de tourner ; il ne m'attendait plus, je n'arrivais plus à faire mes plans. Il était temps que le film se termine, après trois ans. Mais il s'était habitué à moi, parce que dans la scène finale, quand il va prendre son avion, il se retourne à deux reprises, il voit que je ne le suis pas. On sent que c'est la fin de l'aventure mais qu'il s'est habitué à me voir à ses côtés.
CCC : Comment Jesse a-t-il reçu le film ?
SB : Il a aimé le film, l'a présenté à des amis, à ses parents pour voir si son image était correcte, si le film montrait qu'il faisait son travail avec sérieux. Il aurait voulu que je raconte un peu plus les événements de Palestine, qu'il connaît bien. C'est un gars qui aime beucoup parler, mais il a accepté ce style de film, un film d'action, qui fait découvrir le métier dans l'action. D'ailleurs, Jesse est très content, le film va être présenté à Londres dans un club de journalistes. et passera sur Doc-Channel (CBC), ce dont je me réjouis aussi.
CCC : Quel est votre prochain projet ?
SB : J'ai commencé à filmer une poètesse autochtone de 26 ans, Natascha Kanapé Fontaine, qui a une certaine notoriété. Elle a écrit trois recueils de poésie et un essai sur le racisme. Il s'agit d'écouter la parole de la nouvelle génération d'autochtones, de se mettre dans la peau de Natascha, qui a grandi en ville. Elle nous parle et se demande ce que signifie d'être autochtone, ce qu'est le colonialisme. On suit quelqu'un qui se réapproprie sa culture, dont la pensée est toujours en évolution. Elle utilise l'immédiat pour compléter simultanément sa réflexion. Je souhaite approfondir ce type de personnage, d'autant qu'elle est une femme, et que la relation est différente de celle entretenue avec Jesse. Avec lui c'est une aventure de gars, avec Natascha c'est plus doux. Mais c'est le même style de cinéma. Avec Natascha on voit la différence de culture entre la culture autochtone et la culture québécoise.
Propos recueillis par :
Marion Blanchaud
Champ ContreChamp
15 mai 2017