Les sombres nouvelles de ce soir ne pouvaient que réactiver ce souvenir anodin venu de bien longtemps.
Eté 1964. Le pétrolier sur lequel je termine un stage devait revenir à son port d'attache, Dunkerque. Nous venons d'apprendre que les fluctuations du prix du pétrole nous envoient décharger la cargaison en Allemagne. Nous allons donc remonter la Manche et contourner les Pays-Bas.
Le hasard m'a conduit à être de quart quand nous passons entre Douvres et Calais. Par ce bel après-midi je suis sur la passerelle avec le troisième lieutenant. Ancien matelot devenu officier à force de volonté il m'aime bien. Nous allons notre route, tranquilles, comme les navires qui vont vers le Sud quand le lieutenant me dit : "Je vais te montrer quelque chose". Il met le radar en route et m'invite à regarder. A peine ai-je posé le regard dans l'obscurité de l'appareil que je me relève, effaré. Partout des échos mouvant, montant, descendant et surtout traversiers. Une foule de bateaux divagant enserrées dans le couloir des falaises. Pourtant quand je relève les yeux, rien à signaler. Tout est calme, serein.
Ce souvenir insignifiant aurait pu se dissoudre au fil des années mais il reste une des images persistantes de mon premier grand voyage.
Depuis le début de la crise des migrants autour de Calais il ne cesse de revenir. La mer calme, rassurante cache encore plus ses dangers aux minuscules embarcations basses sur l'eau qui ne voient pas venir les monstres de milliers de tonnes d'ailleurs incapables de freiner et de manœuvrer. Tous les familiers de la mer et de cet endroit en particulier savent que mettre des gens en situation de prendre ce risque est criminel. Le courage et la bonne volonté des sauveteurs n'y pourront rien.