La langue sédimente les résultats des évolutions de la vie sociale et en particulier de ses problèmes. Irrigant la société elle transporte évidemment les inégalités de genre parmi bien d'autres choses. Elle le fait de manière spécifique à chaque idiome dans chaque aire culturelle et géographique. Cette empreinte de la société dans le parlé et l'écrit ne cesse d'évoluer avec le temps. Les pouvoirs n'ont à peu près aucun moyen d'action effectif direct sur la langue que parlent leurs sujets contrairement à ce que peuvent penser une droite naturellement autoritaire ou une gauche nostalgique du léninisme.
On a souvent moqué l'Académie Française pour la lenteur de ses travaux sur le dictionnaire (9 éditions en plus de 300 ans). Je me surprends moi-même à prendre la défense d'une vénérable institution que j'ai toujours trouvée ringarde et rétrograde. Cette lenteur à rendre compte de l'évolution de la langue possède pourtant une qualité. Elle permet d'observer le progrès d'une évolution qui prend du temps et de constater à posteriori son état plutôt que de prétendre imposer un canon surgi d'on ne sait quel fantasme de toute puissance.
Les inégalités de genre font partie de notre cadre de vie, de la société dans laquelle bon gré mal gré nous vivons. Elles s'incarnent dons naturellement dans la langue que nous parlons et que nous écrivons. Les pratiques récentes nées de la généralisation de l'usage des moyens de communications électroniques ont accéléré les évolutions (langage SMS par exemple) mais pas changé les règles d'un jeu qui reste fondamentalement sociétal. Les inégalités ou les incertitudes de genre qui apparaissent aujourd'hui au grand jour affleurent dans des occasions précises d'usage qu'il peut être utile de repérer.
L'accord de l'adjectif
En français cette incarnation porte sur plusieurs aspects dont le plus visible, celui qui suscite le plus de réactions, pourrait bien être celui de l'accord des adjectifs avec plusieurs substantifs de genres différents. Là se trouve l'application la plus claire de la "règle" infamante du masculin qui l'emporte sur le féminin. Prenons un exemple (caricatural) : "les gentils infirmiers et infirmières" pour le cas des adjectifs épithètes et "les infirmiers et infirmières sont gentils" pour le cas des adjectifs attributs. Les deux ne suivent pas obligatoirement les mêmes règles d'usage. Ce cas est assez spécifiquement francophone. L'anglais par exemple qui n'accorde pas les adjectif ne le connait pas. Il évolue aussi avec le temps et l'espace. L'absence de forme neutre explicite en français met en évidence la difficulté. On trouve dans "Le Bon usage" de Jules Grévisse* la référence à un usage ancien non spécifiquement daté qui accordait alors l'adjectif épithète avec le substantif le plus proche. Le cas des adjectifs attributs prend de multiples formes et se décline d'autant de manières. On constate ici que l'usage social, ce qui sonne bien à nos oreilles à un moment donné, change avec l'époque à laquelle nous parlons ou écrivons. De plus ce cas ne trouve pas de réponse formelle satisfaisante dans les propositions actuelles connues d'écriture dite inclusive. Et les modalités de prononciations des nouvelles formes proposées ne sont pas claires ("les gentil.es infirmiers et infirmières"? ).
La féminisation des noms de fonctions et autres
Les noms, en particulier de fonctions ou de professions ont été historiquement rangés en fonction des affectations sociales de rôles. Certains se sont ainsi vu affectés d'autorité un genre féminin ou masculin. Ces différences reflétaient souvent une hiérarchisation sociale imaginaire des fonctions. Parmi les plus connus le mot "auteur" n'avait classiquement pas de féminin et pouvait difficilement passer pour neutre puisque que qualifiant un être humain. La création de néologisme participe à la résolution de la question mais ne peut se faire de manière arbitraire. La pratique sociale va proposer des possibilités que la dynamique de la langue va ensuite naturellement avec le temps départager. Ainsi je préfère le mot "auteure" à celui d' "autrice" pour des raisons personnelles (euphonie) mais il semble bien que l'usage doivent à terme me donner tort. C'est ainsi que vivent les mots. Je m'y ferai quand la pratique sociale aura parlé.
Certains noms comme astronome possèdent par hasard une forme épicène qui masque le problème mais permet une évolution en douceur.
Les pluriels génériques
Différent des deux cas précédent est celui des pluriels génériques nommant des caractéristiques de personnes de genres multiples. Si par exemple je veux traiter de la blouse blanche (ou pas) de tous les personnels infirmiers je peux écrire ou dire "la blouse blanche (ou verte) de toutes les infirmières et tous les infirmiers" au lieu d'un pluriel générique du genre devenu dominant "la blouse blanche (ou verte) de toutes les infirmiers." Les formes concentrées proposées pour traite ce cas sont-elles autre chose qu'un raccourci paresseux destiné à esquiver l'effort d'écrire quelques mots de plus? Mais surtout cette forme écrite qui pourrait répondre à un légitime besoin d'inclusion est à peu près imprononçable. Une langue qui ne s'écrit pas comme elle se parle, selon les mêmes règles, a-t-elle le moindre avenir?
Les pronoms personnels
Les pronoms personnels syncrétiques (iels, ...) relèvent souvent du même raisonnement. Leur usage répond à la paresse de formuler les pronoms multiples l'un après l'autre. L'exception réside dans le cas de la volonté explicite d'exprimer le refus d'une affectation de genre pour des raisons qui concernent la personne. Nous sommes là sur un terrain encore inexploré. Les nouveaux usages et sans doute les nouveaux mots vont apparaître, se confirmer et être validés à terme par la pratique sociale pas par une proposition de légiférer apriori sur une norme. En fait la langue ne connait ni ne tolère les normes. Elle n'admet que les standard d'usage qui acquièrent force de loi avec le temps et la pratique collective commune. Je suis partagé sur une partie des propositions actuelles qui pour exprimer une neutralité de genre ou une indécision volontaire avancent des formulations plurielles (typiquement iels par exemple) pour un usage singulier. Je ne me sens pas personnellement concerné et donc je m'abstiens d'une position affirmée sur cette partie. Je me ressens comme un être humain de genre masculin avec tous les doutes et questionnements que cela implique. Comme toutes et tous je ne suis pas à une contradiction près.
Conclusion
A la dynamique sociale de chaque langue s'ajoute leur diversité**. Au lieu de prétendre imposer la loi d'airain d'une règle qui s'impose apriori à toutes et tous partout si nous nous donnions la liberté d'écrire, de parler, d'échanger et ainsi faire vivre et évoluer la langue que nous partageons? Gageons que si nous pratiquons tous et toutes des relations de plus en plus égalitaires et si nous les concevons bien les mots pour les dire nous viendront aisément même si nous devons combattre quelques pesanteurs réactionnaires.
Notes :
* occasion de remarquer l'ironie du fait que l'ouvrage de référence de l'utilisation de la langue française ait été écrit par ... un belge.
** sur la diversité des langues en particulier lire "La poésie du gérondif" de Jean-Pierre Minaudier, Le tripode, 9782370550163.