Au-delà de la tragi-comédie que nous offre les primaires en cours aux États-Unis d'Amérique je m'étais déjà inquiété précédemment de l'écart de participation des électeurs entre les deux camps, d'autant plus significatif que, toutes choses politiques étant par ailleurs différentes de celles que nous connaissons ici, on peut vraiment distinguer une droite et une gauche. Après avoir beaucoup cherché des données fiables pour appuyer la réflexion j'ai trouvé la perle rare . Non seulement ce site fournit-il les données de participation pour les primaires et les élections générales depuis 2000 mais il offre de plus la possibilité de télécharger les tableaux de calcul.
Que disent les chiffres ?
A périmètre égal, mêmes états, les Républicains ont vu une participation supérieure à celle des Démocrates de 5 millions d'électeurs sur un total d'environ 15 millions chacun. Par rapport aux électeurs potentiels les Républicains mobilisent environ 15 % et les Démocrates 10 %. La différence ne peut pas être négligée, reste à l'interpréter.
Évidemment la complexité du système des primaires ne facilite pas la compréhension des phénomènes. Des règles souvent différentes s'appliquent suivant les états (et même parfois des circonscriptions) et suivant le parti. Cela n'empêche pas ces primaires d'être maintenant pleinement intégrées, par l'intermédiaire du battage médiatique en particulier, d'être réglementées et de faire partie de l'élection dont elles constituent la composante la plus durable et la plus riche d'enseignements .
A première vue la présence de Donald Trump, orchestrée par Corey Lewandowski, pour faire le plus de bruit possible, apparait comme l'élément perturbant, celui qui rend l'avenir imprévisible. J'ai tendance à considérer à l'inverse qu'elle est le résultat d'une situation à l'origine déjà profondément instable. Le parti Républicain tiraillé entre plusieurs tendances toutes aussi droitières mais incohérentes n'a pas su faire apparaitre de leader. L'épisode du houleux remplacement de John Boehner par Paul Ryan à la tête de la chambre des représentants parmi d'autres l'a assez bien montré. La fin de la présidence Obama, la fin de l'époque de la domination économique incontestée, l'entrée dans un monde instable -Europe en crise, terrorisme, montée en puissance de la Russie- rendent l'avenir incertain et font diverger les statégies.
Personne ne peut contester le succès médiatique et électoral de Donald Trump dans la phase actuelle mais qui peut en tirer la conclusion que ce succès actuel prépare la victoire en Novembre ?
L'observation raisonnée des statistiques apporte une première réponse. Il n'y a pas de corrélation claire entre la participation aux primaires et le résultat de l'élection. La participation aux primaires semble plus largement provoquée par l'intensité de la bataille au sein de chaque camp. Ainsi les Démocrates ont établit le record de participation aux primaires en 2008 avec la candidature Obama, hautement disputée et préambule de la victoire finale. Dans la plupart des cas cependant la plus forte participation aux primaires d'un camp n'a pas conduit à gagner la présidence. Il reste donc à chercher les facteurs qui pourraient être à l’œuvre dans l'ensemble du processus.
La popularité de Donald Trump dans une partie de la base qui votes aux primaires du parti Républicain, primaires généralement ouvertes à tous, se révèle très mobilisatrice dans cette fraction de l'électorat. Cette popularité ne doit pas cacher qu'il est mal considéré par une large majorité de la population (70%) au delà de cette base. L'effet mobilisateur pourrait donc n'avoir que peu d'incidence. D'autant plus que la fraction de la population encore disponible à rejoindre un camp républicain dont le marquage à droite ne se dément pas est sans doute proche de l'épuisement.
Il existe une grande différence de motivation entre les électorats des primaires. Le moteur de la base de Trump fonctionne au carburant de la colère et de la déception alors que celui de la base démocrate, particulièrement celle de Sanders, marche plus à l'adhésion positive. Dans les électorats globaux, au-delà de ceux qui votent aux primaires, l'acceptation du candidat quel qu'il soit, Clinton ou Sanders, chez les démocrates atteint les 3/4 alors que la moitié des républicains est hostile à Trump. Par ailleurs le niveau d'hostilité pour les autres candidats potentiels du même parti est plus élevé chez les Républicains.
Le mécanisme de l'élection présidentielle impose de gagner des états plutôt que la majorité des suffrages -rappelons-nous la victoire finale du petit Bush en 2000-. A ce jeu certains états sont plus importants, plus critiques, que d'autres. Par exemple ceux de la "Rust Belt", la zone historiquement industrielle du Nord-Est entre Chicago et l'océan. Dévastée par les crises récentes cette zone concentre une population blanche, en partie ouvrière, très touchée par la désindustrialisation et l'effet des accords de libre-échange, dans laquelle Trump atteint la cible massivement. Cependant il doit pour l'emporter gagner dans cet électorat encore plus largement que Mitt Rommney en 2012 alors qu'il ne reste que peu de réserves. Par ailleurs Bernie Sanders rallie à la cause Démocrate de larges portions du même électorat. De plus la population active des ces états évolue vers plus de mixité ethnique.
Ceci nous conduit à l'un des problèmes majeurs de la candidature Trump. L'adhésion de l'électorat hispanique aux candidats républicains a continuellement baissée -déficit de 18 % en 2004, de 44 % en 2012- avec le temps. La virulence de Trump vis-à-vis de l'immigration mexicaine ressentie comme très agressive accentue ce déséquilibre. De même l'électorat noir, important non seulement dans le sud mais également dans tous les états industriels ne le favorise pas.
Contrairement à l'assurance de vieux mâle de troupeau qu'affiche Trump l'électorat féminin risque de lui faire payer assez cher ses positions récentes qui montrent sans doute la prise de conscience récente de sa dépendance politique aux thèmes du camp qu'il a choisi pour faire campagne.
Il semble bien que Trump soit un bon candidat de primaire, très polémique, mais un assez faible candidat pour l'élection elle-même. Sauf si la situation sécuritaire ou militaire connaissait une brusque aggravation et que dans le déchainement des angoisses et des haines le processus échappe à tout contrôle.
Certains optimistes cherchent même à aller plus loin et se demandent si la répulsion ne pourrait pas rejaillir aussi sur le résultat des élections conjointes au Sénat et à la Chambre des Représentants. Cela est sans doute aller un peu vite en besogne. Il est improbable qu'un mouvement d'ampleur à la Chambre se produise avant la refonte des circonscriptions ("redistricting") qui suivra le recensement de 2020. La reprise de la majorité au Sénat serait pour les Démocrates un pas important, en particulier vu la composition actuelle de la Cour Suprême qui joue un rôle beaucoup plus actif que notre Conseil Constitutionnel dans la vie politique fédérale et entérine dans le droit les grandes évolutions de la société. Le positionnement politique du juge à nommer depuis le décès d'Antonin Scalia définira l'équilibre politique du pays au moins autant que la majorité au Congrès. Le Sénat a son mot à dire dans la validation des nominations à la Cour Suprême et dans pas mal d'arbitrages législatifs.
Donald Trump s'est sans doute lancé initialement dans cette élection avec un pari assez particulier : passer de la droite démocrate au républicains apportant avec lui une libéralisation des thèmes de société, se donner des marges de manœuvre et peut-être fonder une nouvelle voie politique, "trumpiste". Ce pari joue maintenant à contre-courant de son intérêt électoral immédiat et en réalité a déjà tourné court. A l'évidence cette approche sous-estimait à la fois la capacité de Trump à mener campagne de manière politique autonome et intelligente, la désunion idéologique des courants du parti Républicain et la rigidité de sa base.
Hors événement extraordinaire la focalisation sur Donald Trump pourrait bien se révéler comme un leurre. Constatant le trouble provoqué par le trublion les richissimes forces discrètes qui veillent sur l'avenir du parti Républicain -par exemple les frères Koch- ont déjà au moins un autre fer au feu, et un suffit s'il s'avère le bon. Je ne serais pas étonné que l'opération menée autour de, et sans doute aussi par, le faux discret Paul Ryan lors de la bouffonnerie de la chambre des représentants se répète et que nous trouvions au final un ticket des plus classiques -Ryan a été le candidat vice-président de Mitt Romney- lors de l'élection de novembre. La seule condition nécessaire est que Trump ne fasse pas le plein de délégués avant la convention mais les manœuvres semblent déjà en route.