Contribution à une analyse sociale et politique du mouvement des banlieues
Le fait générateur est l’homicide commis par un policier sur le jeune Nahel au cours d’un contrôle routier alors qu’il n’était pas en état de légitime défense. Ce policier n’ pas hésité, avec son collègue, à faire un faux en écriture publique pour maquiller ce qu’il avait fait. Il y aurait beaucoup à dire sur l’attitude de la police à l’encontre des jeunes des banlieues, sur le manque de formation de ces agents, sur ce que cette attitude traduit de l’état de notre société comme il y aurait beaucoup à dire sur l’article 435-1 du Code de sécurité intérieure relatif à l’usage des armes par les policiers et gendarmes adopté à la fin du mandat de Hollande. Mais ce qui nous intéressera ici, c’est la caractérisation sociale et politique de la révolte qui vient de se produire.
Depuis quelques jours les analyses dans les médias vont bon train. On entend développer des causes différentes, l’argent attribué aux cités n’aurait pas été suffisant, pour d’autres la principale question n’est pas là, elle est dans l’attitude à l’égard des habitants de ces cités, à leur assignation à résidence et à l’absence de mixité sociale. D’autres encore relient le soupçon d’extranéité qui pèse sur certains quartiers à une vision décoloniale.
Le terme banlieue utilisé est commode mais imprécis car toutes les banlieues ne se ressemblent pas, le terme cités n’est guère plus approprié, c’est sans doute l’expression quartiers populaires qui serait la mieux adaptée. Cependant par facilité nous parlerons du mouvement de révolte des banlieues.
Les expressions de ce mouvement et sa place dans le mouvement social
Une partie de l’échiquier politique a présenté ce mouvement comme une révolte de barbares ou de sauvages en se référant à ses méthodes. Il s’est exprimé par des violences, des incendies, l’attaque des bâtiments publics et du pillage. Ces expressions excluent-elles du mouvement social la révolte des banlieues ?
On peut préférer des expressions d’une révolte plus convenables mais ces expressions ne suffisent pas à délégitimer un mouvement. Le mouvement social a depuis un siècle et demi pour expressions privilégiées la grève et le défilé. La grève est liée à l’industrialisation, à la capacité des ouvriers de peser sur le fonctionnement économique de la société. Poussée dans sa logique extrême, elle serait à même de provoquer un changement de société, c’est l’idée de la grève générale et du grand soir. La grève a joué un rôle décisif en 1936 et en 1968. Aujourd’hui elle reste déterminante d’un point de vue sectoriel mais a du mal à exister dans un format général, ce qui a été confirmé lors de la lutte contre la réforme des retraites. Le défilé sans violences vise à avoir le plus grand nombre de manifestants pour imposer un rapport de force au patronat ou au pouvoir en place. Cependant l’absence de victoire dans la lutte contre la réforme des retraites interroge sur son efficacité.
Qu’en est-il des groupes sociaux dont la place dans la production ne leur permet pas de recourir à la grève et pour lesquels le défilé traditionnel semble inopérant ?
La paysannerie depuis longtemps s’est exprimée en dehors de la grève et des défilés pacifiques. La FNSEA dans les années1960 et 1970 a dévasté nombre de bâtiments publics avec une violence inouïe sans qu’il y ait de poursuites judiciaires. Les Gilets jaunes en 2018-2019 ont procédé de façon proche, ils ont été durement réprimés mais ont bénéficié d’un soutien majoritaire dans l’opinion et personne n’a songé à les extranéiser. Les modes d’expression d’un mouvement ne sauraient à eux seuls être suffisants pour l’exclure du mouvement social.
Assignation à résidence et mouvement des banlieues
La position des jeunes des banlieues n’est pas définie en fonction de la place qu’ils auraient ou qu’ils n’auraient pas dans la production comme on le fait pour des travailleurs. Elle est définie en fonction de leur résidence à laquelle ils sont assignés souvent depuis plusieurs générations et ce en l’absence de mobilité résidentielle depuis un demi siècle. C’est au XIXème siècle qu’avec l’industrialisation se constituent, à la périphérie des grandes villes, des faubourgs populaires, ainsi ce qui deviendra la ceinture rouge qui entoure Paris. La relative mobilité résidentielle associée la mobilité sociale faisait que s’il y avait assignation à résidence, celle-ci était généralement temporaire. Cette mobilité résidentielle s’est estompée dans les années 1970-1980 en même temps que la population européenne habitant ces quartiers les quittait. On a assisté à une ethnicisation de cette assignation à résidence qui a principalement concerné immigrés et descendants d’immigrés venus de pays non européens. Le racisme qui a eu pour effet de les extranéiser et de les considérer comme n’appartenant pas à la République, soi-disant du fait des valeurs qu’ils véhiculeraient.
Les limites des thèses décoloniales
Pour autant doit-on admettre les thèses décoloniales qui voient un continuum entre la colonisation et la façon dont ces populations, pour beaucoup originaires des ex-colonies, sont traitées ? La tentation est grande de le faire mais ce serait oublier que la constitution des quartiers périphériques aux XIXème et XXème siècle n’ont rien à voir avec la colonisation. Les termes employés alors par la classe dominantei1pour caractériser les habitants de ces quartiers étaient déjà barbares, sauvages ou apaches. Ces habitants pourtant, du fait de l’exode rural, venaient du fond des campagnes françaises pour rejoindre les périphéries urbaines. Le concept-clé depuis deux siècles est celui de la dangerosité de populations qui se trouveraient à côté de l’ordre social, avec des comportements atypiques dont il faut se méfier. On fait donc passer dans la marginalité des couches sociales, décrites comme vivant d’expédients puis de l’aide sociale et dont la principale activité serait de nuire à la société. Est-ce à dire que l’aspect colonial serait totalement absent ? Il vient se greffer sur cette extranéisation sociale qu’il vient renforcer. Il sert en quelque sorte de justification tout en accentuant le côté bouc émissaire. La justification consisterait à suggérer que l’origine dans des pays peu développés que la France n’a pu conduire à la civilisation fonderait une extranéité durable. Le côté bouc émissaire conforte le rejet en dehors de l’ordre établi. Il ne s’agit donc pas de confondre la raison de fond avec ce qui permet de la rendre plus efficace.
Un mouvement de jeunesse
Ce mouvement des quartiers populaires est loin de concerner toutes les générations qui y habitent. Le traitement réservé aux anciennes générations stimule les jeunes qui ne se voient pas le même avenir que leurs parents mais le mouvement lui-même est surtout celui de la jeunesse. Ce qui par hypothèse caractérise la jeunesse, c’est qu’elle ne dure pas. Depuis une quarantaine d’années les jeunes des banlieues sont sur la scène publique, souvent de façon violente, comme en 2005. Evidemment ce ne sont pas les mêmes jeunes, ceux de 2023 ne sont pas ceux de 2005. Ce qui signifie que les problèmes qui sont la cause de la mobilisation des jeunes n’ont pas été résolus. Il n’y a pas eu non plus une structuration durable du mouvement qui lui aurait donné de la permanence comme cela a pu être le cas du mouvement lycéen ou du mouvement étudiant.
En effet le mouvement des banlieues n’est pas le seul mouvement de jeunesse. Pour tous ces mouvements, la contestation de l’ordre établi ne découle pas de la place occupée dans le système productif mais du refus par une jeune génération de ce qui l’attend. Aujourd’hui émerge en Europe un mouvement de jeunesse écologique, déterminé contre la passivité des acteurs économiques et des pouvoirs publics face au réchauffement climatique, il ne veut pas de l’avenir qu’on lui réserve. Force est de constater que les divers mouvements de jeunesse ne convergent pas, du moins pour le moment.
Prolétariat et non lumpenprolétariat
Il est difficile de donner une caractérisation de classe au mouvement des banlieues. Le chômage qui sévit dans ces quartiers depuis plusieurs décennies les a largement déconnectés de la mobilisation ouvrière, de plus les jeunes qui sont en pointe ne sont généralement pas entrés dans le système productif. Echapperaient-ils au prolétariat ? Déjà les mouvements de jeunesse, si importants pour le changement, ne sont pas vraiment intégrés au prolétariat. Peut-on utiliser pour les habitants des banlieues l’expression de lumpenprolétariat ? Cette notion de lumpenprolétariat est peu claire et comporte chez Marx, victime des préjugés, une part de mépris qu’il vaut mieux ne pas partager2. Cette notion satisferait ceux qui voient dans les habitants des banlieues des gens de rien, vivant d’expédients ou d’aide sociale. Le prolétariat, les classes populaires sont multiples, le défi c’est d’arriver à les unifier dans toutes leurs composantes et les habitants des banlieues sont une de ces composantes.
Syndicats et partis de gauche face au mouvement des banlieues
Comment se situent les organisations syndicales par rapport à ce mouvement des banlieues ? Elles sont méfiantes comme elles le sont à l’égard de tout mouvement qu’elles ne contrôlent pas, on l’a déjà vu pour les Gilets jaunes. Il y a plus, les revendications des gilets jaunes, pour certaines d’entre elles, entraient dans le champ syndical, ce qui n’est pas le cas pour le mouvement des banlieues. Ce que revendique ce mouvement, ce ne sont pas des hausses salariales, des baisses d’impôts ou des hausses de prestations sociales, ce sont le respect, la dignité, la fin des discriminations. Ce n’est pas contre tel ou tel patron, contre le ministère des affaires sociales que les banlieues s’embrasent, chaque fois en 2005 comme en 2023, c’est contre des policiers qui par leurs agissements ne traitent pas leurs habitants comme des citoyens comme les autres. Et puis il n’est pas incongru de supposer que l’idéologie dominante faite de suspicion à l’encontre de « ce qui serait extérieur à la République » exerce une influence pernicieuse, y compris sur des organisations qui devraient la rejeter. La même question se pose pour les partis de gauche qui ont déserté les quartiers populaires et dont la vison de ce qui s’y passe est extérieure et de fait susceptible d’être influencée par l’idéologie dominante.
Quel rôle pourrait jouer la petite bourgeoisie progressiste ?
Cette couche sociale, difficile à cerner, tient, depuis quelques années un rôle de substitution, elle a certes ses propres intérêts mais dispose d’une vision inspirée par les Lumières et par la conviction que les citoyens ne se réduisent pas à la seule défense de leurs intérêts économiques. Elle tient une place décisive dans les élections, face à un monde ouvrier votant majoritairement pour l’extrême-droite, elle permet à la gauche de se maintenir, même si c’est à un étiage assez bas. On peut penser que se sont trouvés dans ses rangs des éléments n’ayant pas adhéré à l’idéologie dominante sur les banlieues. Cette petite bourgeoisie progressiste peut être perçue dans les quartiers populaires, sans doute à juste titre, comme donneuse de leçons, même comme composée de bonnes âmes un peu naïves. En revanche il est sûr qu’elle peut être un relais de leurs revendications ou une caisse de résonnance.
L’organisation du mouvement des banlieues
Mais de qui émanent ces revendications ? Pour y répondre, il faut s’interroger sur l’organisation du mouvement. Celui-ci est largement spontané, mais il y a sur les quartiers déjà des formes d’organisation. Certaines sont parallèles et relèvent, pour certaines d’entre elles, d’organisations criminelles, d’autres relèvent de la solidarité et du travail social et essayent, dans des conditions difficiles, de maintenir du lien social. Cependant il n’y a aucune organisation porteuse des revendications auprès des pouvoirs publics et donnant à son action un sens politique, à l’exception à Marseille du Syndicat des quartiers populaires, créé en 2016, dont le poids reste assez limité. Pourtant c’est dans cette direction qu’il faudrait s’orienter. Les banlieues souffrent que d’autres parlent à leur place et d’être un enjeu passif du débat politique alors qu’elles sont tant actives. Un degré d’institutionnalisation est nécessaire pour que les quartiers populaires disposent de leur propre organe revendicatif au niveau local et au niveau national. Cet organe deviendrait l’interlocuteur privilégié des pouvoirs publics. Sans doute cela se ferait-il au prix d’une moindre radicalité mais permettrait une plus grande efficacité.
Le sort de la démocraties se joue-t-il dans les banlieues ?
Les organisations démocratiques liées à la petite bourgeoisie progressiste seraient un des relais de ces revendications dans un cadre général pour tout ce qui touche aux droits individuels et aux droits collectifs qui ne sont pas respectés.
La démocratie parlementaire n’est pas l’idéal absolu de la démocratie car elle s’accommode d’inégalités qui portent atteinte à cet idéal. Cependant elle est protectrice de certaines libertés et ouvre le jeu politique, ce qui n’est pas négligeable. Est-elle en danger ? Des indices pourraient le laisser penser. Le pouvoir de Macron est affaibli tant au Parlement où il ne dispose que d’une majorité relative que dans l’opinion et dans la rue où il a fort peu d’appuis. Pour se maintenir il est de plus en plus borderline, ainsi sur la démocratie il a, pour faire passer sa réforme des retraites, eu recours au 49-3, se dispensant du vote de l’Assemblée nationale et sur les libertés, les mesures restrictives se multiplient, les dernières étant celles contenues dans le projet de loi n°1346. Dans cette optique la police joue un rôle central face au mouvement des Gilets jaunes, à la mobilisation contre la réforme des retraites et à la révolte des banlieues. La police est en première ligne car les espaces de médiation ou de concertation se raréfient. Dans cette tendance au renforcement autoritaire de l’Etat, le pouvoir utilise un testing destiné aux populations considérées comme les plus isolées, l’opération Wuambushu à Mayotte contre des personnes sans grand soutien et aussi la répression contre les jeunes des banlieues dont le pouvoir estime depuis longtemps, et certainement depuis 2005, qu’ils ne sont pas soutenus. La brutalité de la police, la justice expéditive qui leur sont appliquées sont susceptibles de s’appliquer à d’autres populations, comme l’a révélé la répression des Gilets jaunes. La défense de la démocratie et des droits doit nous amener à lutter pied à pied pour la révision de l’article L435-1 du Code de la sécurité intérieure, pour une profonde réforme des forces de l’ordre et pour une justice plus attentive avec la réforme de la comparution immédiate etc…
Ce combat pour la démocratie est indissociable du combat contre les inégalités et les discriminations.
En un mois nous venons de vivre trois épisodes que nous aurions tort d’appréhender de façon séparée, l’échec de la lutte contre la réforme des retraites, la répression contre les écologistes avec notamment la dissolution des Soulèvements de la terre, le meurtre d’un adolescent par un policier et la révolte des banlieues. Le pouvoir est le même dans les trois cas, nous devons les mettre en rapport et se pencher sur leur finalité commune avant de réfléchir à la façon dont nous pouvons unir tous ces combats.
1 Il est plus adéquat de parler de classe dominante que de droite et d’extrême-droite car le champ politique concerné est plus vaste, c’est Chevènement, à l’époque classé à gauche qui appelle les jeunes de ces quartiers des sauvageons, ce qui est à mettre en relation avec la décivilisation de Macron. Le capitalisme dès ses débuts a qualifié de barbares certaines catégories des classes populaires dans le but de diviser celles-ci
2 « lumpenprolétariat qui dans toutes les grandes villes constitue une masse très distincte du prolétariat industriel , pépinière de voleurs et de criminels de toute sorte, vivant des déchets de la société, individus sans métier précis, vagabonds, gens sans feu et sans aveu, différents selon le degré de culture de la nation à laquelle ils appartiennent, ne reniant jamais leur caractère de lazzarones », Karl Marx, Les luttes de classes en France, Œuvres IV, P.253-254, Gallimard, 1994. Hans Mayer, écrivain de l’ex RDA a dans les Marginaux une approche tout à fait différente.