
Il fut le bébé qu’une femme tondue portait dans ses bras, lors de la Libération de Bordeaux. Cette photo-là n’est pas en couverture du livre. Sur la couverture, il y a un titre bucolique, Juliette ou le chemin des immortelles, et une femme seule, dont on rase la tête. Une main lui relève le menton, qu’on la voie bien.
Tristan Cabral est né en 1944 dans la villa Toledo , une belle demeure aux dentelles de bois et balcons d’argent, dans la Ville d’Hiver à Arcachon, juste en face du Casino mauresque. Dans la villa Toledo était installée une maternité clandestine. Dans le Casino, la Gestapo.
« Juliette était très belle. Elle avait des jambes magnifiques et une grande natte blonde. On aurait vraiment dit une Allemande. Quand elle rencontre le docteur Heinz R., elle a vingt-six ans, un fils de six ans, François, et un mari prisonnier en Allemagne. »
Tristan Cabral écrit depuis longtemps – il a publié son premier recueil de poèmes Ouvrez le feu ! en 1974, mais ces phrases-là seront restées en latence presque cinquante ans. « Il m’a fallu mille ans pour comprendre que j’ai été l’enfant d’un long silence ».
Juliette, à l été 44, a été tondue rue Sainte-Catherine à Bordeaux. Pourtant, c’est au Moulleau, devant la mer, qu’elle louait une maison de pêcheur. Plus tard, bien plus tard, Tristan Cabral la reconnaîtra sur une photo de femmes détenues. Heinz R. est fait prisonnier, il est médecin psychiatre : on l’emploiera dans un hôpital, aux Usa, jusqu’à sa libération. Puis il rentrera en Allemagne, se retrouvera vivre à Karl Marx Stadt, se mariera, ne reverra jamais Juliette. Le mari prisonnier, Claude H. lui, reviendra. La semaine à Bordeaux, le week-end en famille, avec son fils et cet autre fils . Le couple est séparé par un néant.
C’est ici, en fait, que commence véritablement le livre.
« Juliette et Claude ont alors disparu pendant deux jours. Puis ils sont revenus. (..) Claude avait pardonné. Comme quoi, souvent le pardon tue, plus sûrement que la mort ».

L’enfant grandit, il sait sans savoir. Dans les obscurités de la villa Florida, sur ce chemin le long des plages, où Juliette l’emmène par tous temps, en cueillant à chaque fois des immortelles. Le mari, elle le méprise et le dit, l’enfant ne doit pas l’appeler « papa ». Arbres obscurs et yuccas blancs, la villa Florida est silencieuse, on parle devant la mer ou dans les blockhaus.Je regardais le monde par une fente. Enfance de sauvageon, qui entrevoit dans une chambre toujours fermée le portrait d’un homme en uniforme, entend sa mère souvent fredonner le Songe d’une nuit d’été, de Mendelssohn. Il ne sait pas qu’Heinz avait renommé la jeune femme Solveig, et qu’elle signera ainsi les deux mille lettres qu’elle lui enverra.
Le malheur est celui des adultes ; lui, il est dans l’intimité de sa mère, l’ « enfant de l’amour », tel qu’il fut présenté au prisonnier revenant, qui s’interroge dans les miroirs et dans les loteries comprend « père, un père, efface » plutôt que pair, impair et passe. On le trouve un peu fou. Plus tard, trop fou : il a publié, en 2010, HDT ( Hospitalisation à la demande d’un tiers) le livre s’ouvre et se ferme sur un naufrage dans la passe nord du bassin d’Arcachon…
Il attendra longtemps avant que Juliette, dos tourné, ne mette des mots sur ce qu’il sait déjà. Trente-trois ans avant de croiser ce père, trop tard, qui a traduit Pierre Louys et l’Art d’aimer d’Ovide.
Il y a cette photo, prise par Capa à Chartres au moment de la Libération : la jeune femme tondue qui porte un enfant dans les bras. On a bien plus tard enquêté sur qui elle était, elle qui avait suivi un soldat allemand jusque sur le front de l’Est. Ce qu’elle était devenue. Une non-vie, un rejet d’autant plus durable que la photo était célèbre, une mort précoce de recluse alcoolisée. Son enfant interrogée avait détruit les lettres, gommé, et nul autour d’elle ne savait.

Juliette , elle, écrivit ces deux mille lettres qui revinrent un jour, dans les tiroirs d’un bureau, après la mort de Heinz R., et quand son fils devant l’océan rêvait qu’un homme venait les chercher, elle et lui, peut-être attendait-elle aussi. Pourtant c’est toujours à Arcachon, non plus dans la villa Florida mais dans une petite maison de la Teste du Buch, qu’elle est morte. Son mari silencieux et elle, presque en même temps.
Il y a dans le texte de Tristan Cabral, des restes de rage, des colères, des tristesses qui ne se réparent pas. Aux enterrements, celui de Juliette, celui de Heinz , personne ne dit jamais qu’il est le fils. « Pour moi, le temps était venu »,écrit-il. « Il fallait que j’aille à la mer ». Mais avant, il a vu le monde, Dieu, l’embellie de 68 et après, il fut ouvrier ou prof de philo, détenu, écrivit au Mont Athos, reçut la lettre d’un éditeur en Argentine. C’est ce même éditeur, Pierre Drachline, qui le publie aujourd’hui.
Sans doute a-t’il fallu toutes ces années, avec les photos de Juliette et de Heinz, puis celle de sa fille Sarah, emportées partout avec lui, pour que le récit puisse aussi devenir littérature, que les mots souvent répétés par Juliette le long des plages puissent s’inscrire : « Y-a-t’il du mal à vivre ? »

Juliette ou le chemin des immortelles, Tristan Cabral, Cherche-midi éditeur, 91 pages, 13 €.