« Là, là, et là », a dit le notaire. « Amiante ». « Et là, peut-être. Faut voir à s’en débarrasser ». Sur cette déclaration, riche de possibilités comme de menaces, il s’en fut. Emile a dit que oui, il allait voir. J’ai dit : « L’amiante, je sais. Comment s’en débarrasser ». Emile m’a lancé un regard d’huître, l’avait pas tort.Le notaire, il œuvre dans le droit. Une maison, une possibilité d’amiante, dans tout le pays, c’est la plaie, pire que les termites. Il faut pour vendre un inventaire circonspect, termite, plomb, amiante. Sinon, on vend, mais on baisse les prix.Emile a 83 ans, cette fichue maison – l’air bête mais joli terrain, pas vraiment moderne mais pas vraiment chère non plus - il aimerait s’en débarrasser. Il y a de cela presque trente ans, - y’a quelque temps, dit Emile - son fils unique lui a signifié qu’il ne se sentait pas de devenir agriculteur, ni rien de rural. Le fils avait commencé à aménager la maison, il a renoncé. Depuis, Emile passe la barre de coupe sur le terrain, veille au puits, replace des tuiles, mais pour quoi faire, quand des tripotées d’Anglais achètent dans le coin, qu’il ne sort plus en promenade que muni de son pocket dictionary ( c’est un homme communicatif) ?La maison est là, avec ses volets bleu Ouest, son lilas, ses treilles en façade. Et , comme partout ailleurs dans le pays, des appentis, des fins de granges, des dessus de citernes, des bouts de toiture, en fibrociment amianté. Des dalles de sols amiantées, des faux plafonds douteux, des enduits bizarres, des isolations de tuyaux suspectes.Au terme d’une formation éclair et déprimante auprès du comité anti-amiante de Jussieu, je sais. Je ne parle pas des ouvriers de l’amiante – ou de leurs femmes, ou plus souvent de leurs veuves – qui se battent en justice. Je ne parle pas de ceux qui ont travaillé trente ans durant sous de duveteux flocages d’amiante, dans des entreprises, des écoles, je ne parle même pas des projections à hauteur de 2025, 100 000 morts, problème de santé majeur ( cf. Amiante, 100 000 morts à venir, François Malye, Cherche-midi), je ne parle que de cette maison aux volets bleus, et alentour, dans le bocage.« Embêtant », dit Emile. « Ce qu’ils vont chercher… » Emile est grand, long, sec, il correspond en tous points à la description que les écrivains fin XIX ème, début XX ème, donnaient du paysan matois , mais sage.Il roule toujours avec un tracteur estampillé 1950, il soigne ses plantations , ses poules sont des princesses poules qu’il se refuse à bouffer, il s’attendrit sur une percée de muscaris. Ceci dit, il ne lâche pas un euro sans y être contraint, comme tout le monde ici, et vu qu’en plus il a encore du mal avec les anciens francs et les nouveaux francs, autant vous dire qu’il ne lâche pas, point.« Le fibrociment, bref l’Eternit, comme vous dites, Emile, c’est pas le pire. Mais faut quand même faire attention. Faut pas couper, faut pas casser, faut pas gratter, faut rien, juste enlever. ( On est dans le voussoiement Emile et moi, ça préserve l'intimité) Les dalles collées, ça va, la colle amiantée, juste, faut pas ponçer, ca se met à voler, faut pas toucher. Bon, là, le faux plafond, faut faire venir les types en scaphandre, aspirer et tout. Je sais, c’est idiot, un truc fait en 76, interdit à la vente en 77, en plus il paraît que la meilleure boîte, pour le désamiantage, c’est celle qui en produisait, de l’amiante ».« Ben, dit Emile, au moins ils connaissent. Faire et défaire… »Emile n’est pas un rebelle. Emile a résisté à la tentation des primes européennes, aux engins venus du Midwest, il a sauvé les ultimes écrevisses du ruisseau, il vote à droite avec constance , quoique ébranlé, il entretient des jachères : sans lui, ici, nous serions perdus, entre Beauce et jungle.« Faut voir », dit-il, « pour la question de l’amiante ». « L’amiante, ça peut incuber vingt, trente ans, avant de vous coller un mésothéliome, c’est un cancer. »« Ah », dit Emile, 83 ans, l’air ailleurs.« Ca peut aller vite aussi, il y a une instit dans le vingtième, elle est morte des suites du désamiantage de l’école, comme les aspirateurs, ça prenait d’un côté, ça recrachait de l’autre ».« Ah, dit Emile,énervé, « Paris, c’est quelque chose ».Je lui raconte, pendant qu’on ramasse je ne sais quel champignon de printemps, planqué sous les ronces. Des décennies de dénégations, le lobby de production qui bloquait l’information, l’inspection du travail molle, la médecine du travail, molle, les scientifiques auxquels il faudrait aujourd’hui demander des comptes, cette interdiction à la production en 77, suivie d’une interdiction totale en 97 ( le temps d’écouler les stocks ?), les grille-pains amiantés qu’on a tous eu, les revêtements de repassage, nos plafonds à tous, et on ne parle pas de Nonza, chère plage en Corse, faite de déchets amiantés.« Vous êtes pessimiste, je trouve », dit Emile. « Quand même, les pouvoirs publics ont interdit . Faut voir. Doit y’avoir moyen. »En effet, ils ont interdit, et on peut même bazarder une bonne partie de ses déchets amiantés dans des lieux autorisés, avec étiquette.Ici, alentour, il y en a partout de l’amiante : c’était le truc des pauvres, pour l’isolation, la couverture ou la colle.Faut voir, et passe Léo, notre jovial pollueur et arracheur de haies. De temps en temps, Emile et moi, on contemple la pile de bidons frappés de têtes de mort ou étiquette orange, dangereux, que Léo déverse gaiement sur les champs. « Je fais du colza, z’êtes contente, bio carburant », dit-il, plié en deux. Mais Léo est sympa, transporter du fibro, pas de problème, on met ça sur le plateau.Les dalles, le faux plafond. Emile me dit qu’il faut voir.On peut faire expertiser, à ses frais.On peut faire enlever, avec scaphandrier, à ses frais.On peut faire mesurer le degré de pollution de l’air sous faux plafond, à ses frais.On peut confiner ( quand les suivants veulent faire des travaux, ils se débrouillent).Un jour j’arrive et Emile est content : deux anglais très sympathiques veulent acheter. La maison est propre, normalement. Je ne sais que partiellement ce qui s’est passé. Léo a fracassé l’Eternit suspect sur son plateau – au revoir les fibres mortelles ! - il a emmené tout ça dans un champ, pas loin. Les dalles de sol, on a arraché, en gros. Le faux plafond, on a mis du plastique, c’est du « confiné », et le type qui a délivré le certificat est réputé coulant.Il y a des aides, pour les plus démunis des amiantés, très peu. Pour le reste : débrouillez-vous .La voisine continue de brosser chaque année son abri amianté ( « ne pas toucher, ne pas traiter contre la mousse » dit le site du ministère de la Santé), qu’il soit propre, comme son héron factice.Les deux Anglais regardent, ils ont signé le compromis de vente. Il inspecte la terre. Elle est jolie, elle aime les orties – so useful, you know ? – elle contemple le paysage, son regard un peu transparent, ce mélange tellement anglais d’intimité et de distance sécurité, posé sur les haies rescapées : I just love this countryside ! »J’ai pas désamiantage dans mon Harraps, vais trouver.Pour notre gouverne, à tous : la production d’amiante a repris de plus belle depuis quatre ans. Le Canada, l’un des quatre principaux producteurs du monde, exporte la quasi-totalité de son amiante – on a dénombré 3500 sous produits – vers les pays en voie de développement. Mais, thanks god, c’est aussi l’un des pays les plus riches en sites sur les dangers de l’amiante.
Billet de blog 2 mai 2008