
C’est quand je me suis retrouvée dans l’ascenseur avec le dvd Borgen saison 2, que je me suis posé la question : qu’est-ce qui pouvait bien me passionner à ce point dans la nomination d’un commissaire européen danois de fiction, alors que j’avais lâché depuis une semaine le feuilleton UMP ?
Tempérament addictif, impatience, d’accord. J’aurais pu attendre le jeudi soir sur Arte, tout de même, pour regarder la suite de cette série conçue dans une salle de muscu. Adam Price, le créateur de Borgen, alors cuisinier à succès de son état, y discuta vie politique avec ses camarades sportifs. Unanimes, ils trouvaient ça soporifique. Arriver à fasciner des gens qui se traînent au bureau de vote avec la laborieuse composition d’un gouvernement de coalition, les négociations autour de portefeuilles ministériels, la justice des mineurs, l’aménagement de l’Etat providence ? Concession, le Premier ministre est une femme , en l’occurrence Sidse Babett Knudsen, comédienne réputée, qu’on aura vu entre autres dans les films de Susan Bier. Dans l’intervalle, la femme Premier ministre est devenue une réalité au Danemark.
Pari gagné : soixante pays, dont un certain nombre de « démocraties éloignées », pour ne pas dire moyennement démocratiques ont acheté Borgen . Borgen, c’est le Château, soit à la fois le siège du gouvernement, celui du parlement, avec au premier étage la reine (c’est du tout en un). Les Anglais furent les premiers emballés, et même, ce qui semble être le couronnement pour une série, Borgen va être adapté au pays de West Wing ( A la maison blanche, en vf).
La série, c’est ce qui se rapproche le plus de la littérature, à la télévision ( dit-elle en s’affalant sur la banquette) : comme en littérature, on ne mégote pas sur le temps. Les personnages évoluent, et lentement s’il le faut. Ils peuvent acquérir une épaisseur, des complexités, sur la durée.Un humain entrevu peut y devenir central. A cela, il faut ajouter le plaisir de retrouver, comme un livre . Le plaisir qu’on a à rouvrir à la bonne page, ou à regarder la suite, qui peut, comme dans les livres, paraître ne pas devoir s’achever. On peut – avec quelques-unes des séries – y trouver ce mélange subtil entre identification et dépaysement. J’ignore comment le spectateur de Corée du Sud perçoit le système de retraite danois, mais pour nous autres hexagonaux, Borgen est impeccable.
La France est une république, et fière de l’être. Donc, nos ministres, nos présidents, nos députés apparaissent fréquemment entre moulures dorées, sous des plafonds à caisson, reçoivent éventuellement à Versailles ; à peine élus, ils ont l’air d’être là de droit divin. Chez nous, les personnes importantes circulent précédées de motards, et à la télé, il est fréquent que le garde du corps vous bousille l’image.

Au Danemark, les pauvres, ils sont en monarchie constitutionnelle. Ils ont depuis quarante ans une reine assez rigolote, qui traduit Simone de Beauvoir et s'habille n'importe comment. Du coup, lorsque le gouvernement doit débattre de la couverture sociale, il part en bord de mer, réunion au sommet, et s’installe sur nappes à carreaux et tables en bois blanc de type Ikea . Euh, non pas Ikea, qui devient politiquement impossible[i] . Le premier ministre habite chez elle ( et ce n’est pas toujours rangé) ramasse les baskets de ses ados et trifouille avec un couteau pour déboucher l’évier. Je dois avouer que lorsqu’en début de Saison 1 elle est arrivée à vélo au Château, j’ai éclaté de rire. Ridicule. Bon depuis, j’ai vu des présidents prendre le train ( pendant ce temps là, le Premier ministre danois adoptait la voiture vitres fumées, classique).
Un second élément exotique, pour les français, c’est le centrisme danois. Sans doute est-ce une fantaisie des scénaristes, mais cette femme défend bec et ongles l’Etat providence ( enfin, presque) , se heurte aux réticences d’un parti de gauche "pragmatique" et traversé de pulsions répressives , les travaillistes ( ça, je vois à peu près), entend lutter contre la privatisation du système de santé, la stigmatisation de l’immigré, la répression contre les mineurs, ect. C’est très curieux, nous manquons à l’évidence d’un centrisme radical, en France.
Il y a également un ministre beur. De l’écologie. Là aussi, c’est assez bizarre : il est attaqué – et comment – à cause de son goût pour les vieilles voitures dévoreuses d’essence. Mais uniquement là-dessus. Il y a pourtant un parti d’extrême-droite obsédé par l’immigration, au Danemark, avec lequel la droite propre sur elle s’allie en cas de besoin ; un contexte que nous saisissons très bien, mais un résultat différent.
La quasi totalité de la presse française rend hommage aux scénaristes de Borgen. Au Danemark, chaîne d’Etat, les scénaristes ont carte blanche répète-t’on à l’envie, et on ne leur oppose pas l’audimat potentiel, si bien qu’ils peuvent vous dépiauter un projet de loi quasi en temps réel sans qu’on les embête avec le rebondissement et le sentiment. Du coup, c’est intéressant. Pourtant nul ne relève la différence importante entre la Saison 1 et la Saison 2, d’ une tonalité bien différente. Si dans la Saison 1 Birgit Nyborg essuyait les plâtres, essayant de conjuguer idées et réalité, pouvoir et vie privée ( finissant la saison divorcée et engageant un spin doctor émouvant et cynique), dans la saison 2, elle est rôdée. Elle y a pris goût. Sacrifier un vieil ami et mentor politique ne lui fait pas peur, et manipuler la presse pour couler un récalcitrant, non plus. A l’évidence, les scénaristes ne sont pas sortis indemnes de leur étude sur la vie politique.

M’est avis qu’ils ont opté pour la version churchillienne de la démocratie : « le pire des systèmes à l’exception de tous les autres ». Cette fois, lorsque Birgit Nyborg entend décrocher un accord de paix entre musulmans et chrétiens d’un pays très pétrolifère d’Afrique au bord de l’épuration ethnique, c’est bien sûr avec de nobles intentions ( le Danemark ayant refilé toutes ses colonies à l’Angleterre avant que ça ne tourne vraiment mal, pas de contentieux qui traîne) .
Mais c’est surtout parce que le gouvernement plonge dans les sondages ; il faut un coup d’éclat, va pour l’Afrique. Au passage, on notera que les danois ne se croient pas ; ils ont conscience d’être une petite voix dans le concert des nations. Il y a plus de grandeur dans la modestie que dans l’infatuation, se dit-on alors ( toujours sur le canapé). Mais on assiste néanmoins, en direct, à la mutation d’une femme et d’un gouvernement où, les crocs de chacun rayant les parquets, on commence à se soucier davantage de ce qui sera dit que de ce qui sera fait, du commentaire que de l’action, de l’échéance électorale que du long terme.
Comme il ne faut pas désespérer Christiania, il reste de beaux sursauts, de joyeux moments, et ce qu’il faut d’humanité côté vie privée, tout de même. Mais la presse, incarnée à la fois par un politicien aigri et sans scrupule devenu patron de presse ( où vont-ils chercher tout ça ?), et deux battantes, l’une fine analyste politique portée sur la bouteille, l’autre ravissante et idéaliste essayant de concilier éthique et carrière ( elle claque la porte très souvent ) , ajoutée aux éternels sondages : gouverner devient alors une voie étroite où les idées se perdent, où la vie privée ne l’est plus du tout, où tous les coups sont permis ( bon, à côté de l’Ump, ça reste de bon ton).
Oui, l’univers impitoyable de la démocratie modèle fait pâle figure à côté de notre Dallas Ump à nous. Un peu timorés , les scénaristes nordiques. Mais quand même , on préfère largement la dame sourire de velours et tempérament d’acier, qui sait rappeler à ses alliés et néanmoins détracteurs qu’un débat sur les femmes et le pouvoir, c’est franchement vieillot. Dans un pays où les premières femmes députées furent élues.. en 1918.
[i] Ikea : après le « je fus un nazi mais c’était un errement de jeunesse », suivi de « je fus un nazi tout ce qu’il y a d’impliqué » du pdg-Fondateur, suivi de Ikea Big Brother, avec dernier rebondissement, les commandes de Billy en RDA ( travail obligatoire pour détenus), de quoi avoir le moral en kit.