L’avocat a un problème de place. Sa gamine ne peut dormir qu’avec sa mère, il migre d’un lit à l’autre. Est-ce bien de se retrouver chaque soir à lire La sonate à Kreutzer sous une couette Winnie l’Ourson éclairée par une veilleuse rose ? Réponse variable. L’avocat est arabe israélien, autant dire que le problème de la juste place, il connaît.
Ainsi débute La deuxième personne, de Sayed Kashua, humour sur le fil du rasoir, absurde du quotidien, règles ineptes, qui n’épargne ni juifs, ni arabes israéliens. Sayed Kashua, chroniqueur à Haaretz, auteur de trois romans traduits de l’hébreu en français, créateur d’une série très regardée en Israël , Travail d’arabe , qui met en scène, entre autres, un journaliste arabe travaillant dans un journal juif israélien, pris entre désirs contradictoires d’assimilation, de réussite sociale, et préservation d’une identité où il ne se reconnaît pas forcément. Le tout sur fond d’ordinaire mesquineries, empêchements, humiliations « bon enfant ». A tout cela Sayed Keshua oppose son humour, lequel , entre ironie cinglante et auto-dérision, n’est pas sans rappeler l’humour yiddish du début du XXème siècle.
L’avocat arabe israélien a tout bon : il parle un hébreu impeccable, sans cet accent qui vous classe, il habite une maison récemment bâtie à Jérusalem ( dans le périmètre autorisé aux arabes israéliens, certes, mais avec services municipaux en état de marche) , il a transféré son cabinet en plein centre ville ( et augmenté sa clientèle arabe de ce fait..) , il a femme et enfants inscrits dans une école judéo-arabe financée au nom de la paix mais où l’on a accueilli sans enthousiasme aucun les gamins issus des mauvais quartiers, il défend bien sûr les militants palestiniens interpellés ou emprisonnés, il serait – à première vue – un yuppie. Conscient d’être « presque considéré comme un traître » par quelques-uns, envié par beaucoup. N’était ce désir qui le taraude, et l’amène à bouquiner sous la couette Winnie l’Ourson ,en désordre mais avec un vrai bonheur, des livres puisés dans la littérature mondiale : celle dont les juifs semblent hériter par magie, loin, très loin, des villages aux pauvres bibliothèques des villages arabes. N’était, surtout, ce petit mot d’amour, de l’écriture de son épouse ( travailleuse sociale, c’est-à-dire, dans son esprit, un truc qui l’occupe) découvert, précisément, dans un livre appartenant à un certain Yonatan. Et dès lors tout s’effondre, à commencer par son sentiment de réussite linéaire.
Tandis que l’avocat, en proie à une jalousie de propriétaire, luttant contre de sérieuses bouffées d’archaïsmes – se ruer au tribunal de la charia pour le divorce, avant que cette garce n’ait l’idée de se rendre au tribunal israélien, où l’on ne considère pas l’adultère comme une catastrophe méritant retrait des enfants), Amir rame. Lui, il a grandi à la marge de la marge : dans un de ces villages où l’on installe les familles de « collabos », où une jeune enseignante, sa mère, a fui pour éviter un remariage forcé avec le frère cadet de son mari défunt, selon la règle. Fils de traître – en ignorant de quoi il s’agit – fils de « pute » disent les gamins de l’école.
Il est travailleur social à Jérusalem centre pour toxicos, on compte « les dossiers actifs » , soit réels, en réalité on distribue la méthadone et on s’ennuie, on se défait. C’est pourquoi il accepte un job, veiller sur un garçon de son âge, Yonatan, tétraplégique, immobile parmi les attributs du jeune étudiant israélien qu’il était, travaux photographiques, livres, recueils. Au fil des jours, avec la complicité rugueuse de Rahele, la mère « une sorte de gauchiste autrefois », qui la rabroue, le bouscule, « et ne parle plus sur ce ton larmoyant d’Oncle Tom devant sa lady blanche » - il va emprunter, habiter, transformer l’identité de ce Yonatan, devenir son double, habité par la passion de la photographie. Jusqu’à être admis à l’université Betsahel sur son seul talent, sans recourir au « quota » d’arabes revendiqué par cette fac de gauche. Quota des plus restreints, d'ailleurs. Comme pour l’avocat, la culture est la passerelle d’Amir-Yonatan.
Au passage, les considérations sur les gauchistes pro-palestiniens revendiqués et adeptes du cliché sur ces arabes qu’ils connaissent si peu ne sont pas tendres.. Pas plus que celles sur l’enfermement familial et social en milieu arabe. Les destins différents de l’avocat et d’Amir-Yonatan finiront par se croiser...
Mais surtout, dans l’intervalle, Sayed Kashua aura tiré le portrait de l’Israël urbain, loin ( en fait pas loin du tout géographiquement, mais hors regard) des colonies avaleuses de terres, de Gaza, de ces jeunes arabes israéliens nés longtemps après 1948, détenteurs d’une carte d’identité dument frappée du tampon arabe, comme il y a peu encore on lisait juif sur les passeports russes ou soviétiques, une génération respirant loin de l’étouffoir du village, mais empêchés de toutes parts par un système qui leur reconnaît une égalité devenue de plus en plus fantoche depuis la première Intifada.
Sayed Kashua, évidemment ne fait pas l’unanimité ( d’ailleurs, en Israël, c’est une précision superflue : personne ne fait l’unanimité, jamais). On le trouve trop israélien, entendez juif, trop critique, entendez conscient, trop compromis, entendez série à succès, nuisible, entendez propre à vous ruiner le nationalisme, et arabe .
Paradoxalement, alors qu’il a inventé la première série diffusée sur la télé israélienne où l’on parle en arabe ( pourtant "langue officielle" avec l'hébreu), de nombreux juifs israéliens suivent le programme ( une enquête démontre sans surprise que ce sont les progressistes, ce qui mine de rien aboutit à un solide audimat) , mais de nombreux arabes , s’ils regardent quand même, rient, et renâclent.
Normal, dit Sayed Kashua, en période où se construit une identité, on a besoin de héros, d'une pièce, je propose un anti-héros, avec ses faiblesses, ses défauts. La dérision choque , seul la tension dramatique est noble. Pas facile d’être issu de cet entre-deux, mais on ne saurait trop conseiller, à ceux qui ne pensent qu’en termes de schémas politiques, loin du réel, de passer un moment avec Sayed Kashua. On rit , on s’émeut, on entre en intimité avec ces 20% de la population, dont on parle si peu…

La deuxième personne, Sayed Kashua, traduit de l'hébreu par Jean-Luc Allouche, 355 pages, éditions de l'Olivier, 23€. Ouvrages antérieurs: Les arabes dansent aussi, Belfond, 2003, Et il y eut un matin, Editions de l'Olivier, 2006.
Sayed Kashua aux manifestations d'aout 2011
Une récente mise en ligne sur son travail d'écrivain: en arabe, en hébreu, en anglais....