«J’étais nu devant l’écran, je transpirais, je voulais aller plus vite, je ne mangeais presque plus.» Plongée dans le virtuel, virtuel qui dévore le réel, Fake, de Giulio Minghini, en dernière ligne pour le prix de Flore. Qu'il n'a pas eu.

Occasion pour ce premier roman paru en janvier dernier de cumuler les rentrées. Et donc, d’être lu. Le prix de Flore, créé par Beigbeder (lauréat du Renaudot, très dépaysant tout ça), est censé couronner «un jeune auteur au talent prometteur», mais il ne tient pas toujours les siennes, de promesses. Attentif à ce qui est tendance, ça oui.
Et tendance, le héros et double de l’auteur l’est tout à fait, de prime abord. Héritier du pauvre-mais-honnête et du dur-mais-tendre-au-fond- d’antan, ce trentenaire semble un parfait cynique-mais-blessé aujourd’hui en vigueur.
Delacero, premier pseudo du héros-double sur internet, est italien de naissance et résolu à ne pas retourner dans la mère-patrie – « faudrait la fermer, l’Italie, ou peut-être la vendre », aime-t’il à glisser, traducteur, habitant de Ménilmontant, pas riche pas pauvre, d’humeur passablement houellebecquienne, en mode nocturne comme il se doit.
Il est aussi l’homme que Judith vient d’abandonner, « je ressentis comme une brisure sèche ». Qui pleure, des fois. Il est le type auquel une amie conseille un soir de s’inscrire sur un site de rencontres, mais pas n’importe lequel : sur pointscommuns.com, fondé « sur les affinités culturelles, les goûts partagés », avec en option, des opinions plutôt à gauche. A la découverte de l’entre-soi.
Douze millions de solitaires en France, dont la moitié s’est déjà inscrite sur un site de rencontres. Il en est désormais.
Suit une très réjouissante évocation de l’apprentissage. Soigner le choix du pseudo. Celui du profil et de la photo. Soigner, surtout, le texte de présentation. Car ici, on vibre, on flashe sur une page. Le taux de vibrations est extrêmement important. Le nombre de « réactions », un formidable indicateur. Il en découle une popularité plus ou moins grande sur le site. Cela s’appelle « augmenter sa visibilité ».
Delacero inventorie gens et goûts, tout le monde adore David Lynch, ou Sophie Calle, tout le monde est – légèrement – transgressif. "Intellectuel engagé du site, combats virtuels du moins" , "concours de sainteté du politiquement correct", pas mal écrivent, "se retrouvent souvent affichés dans le top commentaires", " abusent du jeu de mots ", " j'apprendrai par la suite que tout cela fonctionne comme dans un village" il y a bien sûr quelques figures colorées, des militants, etc.. A lire Minghini, on pourrait en déduire que la problématique est la suivante : comment se distinguer du groupe, tout en y restant, au chaud ?
En ouvrant sa première apparition par « Allez, mes bobos, encore un petit effort pour devenir définitivement fascistes », suivi d’un texte intitulé « Nous signaler un contenu correct », collage de commentaires repérés ici et là, Delacero fait son entrée. Se croit malin.
S’ensuivent de très nombreux rendez-vous, féroces et tristes. Non qu’il ne croise que des disgraciées, bien au contraire. Dans cette ronde rapide, accélérée par les sms (le roman date un peu, il est pré-twitter...), les dames exercent toutes sortes de métiers intéressants, demeurent le plus souvent intra-périph’ et souvent prennent comme elles sont prises, vite. Montrer ses failles est faute de goût.
Et le livre ne serait que cela, drôle, cruel et pertinent, destiné à trouver sa place dans les colonnes de la presse que justement il épingle (Inrocks, Technikart), frôlant le mépris culturel, si.
S’il n’était un livre sur les solitudes lancées l’une contre l’autre. Les avenantes solitudes modernes.
Si l’auteur-double ne travaillait à la traduction d’un livre de René Crevel, Mon corps et moi. Si les mots de Crevel ne traversaient sa frénétique baise «… très vite il me faut reconnaître que fuyant l’idée de la mort je n’ai pas accepté non plus celle de la vie, et que tous mes actes furent de petits suicides momentanés ». S’il n’y avait, dans un style sec traversé de lueurs, un compte-rendu de l’angoisse.

Et donc, devenu un temps de « mauvaise réputation » sur le site Poinstcommuns – on peut supposer que s’échangent des messages privés sur le type – le voici prolétarisé de la rencontre chez Meetic, indifférent au retour d’intérêt que lui manifeste Judith, répondant, vibrant, flashant, réagissant, entre des séries de rencontres qui attestent d’une belle santé (laquelle s’étiole, à terme, la Wyborowa aidant). « Intermittents du spectacle de nous-mêmes, cotisants du néant amoureux ». « Pauvre dandy virtuel, pauvre rien réel », lui sms une fille. Atteint de surconsommation virtuelle, il lui arrive de quitter un lit tiède pour s’en retourner au clavier, en attente de réactions.
Ce lui unique n’y suffit plus, il se veut plusieurs « pour ce libéralisme sauvage diaboliquement déguisé en liberté » et crée, de retour chez Pointscommuns, son premier « fake », double pervers, autre pseudo, qui sert aussi bien à l’espionnage sentimental qu’à la découverte démultipliée ou à l’expression de l’enfoui.
Un premier fake emprunté à Jodorowski plaît beaucoup, mais comment font les autres hommes pour séduire ? Il devient femme, jolie, vibrant chez tout le monde, et balançant l’histoire de son inceste. Il devient Loveless, laquelle se fait retoquer pour érotisme un peu trop écrit. Bataille aurait été viré, note celui qui gère encore ses avatars.
Mais dans cette « guerre secrète engagée sur plusieurs fronts », il n’est pas si facile de vivre, lorsqu’au matin on ouvre une page ou douze fakes ont reçu des messages. D’autant que ceux-ci commencent à converser entre eux, se rembarrer, se brouiller, se fixer des rendez-vous qui évidemment ont du mal à aboutir. Et les avatars ne commenceraient-ils pas à médire de leur géniteur ? Le fake anarchiste, qui publie un long commentaire incendiaire, est poussé hors site. Lequel site accuse le coup, tout de même.
Pendant ce temps- là, dans la vraie vie, Catherine s’en va en chimio, puis s’en va tout court, il l’accompagne, puis plus. Pendant ce temps-là, une rencontre a bien eu lieu. Mais dans la vraie vie, il n’est plus de toute puissance et on peut rencontrer plus absent que soi.
Dans le virtuel, ça ne va plus si bien. « La force centrifuge qui fait tourner jusqu’au vertige mes fakes me pousse, de manière paradoxale, vers mon centre vide ». Ne reste au bout du compte – et les comptes d’abonnement sont tenus, d’ailleurs – qu’un double aimé, frère, non-encarté, dit-il, comme on dit non-abonné, à donner en patûre : René1935, ce Crevel qu’il trimballe avec lui et en lui. Profil, écrivain, relation souhaitée, amour, addictions, toutes. Annonce : « Le plus triste est que la peur d’être seul s’obstine certains soirs à devenir cette paresse douce qui à la pensée préfère la parole et le geste à la parole ». Indifférence totale et avis sur l’expression : « brouillon ».
Fin de roman en déconnexion et désintox. (D’abord je l’ai trouvé un peu paresseux, Minghini, puis en relisant, non, seul l’écran noir…)
C’est drôle, il y a quelques mois, pour un document télévisé sur la vie sexuelle des français, on a interrogé Giulio Minghini puisque, on l’aura compris, il y a vécu). Son témoignage n’a pas été retenu. Pourquoi, ai-je demandé ? «Trop intello, brouillon», m’a-t-on dit.
Fake, de Giulio Minghini, éditions Allia, 9 euros ( on serre les prix, chez Allia).

La video, qui n'est jamais allée là où je voulais, soit à la fin, est celle des Pibes chorros citée dans le livre. Pour la traduction - celle-ci, d'autres, merci de vous reporter au bouquin. Auto-modération..