Je ne savais rien de lui. Sauf qu’il était avocat pénaliste – en Allemagne, aujourd’hui – qu’il était l’auteur de Crimes, puis Coupables, vendait à un million d’exemplaires. Puis j’ai su qu’il était le petit-fils du dirigeant des Jeunesses hitlériennes, Baldur Von Schirach. Puis je l’ai lu…

Ouvrez Crimes, qui d’ailleurs s’intitule La faute en allemand, notable différence. Lisez le tout premier texte, Fête communale. Une journée d’été, si chaude qu’on l’arrose copieusement, du côté de la fanfare. De braves gens, bal des pompiers, élection de Miss Vendanges, odeur d’amandes grillées, et sous une estrade, en quelques minutes, la barbarie. Soudaine, d’autant plus saisissante qu’elle est sèchement et précisément relatée, et que cette barbarie, à un coup de téléphone anonyme près, est sur le point d’être gommée, avec retour au cours ordinaire de la vie. Puis la justice s’en mêle et échoue. Deux jeunes avocats débutants en sont déniaisés. Même pas dix pages, et vous avez, en concentré, presque tout Ferdinand Von Schirach .
La faute, les gens ordinaires, l’oubli destructeur, la barbarie qui guette. Europe, 21ème siècle naissant. Ce qui fait de lui non un avocat qui se pique de littérature – raconter tout ce que l’on doit s’interdire de dire le plus souvent , compléter l’histoire, terrible tentation – mais un véritable écrivain. Une interrogation profonde et une attention extrêmes aux fragiles de la rue, aux résurgences moyen-âgeuses dans un honnête collège, la dangereuse fièvre autour de la pédophilie, des étrangers comme privés d’histoire, un turc dont on orthographie de travers le nom, une Russe qui voudrait bien se faire une vie. Et la justice, ayant parfois l’intelligence de comprendre que l’essentiel lui échappe, ou précipitant le malheur. Le temps de cette justice, et le temps des hommes. L’émotion est empathie retenue, une matinée solitaire dans un étroit appartement toujours préférée au spectaculaire, énoncé, puis relégué.
Alors, évidemment, j’avais envie de savoir qui il est, ce Ferdinand héritier du plus sombre, neveu de juge, qui a débuté sa carrière en défendant les responsables de l’ex-RDA jugés par les magistrats de l’Allemagne réunifiée et néanmoins ouest-allemands.
On lui a posé pas mal de questions, dans son pays. Son premier livre, il y a quatre ans, Crimes ( qui reparaît en folio), fut un succès immédiat. On a mentionné, évidemment, Baldur Von Schirach, qu’il a connu au sortir de ses vingt années d’emprisonnement. Ce grand-père nazi enthousiaste de la première heure, à la tête des Jeunesses hitlériennes dont il assura l’essor et la bonne tenue idéologique, avant de se retrouver en semi-disgrâce, c'est-à-dire nommé à Vienne. Et c’est Vienne qui lui vaudra de comparaître devant le tribunal de Nuremberg, accusé de crime contre l’humanité : il fut responsable de la déportation des juifs de la ville. Il dira, au cours du procès, avoir ignoré l’extermination dans les camps, ce qui parait improbable ( l’historien François Delpla a écrit sur le sujet, je crois). Il fut aussi l’un des très rares à manifester des regrets. Baldur Von Schirach sortit de prison en 1966.

Ferdinand, lui, rappelle que deux ans plus tard, en 1968, fut votée en RFA une loi permettant de requalifier les crimes d’anciens nazis désormais jugés par les tribunaux fédéraux. Atténuation, amnésie.
Ses « histoires d’avocat » , bien souvent parlent de l’impossible oubli qui ronge souterrainement. Mais aussi de l’humaine fragilité, et il en cite un autre membre de sa famille, juge celui-là, qui résumait par avance le propos de son futur romancier de neveu : « Pendant toute notre vie nous dansons sur une fine couche de glace ; en dessous, c’est très froid, on a vite fait de mourir. La glace cède sous le poids de certains, qui passent au travers. C’est cet instant-là qui me passionne. »
En Allemagne, où depuis quelques années de nombreux romans interrogeant l’histoire récente ( toutes les histoires récentes…) se vendent énormément, Ferdinand Von Schirach tombe à pic. Coupables fait partie de la sélection du Médicis étranger. Mais en Allemagne, aux Etats-Unis, on a une longueur d’avance. L’affaire Collini, encore inédit en France, est un best-seller. Que même ceux qui s’avouent allergiques au romans judiciaires plébiscitent. Le thème : à partir d’un crime incompréhensible en apparence, le passé nazi d’un homme ressurgit ( que la justice n’a pu sanctionner). Et n’épargne pas un jeune avocat de la défense. Sur et sous la fine couche de glace, privilège de l’écrivain. Serrant au plus près le thème qui traverse ses récits.

Coupables, de Ferdinand Von Schirach, traduit de l'allemand par Pierre Malherbet, 181 pages, éditions Gallimard, 17,90€.
Crimes, son premier livre, vient de paraître en folio.