Dominique Conil
Journaliste à Mediapart

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Billet de blog 7 juin 2012

Dominique Conil
Journaliste à Mediapart

Le prix le plus bizarre de l'année

Je suivais cet éditeur réputé dans un long couloir crème lorsqu’une jeune femme du type efficace mais sensible, chignon et mèches échappées, l’a arrêté, un tapuscrit serré contre la poitrine. « Il faut que je donne une réponse », a-elle dit. J’ai entrevu un titre, un nom. Puis : « c’est vécu, l’histoire du viol. ». « Oui, oui, a dit l’éditeur, mais c’est vieux ».

Dominique Conil
Journaliste à Mediapart

Je suivais cet éditeur réputé dans un long couloir crème lorsqu’une jeune femme du type efficace mais sensible, chignon et mèches échappées, l’a arrêté, un tapuscrit serré contre la poitrine. « Il faut que je donne une réponse », a-elle dit. J’ai entrevu un titre, un nom. Puis : « c’est vécu, l’histoire du viol. ». « Oui, oui, a dit l’éditeur, mais c’est vieux ». J’ai rangé l’épisode dans un coin de ma tête, étant plutôt ruminante. Jusqu’à réception de ce mail.

Illustration 1
© Philip Belger

Ah, ah, me disais-je, non seulement il faut du vécu, mais du vécu frais. Pas étonnant qu’on reçoive tant de ces romans qui racontent tout et disent si peu. Et puis, il y a quelques temps, arrive ce mail qui annonce la création d’un nouveau prix littéraire, le Prix du roman-news.

Il n’y a pas pénurie de prix, en France, presque 2000 par an, un blog leur est dévolu, avec informations quotidiennes ; j’ai même une amie, écrivain, quasi spécialiste du petit prix modestement rétribué, aux critères parfois surprenants ; c’est toujours plus que ce que me verse mon éditeur, dit-elle.

Mais le prix du roman-news ? C’était intrigant. Voyons l’argumentaire. «L’actualité traitée comme un roman stimule de plus en plus la création littéraire et inspire les auteurs d’aujourd’hui : une situation, une histoire ou bien des protagonistes ayant existé dans la réalité sont «mis en romans» par des auteurs comme Florence Aubenas en 2010 (Le Quai de Ouistrehram, éditions de L’Olivier).(..) Le Roman-News croise les domaines de l’imaginaire et du documentaire dans ces ethnos-fictions nourries d’enquêtes ».

Le premier problème, c’est que Le Quai de Ouistreham n’est pas un roman du tout. Il suffit d’écouter Florence Aubenas en parler, ci-dessous, c’est bien de journalisme, au sens le plus noble, qu’il s’agit. La différence n’est pas petite, et il n’est pas inutile de le rappeler, à une époque où la presse est si souvent suspectée : le journaliste n’a pas le droit d’inventer. Ni citations, ni retouches  au réel. Inventer, en jargon journalistique, porte un nom, bidonner. Et ce n’est pas un hommage à la créativité. Ce que l’on comprend, aussi,  c’est que pour Roman news, une enquête remarquablement écrite relève forcément de la littérature.  Là, c’est au journalisme que l’on ne rend pas hommage…

© Librairie Mollat

 Notre argumentaire mentionne aussi « des protagonistes ayant existé ». Le problème, là, c’est que lesdits protagonistes ont de plus en plus tendance à continuer d’exister alors même que l’écrivain s’empare d’eux ( en changeant les noms, pour marquer l’entrée dans la fiction). Inutile de revenir , une fois encore, sur le droit du romancier à s’emparer du réel, qui suscite régulièrement des pétitions chics. L’écrivain s’est de tous temps nourri du réel, qu’il s’agisse de proches, d’événements, de sa propre vie, de personnages publics ou d’inconnus croisés dans un métro. Les questions sont ailleurs.

Ce qui a changé, c’est le temps. Comme dirait notre éditeur du début, ne laissons pas vieillir les « bons sujets ». Evènements et faits-divers  sont dévorés-digérés par le littéraire avec célérité, à peine le temps de respirer. En septembre dernier, Emmanuel Carrère, dans un entretien, s’interrogeait à propos de l’affaire Strauss Kahn : « lequel d’entre nous va s’en emparer ? » Hélas, ce fut Marc-Edouard Nabe  .. On ne peut pas dire que les choses sédimentent. L’imaginaire est instantané.  « Faites infuser davantage », écrivait Michaux, et ce qui vaut pour le désespoir, vaut souvent pour l’écrit…

 Quant aux « protagonistes ayant existé », et dont l’histoire a fait la Une des journaux, à eux d’exister avec des fictions qui s’autorisent ce que le journaliste doit s’interdire : lorsque Régis Jauffret décrit la jouissance d’une jeune fille séquestrée et violée par son père, le passage est si fort qu’il apparaitra à beaucoup comme une vérité. Mais c’est elle, à supposer qu’elle lise le livre, qui devra vivre avec ce qui n’est peut-être que le  fantasme du romancier.

Car, revenons à notre argumentaire. Bien sûr, il invoque Truman Capote, et De sang froid. Capote avait repéré un court article sur une affaire criminelle.  Le court article l’a entraîné dans une enquête, doublée d’une aventure humaine intense.. « Perry et Dick ont été pendus mardi dernier. J’étais là parce qu’ils me l’avaient demandé. Ce fut une épreuve atroce. Dont je ne me remettrai jamais complètement. Je vous en parlerai un jour, si vous pouvez le supporter. » L’écrivain Capote est mort, lui aussi, ce jour-là…

Illustration 3
Truman Capote © DR

Perry Smith et Dick Hickock devinrent célèbres par le livre, et non l’inverse. Aujourd’hui, la promotion de l’œuvre littéraire aurait  souvent tendance à se faire sur le sujet – connu d’un grand nombre – et toutes les attachées de presse vous le diront, il est plus facile de convaincre à partir d’un thème d’actualité , lequel s’insérera sans heurt dans une « thématique » ou une autre, qu’en parlant d’une œuvre complexe, éventuellement dérangeante, qui ne revendique aucun lien avec un réel identifiable par tous.

Est-ce si grave ? Même les despotes les plus performants n’ont jamais réussi à contrôler la littérature et l’imaginaire. Jamais complètement, en tout cas. La nécessité intérieure, le vacillement, les fulgurances, l’échappée des mots perdurent. Mais les éditeurs  - soucieux de vendre, il le faut bien – ne seront-ils pas de plus en plus tentés de choisir des, euh, disons roman-news ( ce qui n’exclut pas des oeuvres véritables ?)

Quelle était donc la sélection de ce prix parrainé par le Drugstore publicis et le magazine Stiletto ?  De Marc Dugain à Jean Rolin, de Simon Liberati à Shumona Sinha ( en compagnie, c’est l’évidence, de Tout tout de suite de Morgan Sportès , et Claustria de Régis Jauffret).

Et qui est le lauréat ?

 Là, j’ai éclaté de rire : Boualem Sansal, pour  Rue Darwin,  ( voir par ailleurs l’article d’Antoine Perraud).  Côté réel, bien sûr, colonisation et guerre d’indépendance ont existé, tout comme la maison close  de Djéda où le narrateur commence son existence,  tout comme la corruption, mais Boualem Sansal aura laissé infuser cinquante ans sa propre histoire. Avant de l’écrire. Tout le contraire de « l’actualité traitée comme un roman ». Et ce n’est pas plus mal…

Illustration 4
Jean-Louis Debré, Michel Schneider, Véronique Nichanian, Mohammed Assaouï, Boualem Sansal, Isabelle Giordano © DR

Rue Darwin, Boualem Sansal, 256 pages, éditions Gallimard, 17,50€.

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