Ceci vient en complément d’un commentaire très propre sur lui des articles de Mathilde Mathieu sur le projet de réforme de l’enseignement du français au collège. Maintenant, on passe au vécu, ça compte aussi, et à ce qui suit immédiatement. Imaginez que votre enfant, ayant résisté aux apprentissages mécanistes du collège, manifeste soudain une fâcheuse passion pour les lettres. Comme ça : de la série chair de poule à Maupassant, sans prévenir. Sauf à vivre sur la planète Mars, vous savez déjà que l’époque où les littéraires se pavanaient dans la cour du lycée – nous, les êtres pensants – est révolue depuis longtemps. Ce que vous ne savez pas, c’est que l’enfant, qui n’en est plus un, allongé sur son lit en train de bouquiner, s’embarque innocemment sur une voie quasi destructrice.
La seconde va s’achever, on peut trouver 24 occurrences des mots avenir et orientation lors des discussions familiales. Car c’est là que se joue le premier round, généralement. Les aspirants L s’entendent dire que lettres, ça ne sert à rien. Que ça ferme toutes les portes. Qu’ils vont finir profs, à ce train là. Qu’ils feraient mieux de faire S, et si vraiment ils veulent étudier les lettres après, on verra. Que L c’est pour les nuls, maintenant. Les rangs se clairsèment.
Le second round se joue lors du conseil de classe qui va décider de l’affectation des élèves. Les professeurs, la direction de l’établissement, les délégués élèves, les délégués parents, et une pile de dossiersqui interdit les discussions oiseuses, vu le temps imparti. Ce n’est pas très compliqué: il y a ruée générale vers la filière S, faut trier. La jeune fille brillante, qui sur sa fiche de renseignements, a noté qu’elle terminait un second roman, à déjà expliqué à son prof principal qu’elle demanderait S, parce qu’en L, « le niveau est trop faible ». On expédie donc une partie des dossiers vers ES (je résume) et puis, voici les L. Une poignée de passionnés, certains tout désignés en raison d’un niveau calamiteux en maths, et un groupe indécis, qui effectivement se retrouve en L faute de mieux. Avec la bénédiction des enseignants. Pourquoi ? «Ils veulent fermer une classe de L, pour maintenir, on est bien obligés.» A eux, ces exilés du L, les « résumés de livre » sur Internet , les « profils », toute une panoplie qui vous permet de boucler un bac littéraire sans jamais avoir lu une œuvre dans son intégralité, hormis les trois imposées pour le bac, et encore. Pendant ce temps, votre enfant qui n’en est plus du tout un, s’éprend de la philosophie, traverse une phase Lautréamont qui lui donne mauvaise mine, lit jusqu’à l’aube. Les réactions, autour de lui et de son choix, devraient tempérer son enthousiasme. L ? Ah. (sous-entendu, quelque chose a mal tourné). Mais c’est très bien aussi, au moins il va profiter de son adolescence (sous-entendu, ne fichent rien). Ou carrément: c’est dommage, il est très intelligent. Prépa, quand même? Après la prépa, ou sans la prépa d’ailleurs, arrive la fac. Car il s’entête. Il a un appétit persistant pour l’art, la littérature, la philosophie, l’histoire, etc. Bien sûr, il y a quelques filières un peu sélectives, avec admissibilité restreinte. Mais ça ne change rien, tout le monde vous le répète : la fac, c’est une catastrophe. Du point de vue de l’organisation et des moyens, en effet. Ah ! Cet atelier d’écriture douillettement niché dans un sous-sol, entre trois portes où était placardé : attention, désamiantage en cours. C’est risqué, littéraire. Le niveau est nul. Ceux qui répètent cela, sans jamais poser de question, devraient exhumer leurs vieilles copies, et comparer, ils auraient des surprises. La fac de lettres-alibi, c'était il y a longtemps. Pour ce que je peux en voir, les exigences sont grandes, et le taux d’abandon en témoigne même s’il n’est pas seulement motivé par un échec. Les enseignants ? Il en est de passionnants, extraordinaires et d’autres... comme toujours. Heureusement, entre eux, ils s’enthousiasment, débattent savamment (y compris sur les séries HBO, le blocage-non blocage de la fac, le rap américain, ce sont des personnes normales, en dehors de leurs études). A les écouter, je me dis que voici des têtes bien faites. Des gens d’un niveau culturel enviable. Certains veulent être artistes, peu y parviendront, comme toujours. Le candidat Sarkozy, interrogé par un journal gratuit, avait bien expliqué que les étudiants en lettres, et plus généralement en sciences humaines, ne pouvaient pas s’attendre à ce que l’Etat continue de financer des études aussi superflues (ce n’est pas du mot à mot, mais c’est bien l’idée). Master 1, master 2. Je convoque le littéraire : vos projets ? Vos impressions ? Il n’a pas trop le temps, un mémoire sur le feu. Il va tenter un concours prestigieux, moins par désir que parce que «c’est le seul moyen d’obtenir un peu de reconnaissance». Tout au long de son cursus, on ne lui a jamais demandé ce qu’il étudiait, ni quels pouvaient être ses résultats. « Bons, mauvais, ça n’a pas d’importance, on te fait comprendre que tu es dans la filière des losers, sur l’autoroute qui ne mène nulle part. » Puis il ajoute : « Mais ça a du bon. Tout ça, le mépris, le manque de moyens même, ça t’apprend à te battre pour ce que tu aimes. Ce qui ne tue pas rend plus fort, hein ? » Encouragez donc vos littéraires à poursuivre dans la voie qu’ils choisissent : s’ils ne sombrent pas dans l’auto-dépréciation, ils en sortiront armés pour la vie !