Dominique Conil
Journaliste à Mediapart

135 Billets

3 Éditions

Billet de blog 8 mai 2013

Dominique Conil
Journaliste à Mediapart

Pour Anne-Lise Stern

D’Anne-Lise Stern, psychanalyste, d’autres, à commencer par Elisabeth Roudinesco, parleront bien mieux que moi. D’Anne-Lise Stern, petit courrier de la Résistance (le mot est d'elle), dénoncée, déportée à Auschwitz, Bergen Belsen et Theresienstadt, elle a parlé elle-même, elle a dit « sa seconde naissance », elle l’a écrite. Mais quand même.

Dominique Conil
Journaliste à Mediapart

D’Anne-Lise Stern, psychanalyste, d’autres, à commencer par Elisabeth Roudinesco, parleront bien mieux que moi. D’Anne-Lise Stern, petit courrier de la Résistance (le mot est d'elle), dénoncée, déportée à Auschwitz, Bergen Belsen et Theresienstadt, elle a parlé elle-même, elle a dit « sa seconde naissance », elle l’a écrite. Mais quand même.

Jenny Aubry, Lacan qui sut l’entendre, les années à Marmottan avec Olievenstein, pareil. Je n’ai pas connu, non plus, le fameux Laboratoire de psychanalyse à la Bastille – une psychanalyse ouverte à tous, ceux qui n’avaient pas l’argent, ceux qui n’avaient pas non plus, pensaient-ils, les mots. Mais c’est Pierre Alien, l’un des trois aventuriers du lieu avec Renaude, qui m’a fait connaître Anne-Lise, alias la tour de contrôle pour ceux qu’elle nommait la famille,  les gens qu’elle s’était choisis.  Quelques-uns sont morts avant elle.

Je fus étonnée : j’attendais quelqu’un d’impressionnant , j’avais imaginé une femme longue, émaciée sans doute, au verbe rare, austère. Elle était petite, le visage plein, l’œil rieur et même ce jour-là, je crois, portait deux tresses serrées autour de la tête et un panier débordant. Le verbe n’était pas rare, mais pouvait, en quatre mots, donner à penser. L’impressionnant était ailleurs.

Dans ses séminaires, pendant des années, chez elle, à Vaugirard ou encore à la Maison des Sciences de l’homme,  des gens très divers, parfois des gens qui jamais n’auraient, d’ordinaire, suivi un séminaire quelconque, venaient l’écouter. Là, comme le reste du temps, elle pouvait  en une lecture-association-montage attraper une publicité pleine page, le lapsus d’un politique, le graphisme d’un titre, le sens enterré d’un paragraphe dans un article, et détecter, dans cet anodin,  le totalitarisme en filigrane, la référence cachée, et inconsciente, au nazisme, un désir d’y retourner bien enfoui, un retour sur silence, l’enfer derrière les nobles intentions.

Des fois, on disait qu’elle exagérait. Des fois, souvent, son savoir-déporté ouvrait sur une intuition fulgurante, et juste. Dans la confusion des signes, des discours, des images, ça va manquer.

Mais de cela aussi, signifiant et signifié, bien d’autres parleront mieux que moi.

Reste une conversation dans la pénombre d’une pièce, un jour. Déterminante. Reste le coffre de sa voiture, ouvert sur un empilement de tissus, d’objets, de machins , une récolte Emmaus : «  Je te donne tout, mais à condition que tu ne jettes pas. » Le gâchis, ça l’énervait. Total, quatre affreux rideaux moutarde sont toujours là, pliés dans le placard.

Reste sa maison en Normandie – où de fait, elle jetait peu !- les cueillettes de champignons, elle était championne. C’est comme ça qu’elle m’a parlé de l’Allemagne, celle de son enfance, avant que son père, psychiatre et engagé politiquement, ne s’exile en France à l’arrivée d’Hitler. C’était une autre Allemagne, la gamine nue courant autour de la table pendant que les adultes discutaient sans fin, des amours et des amitiés, des fraternités, un appétit de pensée, une liberté de vie que le nazisme allait éradiquer de son mieux, et qu’on ne reverrait pas de sitôt. Et jamais pareil. Il m'en reste un souvenir vivace et obscur comme ceux de l'enfance, un lac, les corps bronzés d'un groupe d'amis, une maison en lisière, je ne sais pas si c'était une photo, un récit: c'est là..C’est en me parlant de cette Allemagne-là, mais aussi de l’Allemagne d’aujourd’hui, qu’elle m’amena à lire une littérature que je boycottais sans même l’avoir décidé. Rien que pour ça…

C’est en jouant au scrabble que je compris, un peu au moins, les années passées auprès d’ « Olive » et des toxicos à Marmottan. C’est en urgence un jour qu’elle a trouvé la bonne adresse pour un proche comateux, me prévenant que nous allions dans le mur, parti comme c’était. Je l’avais trouvé dure, et nous sommes allés dans le mur.

Et puis, elle a écrit et publié  eu Seuil Le Savoir déporté, un ensemble de textes, dans le droit fil de ses séminaires, de sa vie,  mais écrit. Françoise Samson, son amie, en recevant pour elle, à Venise, le prix Œdipe 2005, en parlait ainsi : «C’est un alphabet pour nous apprendre à lire, les graffitis, les sigles, les dessins, les photos et les mots sur les murs, sur les écrans de télévision, de cinéma, d’ordinateur, sur l’écran de nos fantasmes, lire les tatouages sur les corps, ceux par exemple des jeunes d’aujourd’hui, rencontrés dans nos vies privées, mais aussi sur les divans ou dans les institutions diversement «psy», les lire aussi sur les pages des journaux, des publications en tout genre, y compris psychanalytiques.C’est un Baedeker, précis et d’une rigueur acérée, où nous repérer dans les ruelles tortueuses et parfois nauséabondes qu’empruntent les signifiants, même et surtout si les dites ruelles sont pavées des meilleures intentions, pour mieux nous égarer de leur sens mouvant,pour mieux égarer notre sens de l’orientation juste. Le regard d’Anne-Lise découvre pour nous d’innombrables lieux, d’où on a un point de vue dégagé de tout préjugé, de tout préfabriqué, de toute langue de bois. Enfin, on respire!(…)

 C’est un album de photos qu’Anne-Lise nous offre comme album de famille, de famille humaine, mais aussi psychanalytique et politique : juifs, écrivains, allemands, médecins, polonais, historiens, français, psychanalystes, goys, cinéastes, beurs, femmes, chanteurs, peintres, drogués, blancs, tchèques, poètes, hommes, américains, noirs, enfants, italiens, psychologues, salauds et héros, morts et vivants, célèbres et inconnus, s’y retrouvent côte à côte, instantanés pris sans jugement qui condamne, sans faux semblant, souvent même avec une sorte tendresse, une tendresse sans illusions et un peu rêche . «"Der Posten ist auch ein Mensch" - le garde lui aussi est un être humain. »

Illustration 1
© 

Mais c’était désormais écrit. Ca fragilise. Questions encore et encore au téléphone. Est-ce que vraiment ça pouvait intéresser ? Et ça, c’était juste, de l’avoir laissé ? Et cette interrogation presque timide, à 83 ans : «  Tu crois que je peux devenir écrivain ? » Ca intéressa, et ça n’a sans doute pas fini d’intéresser ( cherchant le livre, une fois de plus je l’ai donné, ou prêté). Elle enquiquina le Seuil pour aller au Salon du livre, et je l’y rejoignis, sûre de la trouver épuisée dans la foule, voire délaissée derrière sa pile de bouquins. Pas du tout : Joseph Bialot et elle, en pleine séduction complice, rigolaient bien. Ils s'amusaient davantage que la plupart des auteurs en dédicace.

Il a fallu qu’elle se casse la clavicule pour qu’on s’aperçoive qu’elle n’avait pas de sécurité sociale. En marge, sans filet. Le filet ce fut, ces toutes dernières années, ces amis proches, fidèles, là.  Pour tout. L’an dernier à la même époque, ils ont envoyé un courrier pour dire qu’Anne-Lise allait mieux. J’appris alors que ses indemnités de déportée, elle en avait fait don. Que la mairie du XIV ème envisageait de lui décerner une médaille. Auront-ils fini d’envisager à temps ?

A l’enterrement d’Anne-Lise Stern, il y aura des noms connus, inutile de les citer. J’espère qu’il y aura aussi des accrochés des fracassés de la vie, des bizarres, des qui sortent on ne sait pas d’où, des qui ne lisent pas les nécros du Monde. Ce serait juste.

Ajout:

Sa famille et ses amis

ont la douleur d’annoncer le décès de

Anne-Lise STERN

psychanalyste,

rescapée d’Auschwitz-Birkenau,

survenu  le 6 mai 2013  dans sa quatre-vingt-douzième année.

Un hommage lui sera rendu le mardi 21 mai à 14 heures, en la salle omniculte du funérarium des Batignolles, 1, boulevard du Général Leclerc, à Clichy (Hauts-de- Seine), suivi de l’inhumation à 17h, au cimetière du Montparnasse, 3, boulevard Edgar Quinet, Paris 14ème

Bienvenue dans Le Club de Mediapart

Tout·e abonné·e à Mediapart dispose d’un blog et peut exercer sa liberté d’expression dans le respect de notre charte de participation.

Les textes ne sont ni validés, ni modérés en amont de leur publication.

Voir notre charte