Dominique Conil
Journaliste à Mediapart

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Billet de blog 14 janv. 2013

Dominique Conil
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Tabloïd city : c’est un journal qu’on assassine

Que fait un formidable journaliste lorsque disparaît  – et ce n’est pas seulement  pour motif économique – la presse qu’il aime,  l’irremplaçable rencontre avec les gens ? Il peut écrire un brillant polar, avec victimes de chair et d’os, et victime réelle..

Dominique Conil
Journaliste à Mediapart

Que fait un formidable journaliste lorsque disparaît  – et ce n’est pas seulement  pour motif économique – la presse qu’il aime,  l’irremplaçable rencontre avec les gens ? Il peut écrire un brillant polar, avec victimes de chair et d’os, et victime réelle..

Illustration 1
© Richard Perry

D’habitude, les préfaces, je les lis après le livre. Quand je les lis. Mais ici, François Forestier raconte un coup de foudre journalistique, un moment de sa vie, et c’est la meilleure introduction possible au roman de Pete Hamill. Voici, donc, en bref : le 19 septembre 1985, tremblement de terre à Mexico, 45 000 morts, les incendies ravagent la mégapole, heure par heure tout est dit et indistinct. François Forestier est à Los Angeles, lui, et se demande comment « traiter » l’après-guerre du Viet-nam. « Traiter » n’est pas le mot employé par François Forestier, c’est celui qu’on entend maintenant partout. On « traite ». Ca vous a un petit côté transaction, de celui qui écrit à celui qui lit : pas de dérangement et digestion facile.

François Forestier – 19 septembre 1985 – ouvre alors le Village Voice devant le Pacifique très gris et il lit un article-fleuve, du type « gonzo », ce gonzo qui n’est pas triomphe de l’ego sur l’événement, mais subjectivité et sensibilité revendiquées. Pete Hamill, le type qui a écrit l’article,  ne raconte pas 45 000 morts anonymes, rendus indistincts par le nombre, mais une traversée de Mexico à la recherche de son pote, un boxeur mexicain. Rien de plus, mais cet article-là, ce disparu-là, on ne les oublie plus.

 Or donc, voici, dans Tabloïd city,  Sam Briscoe, 71 ans, à la tête de la rédaction du dernier quotidien du soir de New York, le NY World. Il s’est fait à pas mal de choses. Non, on ne choisit plus la Une avec angoisse ( salle de composition, linotypes, zéro option de rechange) mais sur écran, où s’affichent quatre possibilités, buzz et ventes dans la mire plus que hiérarchie de l’info. Il fait avec. Il n’y a plus de correspondants à l’étranger : tout le monde s’en fout et ça coûtait trop cher. Tendance lourde de la proximité, pour le reste de la planète on donne les brèves. On ne peut pas traîner non plus dans la proximité, s’agit de saisir vite les profils.

Illustration 2
© DR

Briscoe, à la tête d’un de ces super journaux locaux que deviennent les grands titres, n’est pas un pur au dessus de tout, il est un homme aux manches retroussées qui a des nostalgies, et fait avec ( on note quand même qu'à l'heure de la mondialisation, la presse est en repli territorial, phénomène général excellente façon de regarder le doigt plutôt que la lune). Le problème, il le sait,  avec l’actualité on line, c’est qu’on a l’impression de l’avoir déjà lue. Massacres ou dépression économique ( « S’ils ont encore un job, c’est une récession. S’ils n’en ont plus, ça s’appelle une dépression ») seuls les humains font d’une information un article. Seule la rencontre mue le profil ( untel, 36 ans, chômeur) en une personne. Mais qui fait encore la différence ? Sûrement pas le nouveau propriétaire du journal, héritier du titre.

Briscoe est aussi l’amant –  au long cours et intermittent- de Cynthia, riche, mécène, discrète, .En l’espace de quarante-huit heures, et en trois parties, des dizaines de césures,  Sam Briscoe verra tout disparaître : l’amour et le journal.

Pete Hamill romancier, comme Pete Hamill le reporter, ne triche pas avec les genres, il les  sert et s’en sert. On ne lâche pas une seconde, une enquête a lieu, on navigue entre des dizaines de blocks,un New York aimé, des dizaines d’êtres, des seconds rôles qui jamais ne sont négligés et pourraient être premiers dans un autre monde, le post-11 septembre revient en boomerang dans l’affaire, de folles soirées s’achèvent mal, les petites mains du journal ne sont pas si petites, c’est impeccable. Mais le cadavre est ailleurs.

Illustration 3
© DR

 Pete Hamill dit aussi une autre histoire. L’héritier du New York World n’est pas particulièrement mal intentionné, il est bien éduqué, voire équipé d’un minimum de sensibilité. Il zigouille  le journal-papier  pourtant encore vaguement rentable, en 48 heures, en fait  un site internet.  Pourquoi pas, merci pour les arbres ? Sauf qu’il parie, pour cela, sur un journaliste que Briscoe a viré, parce qu’il confondait le buzz avec l’information, porté par l’attention volatile du lecteur , un type qui  préférait le commentaire du réel à la rencontre avec celui-ci,  la croustillante présentation de ragots au portrait. Qui pariait sur la circulation plus que sur le contenu. Bref, un gars plein d’avenir à court terme, un imperceptible qui ne veut surtout pas demeurer un invisible.

Ce ne sera pas si simple, car des transmissions ont eu lieu, tout de même, des relèves incertaines s’opposent, de jeunes journalistes grattent, qui se souviennent des visages, qui acceptent d’être traversés  par la vie et  vérifient leurs informations, à l’ancienne. Dans un récent interview, Pete Hamill raconte que lorsqu’il a décroché sa carte de presse, dans les années 60 ( la génération qui accéléra grandement la prise de conscience au moment de la guerre du Vienam : en y allant), il a dormi un mois avec . Le jeune Fonseca est de ce tonneau-là.

 Comme lorsqu’il cherchait son ami boxeur dans Mexico en flammes, Pete Hamill suit un fil,  ne prétend pas tout dire et raconte beaucoup. Bruine sur brownstones –   excitation des gyrophares, bars,  excitation de l’info, du « retour  d’info », retombée du tout. Parmi ses dix romans préférés, Hamill cite Les illusions perdues et Le dur métier de vivre…

Lorsque le roman s’achève, Briscoe n’est pas dans la salle de rédaction, ni à Washington square. Il  est quelque part dans la 14 ème rue,  église Notre-Dame de Guadalupe. Il n’a rien de spécial à y faire, sauf allumer des cierges, allez : « Pour Cynthia et Mary Lou, bien sûr. Mais aussi pour Ali Watson. Pour Sandra. Pour son enfoiré de petit copain. Pour tous les autres, ces solitaires qu’il a aperçu dans leurs appartements. Pour les pauvres femmes qui récurent les bureaux jusqu’à minuit. Pour les junkies échoués dans les embrasures de portes. Pour ma femme morte depuis longtemps. Pour tous ceux du journal. Pour le petit Fonseca qui pensait arborer sa carte de presse pendant des années et maintenant..

Pour tous ceux-là. Les gens de la nuit. »

Ce n’est pas triste, ce n’est pas nostalgique. C’est noir. Quand on lui propose de « suivre » (version premium de « traiter ») la refonte internet du NY World, Briscoe décline l’offre : il préfèrerait ne pas.

Et Tabloid city devint best-seller.

Illustration 4
© 

Tabloid city, Pete Hamill, traduit de l'américain par  Daniel Roche, 403 pages, éditions Balland , 21,90 €

Pete Hamill est sur twitter, et il a un site…

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