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Billet de blog 14 avril 2015

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Gisèle Bienne, à feu et à sens

Comme l’écrivait Goethe, être adulte, c’est avoir pardonné à ses parents. Mais parfois les parents, eux, ne pardonnent pas aux enfants. Gisèle Bienne avait commis une faute: écrire le livre qu’il ne fallait pas.

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Comme l’écrivait Goethe, être adulte, c’est avoir pardonné à ses parents. Mais parfois les parents, eux, ne pardonnent pas aux enfants. Gisèle Bienne avait commis une faute: écrire le livre qu’il ne fallait pas.

Illustration 1
© DR

Retour sur les lieux du crime et récidive : contrairement aux maisons, les mots restent…Ca fait quoi, un roman, à ceux qui s’y retrouvent ?  Tant de ravages possibles : le vrai sujet de La brûlure, qui est aussi comme une  saga familiale trouée .

On ne peut écrire qu’avec ces fulgurances venues du réel, il faut souvent être précis, car on suit alors une piste très incertaine : le nécessaire. Ce que Deleuze a bien mieux dit et expliqué que moi, pas de création sans nécessité. Sinon, il ne reste qu’à romancer gentiment,  inventer des histoires ( Deleuze, « sinon, il n’y a rien.. »).

Marie-salope,  publié en 1976 par les éditions des Femmes, était un premier roman et fut un beau succès. Comme souvent, nourri d’autobiographie et relatant un été particulier dans une ferme champenoise, où une adolescente résiste avec les moyens du bord  à ce que l’on pourrait appeler le dressage des enfants, et des filles surtout. Mais on va le voir, relu à hauteur de 2015, il dit aussi tout autre chose, sur l’agriculture entre autres, puisque campagne relève désormais du lexique loisirs.

 Dans La brûlure, une  femme conduit et traverse la Champagne pouilleuse qu’aujourd’hui on préfère nommer crayeuse. « Elle roule en lisière des champs et de leurs chemins de craie ». Elle ne perd pas de temps, même si, elle le sait, il est trop tard. Tout a brûlé quinze jours plus tôt, la ferme magnifique, le pigeonnier, même les grands arbres autour. Un incendie total, invincible. Il faudra tout abattre. Fin d'été, la femme au volant traverse des villages endormis et longe des champs de chaumes ras, avec son immatriculation 51, Reims, pour arriver au lieu d’où elle était partie, des années avant : 10, Aube.

Elle a été bannie sept ans plus tôt de cette maison où elle avait été l’« enfant numéro trois ». Pas l’aînée ni la petite, entre. Elle s’est distinguée : de toute la fratrie, elle est celle qui fut envoyée en pension, celle qui est sortie de la ferme, qui a tant lu, qui est devenue enseignante. Qui a écrit, et publié, donc. La boute-feu. Ca fait quoi, un roman, à ceux qui s’y retrouvent ?

 Il ne s’agit pas ici de ces procès, de gens qui se reconnaissent ou se sentent dépossédés, telle la lectrice de L’amour et les forêts, multi-primé,  qui   dit retrouver ses mails et des pans de son manuscrit-confidence, dans le livre de l’auteur qu’elle admirait, Eric Reinhardt. Rien de ce qui nourrit si bien le para-littéraire.

 Bien plus cruel qu’un procès, c’est le rejet des proches, des très proches, qui ne disent pas que  tout est faux, ou qu’ils se sentent volés, mais que le silence c’était mieux. Est-ce que tu peux me dire, toi qui m’a… Est-ce que je n’ai pas fait de mon mieux ? », demande sept ans plus tard la mère, inflexible au cœur fragile, quand enfin elle reçoit l’exclue dans l’appartement provisoire.

C’est plus facile avec le père, qui sait aussi fuir quand ça tourne vinaigre ; dans les décombres de la ferme, où la chambre de l’adolescence a disparu, ils sont deux à reconnaître la vie d’avant dans les cendres, profondément complices. Sept ans de réflexion, de bannissement, la sœur que vous avez aidée pour ses études et qui vous prie de ne pas venir à son mariage.

Illustration 2
© DR

 Numéro trois fut virée, traître à la famille comme on peut être traître à sa classe. Mais voyez comme le temps de la littérature, comme celui de la vie, a besoin de s’étirer, de méandrer : Gisèle Bienne a publié en 76, a vécu l’incendie sept ans plus tard, publie  le récit suivant en 2015. Entre temps, elle a écrit de nombreux romans, publié sur Katherine Mansfield ou Richter, mais aussi pour les enfants et les adolescents. On regarde ses photos : souvent une casquette de type Gavroche résolument années 70, des écharpes entortillées et quelque chose de rieur.

La collection Un endroit où aller, chez Actes sud, est, comme son nom l’indique, un lieu un peu à part, voulu par Hubert Nyssen alors que sa maison d’édition avait tellement grandi. Elle a fait le juste choix de publier , en continuité dans le même volume, La brûlure et Marie Salope, qu’à l’heure de son succès national je n’avais pas lu.

La brûlure est le texte du rapprochement sinon celui de la réconciliation. L’instant où les parents sont assez adultes, ou assez blessés, pour pardonner à l’enfant. C’est la suite, dans un monde où nous savons si vite, sans suite aucune. Marie Salope – expression qui consacre aussi les garçons manqués – était le livre de la rupture. En 2015, lire que l’on rase les cheveux de la fille rétive au coiffeur, l’exploitation du fils aîné qui ne supportera pas de lire qu’il l’est, exploité, la merde que l’on fourre dans la bouche de l’enfant un peu tardive côté propreté. Oui. Rien d’un Eden bucolique, et pourtant, un trouble. Comme un bénéfice collatéral de lecture,  cette adolescente qui se consume pour l’assistant du vétérinaire, traverse une cour peuplée d’oies et de poules, une étable où chaque vache porte un prénom. Dans ce monde là – déjà traversé pourtant, par de géants engins qui condamnent à court terme l’arbre creux préféré – il n’y a pas de vacances. Mais un sens de la vacance. La fille dévore les livres dans l’immobilité de l’été, le père chaque jour s’octroie un temps à lui, immuable : allongé dans le foin de la grange ( et clope au bec..) il écoute son transistor et rêve avant de retourner aux champs. Quand avons-nous vu pour la dernière fois un agriculteur allongé dans le foin odorant ? Au cinéma, sûrement.

Illustration 3

La brûlure, suivi de Marie-Salope, de Gisèle Bienne, Actes Sud, collection un endroit où aller, 393 pages, 22 €.

En prime et pour le plaisir, un extrait de Bovines, d'Emmanuel Gras, petite merveille qui aura rempli les salles avec un film sans commentaire aucun, et dévolu aux vaches.

Bovines - Film-annonce - Au cinéma le 22 février 2012 © HAPPINESSDISTRI