A l’évidence, la section littéraire de Mediapart est d’une incompétence crasse en matière d’investigation. Par contre, on lit. Et c’est parfois réjouissant, quand un écrivain, un vrai, se retrouve propulsé people.
Tourner les pages dans le silence de l’après-midi, d’un livre intitulé Des jours que je n’ai pas oubliés, en y croisant les Lettres à Lou d’Apollinaire, Venise, Rome, et surtout une femme aimée, qui s’éloigne. Taper d’un index négligent, google, Amigorena, et vlan : en trois jours les entrées se sont démultipliées, photographies, radios, journaux. L’écrivain, auteur de sept romans tous publiés chez POL, qui figurait l’an dernier, avec l’admirable Première défaite dans la sélection du prix Médicis, qui est aussi scénariste, et réalisateur, a décroché son quart d’heure de célébrité : le voici ex de Julie Gayet.
Ex, il l’est. C’est même le thème récurrent qui traverse son œuvre, collage de textes anciens et nouveaux, observation du délitement de l’amour, ressassement, exil répété pour lui, fils d’exilés argentins. Donc, ni Europe, ni Terrafemina.com, ni aufeminin.com, ni Voici, ni Grazia n’ont tout à fait tort. Amigorena est un flamboyant ex littéraire. Comme on ne peut pas tout faire, ils n’ont pas lu pour autant ( on ne mentionne pas l’Express, qui a lu, lui, mais trouve qu’il y a des « envolées kitsch », épinglant ainsi...Apollinaire).
Alors bien sûr, on confond les titres, on confond les amours, quand on n’oublie pas, tout simplement, que le monsieur écrit. Mais qu’à cela ne tienne, concluons, comme Grazia : puisque la femme aimée s’apprête à le quitter l’autre ne peut être « qu’un homme qu’on devine bien sous les traits d’un présidentiable ». Ce qui fait D’Amigorena, en plus, un sacré auteur d’anticipation, le récit s’inscrivant au début des années 2000. Oui, les écrivains laissent infuser, souvent.
L’an dernier, lorsque parut La première défaite, il n’était guère difficile de reconnaître, dans la jeune fille à peau d’amande dont l’abandon va provoquer des années mélancoliques et drôles, des voyages et au final 632 belles pages, la comédienne Philippine Leroy-Beaulieu, rencontrée au lycée. Ce n’était pas essentiel, sans compter qu’un homme qui titre ses trois premiers romans Une enfance laconique, Une jeunesse aphone et Une adolescence taciturne n’encourage pas à l’indiscrétion. Pour un peu, l’avalanche médiatique m’aurait gâché irrémédiablement la lecture Des jours que je n’ai pas oubliés. Impossible, désormais, d’ignorer que la femme dont un beau portrait est donné, entière de tempérament, partagée dans ses sentiments, cruelle par défaut, dont le corps est une incandescence qui traverse le livre, dont le « regard éteint », un instant, ouvre sur une rupture à venir, est Julie Gayet. Tout y est, les deux enfants, le projet de film qui deviendra Quelques jours en septembre, mais enserré dans le projet littéraire au long cours d’Amigorena, assouvir sa graphomanie jusqu’à extinction du désir d’écrire (ici sur un mode plus dépouillé, linéaire). Le réel – sans offense aucune pour Julie Gayet – devient scorie. Pour tout arranger, le narrateur erre longuement dans la Villa Medicis dont il fut pensionnaire, juste au moment où Aurélie Filippetti tombe des nues en découvrant le nom de la comédienne parmi les membres du jury de ladite villa, et la vire de la liste.
Agrandissement : Illustration 2
Pourtant, pourtant, lisez. « L’histoire était banale. Elle était comédienne et après l’avoir aimé exclusivement pendant quelques années, après avoir eu deux enfants, après avoir eu trente ans, elle était tombée amoureuse – profondément – d’un comédien » ( Est-ce ici que Grazia repère des présidentiables ? ). L’histoire est banale, oui, entre ces deux qui rêvent un futur commun, qui inventent des « mercredis » où avec des amis l’on discute philosophie, des « vendredis », où l’on parle politique, il renoncera aux scénarios qui l’empêchent d’écrire, elle sera une grande comédienne. Et « tout s’effiloche ». Les enfants, nés en peu de temps. Elle s’étiole, pour tout dire. « Il est si simple d’écrire seul et si difficile de jouer seule ». Ils vivent deux temps. « Et puis, comme il n’est de grand écrivain que posthume, et qu’il n’est de grand comédien que dans l’éphémère présent, il pouvait sans peine se bercer d’illusions de postérité qui lui étaient, à elles, interdites ». Le livre est, aussi, l’histoire esquissée d’une femme qui s’effraie de voir sa vie soudain réduite à la maternité. Celui des semaines ou des mois indécis, où chacun aimerait croire qu’on peut aimer deux personnes à la fois.
Dans La première défaite Amigorena avait punaisé sur sa porte un rappel : « A chaque fois que je traverse la Seine, penser à ne pas sauter ». Au début de ce livre-ci, il envisage de sauter du cinquième étage. A la place il part vers Venise, la ville où presque sans le connaître, elle l’avait suivi impromptu, Rome. Il médite ( et téléphone, et espère une phrase qui ne vient pas, et se désespère quand elle lui dit qu’elle a rompu avec l’autre, car cette rupture ne la rapproche en rien). Elle a eu cette phrase : « Je dois, dis-tu, te reséduire. Tu dis cela calmement. » Dix fois il a vu La dolce Vita, mais dans la vie on ne rejoue pas. « Qu’est-ce que je peux te répondre ? Ce n’est pas moi qui ai tant changé, c’est ton regard. Je n’ai sans doute jamais été aussi beau que tes yeux me voyaient ; et je ne suis peut-être pas, non plus, aussi laid. » Il ressasse, la douleur pure plutôt que le triste « milieu ». Les quelques jours romains, les heures de marche, lui permettront de rentrer : « Qu’elle l’aime ou qu’elle ne l’aime plus, il savait combien lui l’aimait encore – et ce qu’elle lui avait offert, en le faisant tant souffrir, lui semblait aussi important que ce qu’elle lui avait donné depuis des années, en le comblant de joie ».
Voilà, c’est presque tout, un roman automnal, passant du je au il,ou mêlant les deux, qu’accompagne l’amant éloigné lui aussi que fut Apollinaire, un livre avec des silences, le stylo le carnet, encore et toujours : « L’écriture est la souffrance qui lui permet de ne pas mourir de toutes les autres souffrances ».
Demain sort le nouveau roman de Régis Jauffret, La ballade de Ryker's island. Il y est question d'un "il", homme politique à la tête d'une institution internationale, d'une "elle", sa richissime et célèbre épouse, et d'un viol dans un palace new yorkais. Une investigation sera peut-être nécessaire.
Des jours que je n'ai pas oubliés, de Santiago H. Amigorena, 125 pages, éditions POL, 14 €. Sortie prochaine du film de Santiago Amigorena, Les enfants rouges, bande-annonce ici.