
« La première fois que je vis mon père vêtu en fille, j’avais sept ans. » Petite table sois mise ! ne porte pas seulement le titre d’un conte de Grimm : ces 60 insolentes, délicieuses et inquiétantes pages sont elles-mêmes un conte. Qui explore allègrement les mystères du sexe et de la transgression.
« J’avais envie d’écrire des énormités », dit Anne Serre ( avec son air sage-cheveux-tirés-regard-clair). Elle dit aussi ( là), qu’elle rêve beaucoup. Son récit a l’évidence d’un rêve entêtant, et les énormités, en ces temps de confusion qui finissent par condamner les mots comme des malfrats, voire l’imaginaire, ça fait du bien !
« Le sexe de papa faisait nos délices ». Maman, corps laiteux et nue presque toujours, assez casanière mais vibrante, brosse sa toison devant le miroir de l’entrée, s’offre, palpe, reçoit le médecin de famille renversée sur la table-miroir du salon, soupire après toujours plus , tandis que ses filles, avec les amis de la famille, des frères Vinssé à Pierre Peloup, participent aux gaies orgies. Comme dans les contes, l’atmosphère est très normale, . C’est très gai.
Dehors, il y a la rue Alban-Berg, une rue du type province paisible, un jardin qui se résume à un carré d’herbe sèche ( on se fiche d’y planter des fleurettes), une école où les trois filles, Ingrid, Chloé et la narratrice obtiennent de bons résultats et savent recadrer en douceur un psychologue scolaire, il y a d’interminables vacances avec grands-parents, et privation des corps. C’est n’importe où , et presque n’importe quand, seul un 1967 balise une année de naissance.
Dans le récit passe fugitivement une assistante sociale alertée, qui s’inquiète « de certains dysfonctionnements dans votre famille ». Elle veut sans doute parler de l’inceste généralisé et enthousiaste, mère et filles saillies, du père bisexuel, ect. Une assistante sociale doit sommeiller parfois dans la critique littéraire, lorsque par exemple l’une d’elle indique que , bien sûr, on pense à Outreau. Au contraire, on n’y pense pas du tout. Justement pas ! Et les contes, peuplés de loups, gouffres obscurs, pics infranchissables, mutations soudaines ne sont pas aseptisés ( même si Walt Disney a fait de son mieux). C’est bien pour cela qu’on les lit toujours..

La fantasmagorie des désirs a la légèreté d’une bulle qui n’en finit pas de flotter dans le soleil. Sur le carrelage vert aqueux du hall, sur la longue table vernie du salon, passent quelques mots de Sade, quelques ombres de Wedekind, peut-être. Mais la bulle disparaît. Lorsque « en plein champ au milieu d’une plaine immense », deux flèches de cathédrale en fond, la narratrice fort occupée avec Pierre Peloup entrevoit un autre monde possible, sans nom, une impression, loin de « ce plaisir familial qui n’était ni haut, ni fin, ni mystérieux, mais qui n’était pas son contraire non plus. Qui était large, doux, glacial et puissant ». Elle a grandi. Et prend la route ; les trois sœurs vont partir, laissant leur mère en état de langueur. Vers quel monde, quelle fin de récit possible ? Une errance allusive, et peut-être ici, un crochet par un autre conte de Grimm, Unœil, Deuxyeux, Troisyeux, le regard particulier de l’enfant du milieu qui a reçu un don, celui des mots. Est-ce de là qu’elle tire sa force singulière, de Rome au lac Majeur, dont la surface sombre évoque la table de l’enfance ? Qu’elle dit : « Longtemps, j’ai été privée de sentiments » ? Avant de trouver, dans un buffet d’une gare qui vaut celle de Dali à Perpignan, une formidable cohérence au monde.
Ici et là, des lecteurs pressés, ou bien étanches à la magie des histoires, ont demandé , à la stupéfaction d’Anne Serre, si elle faisait l’apologie de l’inceste. Elle, partie d’une phrase – la toute première – filtrant ses mots pour ne garder que le « vivant » , et qui en réfléchissant, dit qu’il s’agissait peut-être, en passant par la rue Alban-Berg, de retrouver « la naissance de la littérature ».

Petite table, sois mise !,Anne Serre, éditions Verdier, 58 pages, 6,80 €.