Dominique Conil
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Billet de blog 16 févr. 2013

Dominique Conil
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Un amour de tn, le retour de Dora Latiri

Sur la photo brouillée, elle a les cheveux en vrac, un keffieh, d’énormes lunettes de soleil. Derrière, un tuyau et un mur blanc, on pense à un bateau. Mais non, c’est en avion que Dora Latiri est revenue  à tn, Tunis, après la révolution.

Dominique Conil
Journaliste à Mediapart

Sur la photo brouillée, elle a les cheveux en vrac, un keffieh, d’énormes lunettes de soleil. Derrière, un tuyau et un mur blanc, on pense à un bateau. Mais non, c’est en avion que Dora Latiri est revenue  à tn, Tunis, après la révolution.

Illustration 1
© Dora Latiri

« J’ai mon passeport tn tout neuf, ma carte consulaire toute neuve, je me dis pour une fois j’ai pas la trouille devant les flics, c’est fini Ben ali ». Dans l’avion, il y a un jeune homme de Ramallah, Tareq. Pour le jeune Palestinien, la douane, c’est plus long. Ils ont fait connaissance à bord, parlé de Mammoud Darwich. Le poète fréquentait la famille de Tareq, elle veut tout savoir sur lui.

Et là, comme une suite heureuse, logique, Dora Latiri attrape son tout premier numéro de presse tunisienne libérée, et tombe sur un article parlant de Darwich. Elle file à La Goulette manger des crevettes. La Goulette, Darwich aimait et c’est aussi le lieu de son enfance. Et tout le charme de ce carnet de bord, en télescopages et glissements temporels, en photographies et texte qui intègre de l’arabe, du sms, de l’anglais, est là.

Pourquoi, alors qu’on assassine un opposant laïque, Chokri Belaïd, que le Parlement européen applaudit à tout rompre le discours du président Moncef Marzouki, tandis qu’on négocie dans tous les coins pour composer un gouvernement de secours, que certains enterrent la première révolution arabe, c’est foutu, le nombre de demandeurs d’asile politique a fait un vrai bond depuis novembre dernier, pourquoi, donc, le petit livre de Dora Latiri serait-il important ?

Illustration 2
© Dora Latiri

Petit, il l’est par la taille, 113 pages, et très soigné, papier, impression, c’est à signaler car peu fréquent, l’éditeur tunisien Elyzad (lire ici) est exigeant. De Dora Latiri, vous apprendrez sur internet qu’elle vivait depuis longtemps loin de Tunisie, France, divers pays arabes, enseignante-chercheuse à Brighton. Comme tant d’autres, elle a voulu revenir. « J’aime mon pays et j’en suis partie ». En exergue : « Je suis d’ici. Je suis de là-bas ».

Le regard est personnel, parfois intime, au plus près des choses vues, mais l’autobiographie légère, elliptique. En lisant vous devinez qu’il y eut un amour, peut-être plusieurs, parfois surgit un prénom, une initiale. « … un cousin chéri me dit on ne pouvait pas me demander de tes nouvelles, je me demandais ce que tu avais fait. »  « Qu’est-ce qui m’aura tant manqué pour que je parte ? Qu’est ce que tn lui aura tant donné pour qu’il reste ? »

Illustration 3
© 

Un père – figure connue dans le pays – qui peut cingler les jambes d’un coup de fouet, aider les filles pour les études supérieures, renier une rebelle et débouler un jour en Angleterre car il a rêvé qu’elle se noyait. Un père aussi qui tapisse les murs de la maison de photos amoureuses lorsque sa femme meurt. «  Je dis au père c’est bien que tu aies toutes ces photos, il étouffe un sanglot, il dit toutes celles que je n’ai pas prises ».

Il y a le commissariat à moitié détruit, classeurs éventrés, dossiers mis à sac, verre à café renversé. Elle a connu cette maison enfant, c’était celle d’un architecte. Elle l’a connue adulte, accompagnant là une amie qu’on avait tenté de violer, elle sait qu’on y a tabassé ou torturé. Il y a là des brûleurs de frontière en attente de départ.

Illustration 4
© Dora Latiri

Il y a l’enseigne du magasin de coiffure, cette sirène dont on a passé les seins dénudés au blanc opaque, les vitrines et le souvenir des fripes, avec ces soutien-gorges qui faisaient des seins en obus sous les blouses Nylon du lycée. Il y a le regard croisé d’un homme qui fait le maître, et le sien qui ne cède pas. Le marché si riche en nourriture et cette femme qui achète une aile de poulet une seule. Elle voit les fruits et les prix, ça n’a pas changé depuis Mohamed Tarek Bouazizi.

Mais, et peut-être est-ce pour cela qu’il revient, si intense, cet amour de tn,  Dora Latiri mélange les souvenirs, l’ici et l’ailleurs, elle mélange surtout le temps : le passé s’écrit souvent au présent, percute celui-ci, le complète ou l’annule. Ce n’est pas anodin.

Elle met ainsi en mots et en images ce que la philosophe et écrivain Nadia Tazi nomme, en parlant des démocrates arabes, la dyschronie : ces temps différents qui cohabitent en un pays, en une personne, à la fois une diversité et une contradiction permanente.

Un amour de tn peut-être un bonheur de lecture, c’est déjà beaucoup. C’est bien de la Tunisie, de l’après-révolution qu’il s’agit. Du souterrain et de l’espace. De l’ancien et du futur.

Lors de son discours à Strasbourg, Moncef Marzouki, après avoir remercié ceux qui lui avaient permis d’obtenir autrefois, en période difficile, un passeport étoilé tout neuf, a dit qu’on ne pouvait rien comprendre à la Tunisie, ni d’ailleurs à quelque pays que ce soit, sans empathie. Ce minuscule mouvement intérieur qui suspend le jugement et autorise l’écoute.

Dora Latiri, promeneuse acharnée, d’ici et de là bas, est en empathie et c’est pourquoi, peut-être, ce carnet-là dit plus que tant de surplombantes et parfois ignorantes, considérations.

Illustration 5
© 

Un amour de tn, Dora Latiri, 113 pages, éditions Elyzad.

Dora Latiri sera présente pour parler de son livre le 23 mars prochain à l’Institut des cultures d’Islam, 19 rue Léon, 75018 Paris.

Auparavant, les éditions Elyzad seront présentes les 16 et 17 février au 19ème Maghreb des livres, Hôtel de ville de Paris.

Lire aussi l'entretien avec Moncef Cheikh-Rourou.

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