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Billet de blog 16 octobre 2015

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Je crois que de plus en plus, j’aime le héros inconnu, en quatre clics

24 heures de la vie d'une non-héroïne.

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Illustration 1
mexico 68 © dr

24 heures de la vie d'une non-héroïne.

Au matin, j’étais censée écrire, à la fin du matin, lire, l’après-midi écrire et le soir, idem dans la foulée, lire, écrire. Rien foutu, du tout. Même le chat a commencé à s'inquiéter. Il y avait un premier ciel véritablement automnal, presque un ciel de neige opaque qui soudain se leva, sur l’herbe pour la première fois blanche de gelée.  Si tôt ? L’hiver  soudain, et l’acuité des heures ensoleillées devenues rares.

J’ai allumé le premier feu, et allumé Facebook, qui est si souvent comme ces  cheminées avec fausses bûches et fausses flammes électriques si prisées en Angleterre : ça peut  brûler, mais c’est quand même froid. Je venais de regarder un documentaire qui sera diffusé sur Arte en novembre, on en reparlera, tant des images soviétiques jamais vues que du commentaire, hélas. Un instant seulement passaient le visage et le nom d’une femme chargée de sélectionner le « montrable » de l’inutile alors, en termes de films soviétiques (l’inutile,  un million et demi de morts juifs en quelques mois, la Shoah par balles, mais pas seulement). Elle devait détruire ces films, les préserva. Elle ne faisait pas partie des reporters soviétiques  héroïques au front, elle risquait sa peau autant qu’eux. Un visage, rapide. On ne filme pas les trieurs de film.

Second clic, Jean-Luc Einaudi, sa mort. Comme tant d’entre nous, j’ai « appris » la guerre d’Algérie. Je l’ai apprise dans les livres avant de l’apprendre avec ceux qui l’avaient vécue. En piochant, là ou ici. Jean-Luc Einaudi fit partie de ceux qui m’apprirent, hors livres,  Mediapart lui rend hommage.  C'est bref. Un jour, le long du canal Saint-Martin, de jeunes gens qui eux non plus n’avaient pas vécu la guerre d’Algérie, se tenaient devant l’eau en mémoire du 17 octobre 1961, du massacre. Ils furent chassés par la police. C’était demain, aujourd’hui et hier. Einaudi m’avait appris, homme discret et conséquent, de quoi il retournait. Il me permit de comprendre  un homme, à Mantes-la-Jolie, qui pour la première fois de sa vie racontait sa manif – tranquille – partie de Nanterre ce 17 octobre. Son fils, « un beur », celui qui m’avait amenée là, découvrait qui était cet homme silencieux, son père. Grâce à Einaudi, en fait.

Troisième clic du jour faiblissant, avec ce ciel de neige sans neige. Un ouvrier de Saint-Nazaire refuse de serrer la main de François Hollande, après Air France. C’est peu de chose, le visage de l’un dit une volonté de dire ( et vite, hein, la télé n’a pas le temps), le visage de l’autre dit le vote inutile. C’est peu de chose. Mais c’est maintenant, ici, on sait ce que cela peut coûter. Quand j’étais pensionnaire au lycée climatique de La Baule pour jeunes personnes nerveuses ( mon cas, ils ont dit), j’aimais en sortie autorisée filer à Saint-Nazaire, pourtant pas très touristique. Il y avait quelque chose, dans la ville reconstruite, depuis j’ai su quoi.

F. Hollande-Chantiers STX: Un syndicaliste CGT refuse de serrer la main de #Hollande + Explications © France Actu

Et, quatrième clic. Celui-là, qui me bouleverse aujourd’hui – feu froid de l’internet-  je ne l’avais jamais vu. J’ignorais son nom, Peter Norman. Comme tout le monde, je me souvenais de John Carlos et Tommie Smith, poing levé, pieds nus et gant noir des Black Panthers aux jeux Olympiques de Mexico en 1968. Regardez la photo : devant il y a un blanc, du genre petit blanc minable devant deux lutteurs. Le genre à attendre sa médaille. La photo a fait le tour du monde. Le destin de John Carlos et Tommie Smith, qui dénonçaient la ségrégation aux Usa ( rappel, juste après les assassinats de Marthin Luther King, de Bobby Kennedy, aile gauche du clan) est connu. Le type en survêt mou, devant, vous ne l’avez pas vu plus que moi. Il ne lève pas le poing.  Il fut en fait partie prenante, soutien. Il  a dit qu'il fallait les mettre, ces fichus gants. Il avait laissé tout le monde derrière, à la course, on l'aimait bien, ce blanc qui courait si vite. Il a fusillé sa carrière, en un temps où l’Australie faisait presque aussi bien que l’Afrique du Sud, en matière de ségrégation. Outsider d’une course, il n’eut plus l’occasion de l’être. Il avait dit allez-y, avec vous. Il faut regarder la photo à la loupe pour voir qu’il arbore le même badge.

Tout le monde peut avoir un instant d’héroïsme étourdi. Peter Norman se vit offrir une noble réintégration, des années après. A condition de renier 68 et Mexico, les sympathisants Black panthers. Peut-être est-ce cela qui me touche surtout: héros une fois, pas deux, si souvent. Et surtout pas avec raisonnable calcul et ennuis sans fin.Personne ne l’avait crédité de rien, il ne comptait pas. Sa famille l’avait balancé, sa femme l’avait quitté. Il a dit non, le type anodin .

Illustration 3
© DR

Ce sont les résumés internet, Peter Norman re-courait en amateur, et buvait en professionnel, on dirait. Mais le héros se mesure-t’il à l’aune d’une supériorité ou justement à celle de sa faiblesse et de  son isolement ? Il aurait pu faire pro, ou honorifique, en tout cas  plus confortable . J’aime la photo où tant d’années après John Carlos et Tommie Smith sont venus porter son cercueil. Eux savaient, et n’avaient pas oublié. Il ne neige pas, c'est juste un peu oppressant ce ciel bas, parfois l'écran élève.