L’amour, en tout cas, sans doute. Naomi est atteinte d’anosmie. Enceinte , elle n’est pas spécialement ravie d’arriver en Oregon. Scanlon en est heureux, lui. Radicaux ou séparatistes, il se régale d’avance.

Keith Scribner est un jeune écrivain américain faussement classique. Comme bien d’autres il enseigne le creative writing en université , avec ce que cela suppose de narration sans graisse ni temps morts (hélas souvent vite oubliée, aussi), mais il a vécu loin des USA, Japon, Turquie, France, son regard s’en ressent. Son troisième roman, l’Expérience Oregon, met bien en scène l’éternel couple de trentenaires new yorkais, mais il emmène son monde dans une petite ville universitaire de fiction, Douglas, sise dans le très réel et très alternatif état de l’Oregon.
Et si le livre raconte un couple qui en apparence pourrait poser pour une publicité GAP, ne pas s’y fier. Il y la côte Pacifique à hauteur de brouillard, les muffins de carotte bio, un bel examen de conscience américaine, et une jeune femme qui ne peut pas sentir son époux, au sens littéral.
Naomi, new yorkaise bon teint, vit une sorte de dépression blanche et feutrée, depuis qu’elle a perdu l’odorat, du jour au lendemain. Pour elle, « nez » de parfumerie, l’anosmie n’est pas seulement un effondrement professionnel, c’est une perte de repères , une amnésie sensorielle. C’est comme se souvenir du rouge quand on ne voit plus. Scanlon s’est épris d’elle dans cet état de faiblesse, la soutient, elle lui en est reconnaissante. La reconnaissance peut-être dangereuse, en amour.

Scanlon est universitaire, et s’est fait retoquer des universités prestigieuses pour s’être abandonné à son péché mignon , se prendre d’empathie pour l’objet de ses recherches : les militants radicaux, l’alternatif. L’Oregon est son unique offre d’emploi, une titularisation est possible, à condition de « publier », être « remarqué ». Alors, un retour vers l’Est sera envisageable..
Ca tombe bien, dans cette ville paisible, où se croisent les vélos, les chevelures nattées, les tuniques de batik et les 4X4 avec armes à l’arrière, un petit groupe de secessionistes se réunit. Sécessionistes ? Un désir bien ancré dans la tradition et l’histoire américaine, rompre avec l’Etat fédérateur, s’organiser entre soi, les projets oscillant entre utopie et repli. Bien entendu Scanlon va un peu confondre Sequoia, terrienne égérie – « santal, jasmin (..) coque de noix, lait, grains d’avoine » concluera Naomi , qui retrouve soudainement son nez hors pair - avec la cause de Sequoia, mélanger le rôle de porte-parole avec celui de chercheur.
La première personne que remarquent les deux arrivants, qui débarque leurs meubles du pick-up, est un très jeune homme porc-épic, qui porte tatoué sur le bras un A entouré d’un cercle. L’ordre de l’anarchie, traduit Scanlon, alléché par un nouvel objet d’étude.
Tout est posé. Scanlon est enthousiaste à l’idée de découvrir « la véritable ligne de front du radicalisme en Amérique », (…) « une fièvre qu’il n’avait jamais détectée chez les radicaux à veste de tweed et Volvo qui peuplaient l’Est ». Lui, qui « avait perdu foi dans le gouvernement, la religion et la famille » au moment de l’Irangate, découvre des sécessionistes pleins d’énergie, écologiquement corrects, et réfléchissant à l’intérêt qu’ils auraient à récupérer les rentrées d’argent… Nike, établi dans l’Etat. Sécessionistes ou anarchistes activistes, quelque chose qui s’apparente, aussi, à une politique hors sol, héritière de l’extraordinaire histoire des utopies en Amérique ( 1) mais comme amputée d’une partie de ses fondements : le maccarthysme est passé par là. Le jeune professeur s’engage, mais il est de son temps ; jamais il ne perd tout à fait de vue sa carrière.

Quant à Naomi, le nez en alerte, elle va de découverte en découverte. Elle n’est que perception : « Représente-toi un parfum comme un arbre, dit-elle. Le fruit est au sommet – pamplemousse, orange, citron, les odeurs les plus volatiles. Les fleurs sont au milieu, notes de cœur. Et les racines et les mousses, comme le patchouli, sont la base, ce qui dure le plus longtemps », explique-t’elle à Clay, le jeune anarchiste sur lequel elle renifle « l’odeur du danger ». Elle revient à elle, comme d’un évanouissement .La maternité est une révolution, et elle fait ce constat troublant : l’odeur de son tendre mari ne lui plaît pas trop ( « son entrejambe : vapeur de pluie sur un trottoir chaud.(..) C’était comme s’il était une personne différente. Comme si elle l’avait perdu »). Peut-être parce que son approche est purement sensitive, elle est la seule, au moment où la ville résonne des sirènes de police, où l’on se bat autour du palais de justice, à approcher véritablement Clay, l’anarchiste, enfant autrefois délaissé et jeune père spolié, à percevoir comment les martyrs se fabriquent. A se rendre avec lui dans la partie abandonnée de la ville, définitive récession sans rêve de sécession, là où le seul indice politique est un portrait de Clinton qui commence à dater, et sert de cible pour les fléchettes. Menant à sa façon une « enquête de terrain », comme dirait son époux..Drôle de mélange : le livre est souterrainement optimiste, rude envers les progressistes propres sur eux, à peine plus tendre pour les sécessionistes, ou les radicaux sans pensée.

Keith Scribner, lui, vit maintenant en Oregon. C’est là qu’il a répondu à de nombreux interviews sur les sécessionistes après la parution de son roman ( il y eut, dans les années quarante, une première tentative de sécession, avec contrôles douaniers).C’est que le thème a beaucoup occupé les medias américains, récemment. Pendant la campagne présidentielle. Mais là, Texas en tête, les centaines de milliers de pétitionnaires et manifestants ne s’inscrivaient pas vraiment dans la tradition utopiste : tous farouchement opposés à Obama, version tea party.
(1) Pour ceux que cela intéresse – une extraordinaire explosion au 19 ème siècle de communautés ( des fouriéristes aux adventistes du 7 ème jour) essayant de vivre autrement, un livre, non traduit en français, de Mark Holloway : Heavens on earth, utopian communities1680-1880, ed. Dover( disponible en google books). Assez rigolo, Mark Holloway , universitaire, fut en son temps accusé, comme le héros du livre de Keith Scribner d’être trop en empathie avec son sujet : il s’agissait alors des opposants à la guerre du Vietnam..

L’expérience Oregon, Keith Scribner, traduit de l’américain par Michel Marny, 525 pages, éditions Christian Bourgois, 21 €.
Pour les anglophones, Keith Scribner raconte ( en version illustrée) les recherches qu'il a menées sur les sécessionistes pour son roman