Dominique Conil
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Billet de blog 19 août 2012

Dominique Conil
Journaliste à Mediapart

On est prié d'évacuer TRES rapidement

Dans la rivière , paresseuse ici, boucles molles, iris d’eau , passent de très lents canards. Près de la rivière, un rectangle peint en bleu vif, avec chaises de surveillance en métal peint, la piscine. Près de la piscine, un camping ombragé de tilleuls et entouré de clôtures métalliques, type maille en diagonale. Et 35° à 10h du matin, bien sûr.

Dominique Conil
Journaliste à Mediapart

Dans la rivière , paresseuse ici, boucles molles, iris d’eau , passent de très lents canards. Près de la rivière, un rectangle peint en bleu vif, avec chaises de surveillance en métal peint, la piscine. Près de la piscine, un camping ombragé de tilleuls et entouré de clôtures métalliques, type maille en diagonale. Et 35° à 10h du matin, bien sûr.

Illustration 1
© dr

On est cinq, à cette heure, dans la piscine, rien que des nageurs pour de vrai. Le ciel est violemment bleu, l’eau très verte, micro algues m’a-t-on expliqué, va pour les micro algues, elles laissent la peau douce et ne vous brûlent pas le nez comme le chlore.

Cette piscine là, de toute façon, déroge aux règles ordinaires des piscines urbaines : les gens ne savent jamais dans quel sens on est supposé nager, en largeur si l’on en croit les bandes peintes au fond de l’eau, les garçons ne sont pas tenus d’enfiler des maillots extra moulants censés contenir les bactéries et autres, ils arborent donc des tenues variées, déclinaison du caleçon au pantacourt extra-large. En fin de journée, des ados entonnent un « on a vu son cul à Manu » , contents de la rime, et Manu court vers les vestiaires ( béton là aussi, portes qui ferment mal), rouge, honteux, vous leur demandez si on a rétabli le service militaire, là, ou quoi, mais à l’évidence une explication s’imposerait et fait trop chaud. De toute façon, dans cette piscine, faire « la bombe » n’est pas interdit, vaut mieux être prudente.

Depuis longtemps je voulais écrire sur cet endroit – « spèce », quand même », dit une copine – parce que depuis des années j’y retourne, dédaignant les « aqua centers », depuis des années je vois les caravanes derrière le treillis métallique, les mêmes, avec les mêmes messieurs en short , les mêmes femmes qui se causent entre haies de buis, les mêmes mômes qui se poursuivent et quémandent les 2 euros de la piscine ( autant d’entrées qu’on veut dazns la journée), les mêmes moins de six ans qui pataugent dans les cris ( entrée gratuite), et les mêmes vieux qui s’alignent sous les tilleuls, le samedi-dimanche (gratuit aussi).

Mais jamais je n’ai osé demander pourquoi vous venez ici, et revenez ? Aux 93,94,78 ( presque d’antan) ?

Brice, qui est d’ici, lui, dit qu’il ne sait pas, «  il n’y a pas grand-chose, pas de quoi attirer le touriste ».

I, qui arbore un maillot rayé  raccord, me dit , « elle est très quarante, cette piscine, géniale » et plonge impeccablement.

10h30, ciel violent, le scooter a zigzagué entre les fermes, les haies, les champs rasés, les moches meules enroulées mais impression d’ordre, pour arriver au rectangle d’eau verte, en dépit du bleu  affirmé de la peinture. Un journal circule entre quelques-uns.

J’ai amené le livre que je suis en train de lire, Ville des anges, de Christa Wolf, le dernier roman qu’elle a écrit, déchirant, magnifique, le genre de livre qui vous donne envie, de temps en temps, d’étreindre l’auteur, sauf que pas trop son genre, je crois. Bien sûr, Christa Wolf parle des Etats-Unis – et  elle aime Los Angeles – mais le livre entier est sur la mémoire, la sienne, plus largement sur ce qui soudainement est devenu inextricable, gommé, en 89, indécent, suspect, quelque chose qui a à voir avec le rectangle d’eau verte construit en 1957, le camping, les corps si souvent imparfaits, les gamins obèses de plus en plus nombreux, l’avenir et la chaleur humaine que je perçois derrière le treillis métallique, chaque été, côté caravanes ( non, pas de camping cars…) mais que je n’interroge pas.

Je lis Christa Wolf en pestant contre le revêtement indestructible qu’ils ont foutu autour de la piscine,  si râpeux, me cale la tête contre le treillis  qui me sépare du camping, j’écoute, les ados dorment encore, qu’internet et les joints soient loués, canards triomphants, une bribe de chanson, un brassement d’eau, rien. Rien, une odeur première de grillade, on bouge côté caravanes. Christa Wolf est morte fin 2011, en 2010 elle publiait ce livre en Allemagne, qui me bouleverse.

Ville des anges est un peu trempé, comme le journal, Courrier de l’Ouest, par terre qui annonce : Niort ville morte. Allons bon.  Pour le 15 aout France 2 a fait un reportage sur les villes particulièrement assoupies ce jour-là, c’est tombé sur Niort. Les élus, les associatifs, les gens s’indignent, mais si que ça bouge à Niort, enfin. Ah, la condescendance des journaleux parisiens. En fait, le malheureux journaleux est originaire de La Crèche, soit tout près de Niort, et il a écrit : « une inquiétude palpable » à propos des rues désertes. Peut-être une réminiscence ?  Peut-être que ça lui a fait drôle, parce que la ville en a pris un coup, économiquement ? Peut-être qu'il ne voit plus le lieu dont il vient ? Peut-être que comme moi il aime la pierre blanche des maisons, qui annonce la Charente, et. Ah, rétorque le Courrier de l’Ouest, les internautes s’insurgent. Moyennement : l’un dit que c’est pire à Charleville-Mézières (peut-être) un autre que Bressuire, c’est l’horreur ( possible), un troisième que Niort c’est un trou, dieu merci parti à 34 ans. On a vu plus offensif.

Illustration 2
© dr

Pas tout lu, un nageur avait piétiné le reste.

Mais il fallait partir, la piscine ferme à 12h30 – on déjeune, ici – l’homme en short qu’enfin j’osai interroger me dit que Niort, il en sait rien, jamais allé jusque là, mais il a pris au sérieux ma question, il m’a dit , c’est tranquille ici. J’ai insisté parce que je ne voulais pas conclure à sa place, la tranquillité c’est quoi ? Vous n’êtes pas tranquille, chez vous  ? Il m’a dit faut pas faire des théories, ici c’est tranquille point. Il avait un beau visage, ravagé-vivant, bronzé-plombé, cuisses largement ouvertes, une statue,  il m’a demandé si on trouvait des pièces, pour les scooters chinois, parce que le problème c’est quand même ça. En effet, lui ai-je dit, je ne démarre qu’au kick depuis un certain temps, mais tant que ça démarre. C’est que ces firmes ça apparait ça disparait, faut suivre, il a dit.

C’était le moment où jamais de demander, d’interroger, d’être un peu sérieuse, mais il a posé sa main sur mon bras, c’est l’heure de la pétanque, oui ça n’existe pas ce camping, mon fils il n’a même pas retrouvé une bonne photo sur internet, ni du camping ni de rien, et cette année on a supprimé les pédalos.

C’est alors que j’ai remarqué le panneau. Parce que la piscine verte a connu des jours difficiles, quand tant de communes ont ouvert des « aqua centers » avec amusements multiples, jacuzzi, toboggans, rivière à contre courant, écrans de surveillance, cabines impeccables et séchoirs à cheveux. Nocturnes. La piscine verte a donc embauché une « aquagym » ( disparue) , puis elle a  construit un toboggan, modeste certes, mais un vrai toboggan qui fait des noeuds, embauché des stagiaires à la place du monsieur et de la dame d'avant.. L’année dernière, il y avait un gros panneau : on est prié d’évacuer rapidement au pied du toboggan.

Cette année, on a changé le panneau : on est prié d’évacuer TRES rapidement.

A l’évidence, certains ont un problème de rythme. J’ai remballé Christa Wolf  ( et Adorno, et Brecht, et Seghers, et Mann , tous là dans son livre, la tension entre passé et futur), un coup de kick et c’est bon.

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