Mèches en bleu et rouge, jupe tie-dye, compensées vertigineuses, le jeune chinois ébouriffé et marmottant passe en cavalant dans un sens, puis l’autre, vers les néons du palais de Tokyo. Le lapin d’Alice au pays des merveilles ? Je galope à sa suite. Mais lui bifurque vers le défilé Dries van Noten. Moi, c’est « Liberté pour les écrivains chinois », et Liao Yiwu.

A l’intérieur, pas de reine de cœur, mais il est bien question de tête coupées. Robert Badinter évoque la peine de mort en Chine, qui tient son rang en la matière, même si le nombre exact d’exécutions est secret d’Etat. Badinter parle aussi de cette particularité en régime totalitaire : chercher à obtenir l’adhésion de chacun, y compris le prisonnier auquel on offrira, à son arrivée, un « menu » de tortures appliquées en cas de manquement aux règles. On coche sa préférée ?
En retrait, il y a un homme au crâne lisse qui regarde attentivement la salle. Bondée, pas assez de chaises pour tout le monde, un jeudi soir frisquet, à propos de « Liberté pour les écrivains chinois » ? La précédente « alerte » lancée par le palais de Tokyo , qui invite artistes et commissaires d’expositions à investir et relayer celle-ci, c’était en juin, et il s’agissait des Pussy Riot…
L’homme qui regarde la salle s’appelle Liao Yiwu. Il est chinois, il est écrivain et poète, il a commencé façon beatnik, émule lointaine de Ginsberg épris aussi de Dylan Thomas ou Rimbaud ( Pierre Haski, de Rue 89, et qui a co-organisé la rencontre, me pardonnera l’emprunt de photo, le Liao Yiwu d’alors est à l’extrême-gauche, et tout ce qu’il y a de chevelu).

Au moment de Tien an men, quelques heures avant qu’on ne massacre étudiants et manifestants stupéfaits, Liao Yiwu a été saisi d’une inspiration brutale, presque une transe, et il a écrit un poème, prémonitoire de justesse, intitulé Massacre. En pleine période de répression, suivie d’un silence total des autorités, Massacre a circulé sur cassettes, en lecture, façon samizdat sonore. Massacre s’est mué en Requiem, version cinéma bricolé.
C’est ainsi que Liao Yiwu, indifférent à la politique mais traversé par l’époque, s’est retrouvé quatre ans en prison. Puis en train d’écrire Dans l’empire des ténèbres, livre de 700 pages aujourd’hui publié, quatre fois saisi, quatre fois réécrit. « Quand je suis entré en prison », dit-il, « tout le monde parlait de démocratie et de liberté ; quand je suis sorti, tout le monde parlait d’argent ». Et lui n’avait plus grand monde à qui causer : restaient tout de même les policiers affectés à son cas, des fidèles, eux. Mais de son livre tout juste paru en France, dont Badinter dit qu’il est un chef d’œuvre littéraire, sur lequel l’écrivain Cécile Wajsbrot a publié un beau texte (lisible sur le site de l’Impossible), qui a reçu à Berlin le prix des Droits de l’homme, et qui en quelques pages m’a fait rater deux changements de métro, nous reparlerons. Oui, on pense à Dostoievski ( visité par l’humour), à Chalamov surtout…
Car là, ce jeudi soir, Liao Yiwu n’est pas en tournée promo. Il est là pour son ami Li Bifeng, pour le Nobel emprisonné Liu Xiaobo, pour Aii Weiwei assigné à résidence, pour tous ceux qui subissent d’effarants emprisonnements après avoir écrit, parlé, pensé et que l’image d’une Chine en plein essor, en modernisation accélérée, aux fortunes soudaines, occulte assez efficacement.

Li Bifeng, l’écrivain l’a connu en prison. Rescapé après tortures, entêté de la fuite ( il a essayé sept fois de sortir du pays), homme debout. Lorsque Liao Yiwu, trop menacé, a réussi lui, à quitter en 2011 la Chine pour l’Allemagne, Li Bifeng a été une nouvelle fois collé en prison, accusé de l’avoir aidé à fuir. « Li Bifeng serait bien la dernière personne à laquelle j’aurais demandé de l’aide » , dit Liao Yiwu. En effet, Li Bifeng à l’évidence, n’est pas très doué dans ce domaine.
Liao Yiwu, qu’il lise brièvement un poème en chinois, qu’il pratique l’auto-dérision, on l’écoute. Quand il dit qu’il ne saurait « trouver de paix intérieure » tant que les prisonniers de conscience, dont il fut, ne seront pas libérés : on le croit. Il y a des gens comme ça, c’est une question de qualité humaine, sans doute.
En décembre, Liao Yiwu a publié une tribune dans Le Monde, soutenu par Herta Muller, ou Rushdie, entre autres. Fin décembre, un groupe de dissidents a rendu visite à l’épouse du Nobel Liu Xiaobo ( en résidence surveillée), bravant les ennuis prévisibles. Mais comme Liao Yiwu aime s’amuser, aussi, la veille, il s’est rendu à Stockholm avec un copain au moment où l’on remettait le Nobel à Mo Yan, écrivain propre sur lui, adoubé par les autorités.

Il s’agissait d’un pari : si on donnait une chaise vide à Mo Yan, avec pour mission de la rapporter en Chine, et d’ainsi rappeler l’absence cruelle de Liu Xiaobo , accepterait-il de le faire ? Enjeu du pari : le perdant devait courir nu autour de l’académie royale. Mo Yan+roi+cérémonie officielle+service d’ordre ad hoc : les deux parieurs ont atterri quelques heures durant dans une prison suédoise. Et Mo Yan a refusé de prendre la chaise…
Alerte: du 17 janvier au 18 février 2013, Palais de Tokyo.
Dans l’empire des ténèbres, de Liao Yiwu, traduit du chinois par Gao Yun, Marc Raimbourg et Marie Holzman ( co-organisatrice de cette alerte), François Bourin éditeur, 654 pp., 24€. Publié dans la collection Les moutons noirs, dont il fut déjà question ici, à propos de Zoïa Svetova.