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Billet de blog 23 août 2009

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La vie des nageurs (fable)

Bien sûr, quand elle a rouvert, cette piscine – des années de travaux, des pétitions, des passions en réunion de quartier, le désamiantage, puis la décontamination du sol, ce ne fut pas rien - on était heureux, nous, les nageurs.

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Bien sûr, quand elle a rouvert, cette piscine – des années de travaux, des pétitions, des passions en réunion de quartier, le désamiantage, puis la décontamination du sol, ce ne fut pas rien - on était heureux, nous, les nageurs. Le résultat, au final, était sublime. Entre des bosquets franchement tropicaux s’incurvaient des eaux presque turquoise où trempait tout un baby-boom. Par delà un sas vitré, on entrait dans l’espace sérieux, avec bassin bien rectangulaire , sous verrières et cabines art deco.

On s’est précipités, on a étrenné les super casiers à codes devant lesquelles toujours quelqu’un s’interroge – j’ai mis le code pin ou la carte bancaire ? – droites et droits dans nos maillots sculptants. Nous étions la vivante illustration d’un récent article du philosophe Redeker dans Le Monde : « Dans l’egobody moderne, la pensée et le moi se dissolvent dans le corps » ( pour faire court), par opposition au « corps transi » et saturé de politique, « un corps se développant à l’écart du politique ». Là-dessus, à affiner, on va le voir.

On a donc nagé, comme d’habitude, en vrac. Nous avions noté, avec satisfaction, qu’aucun Club des dauphins ne squattait les lignes de nage à heures fixes, au nom du sacro-saint entraînement.

Se garer quand un bolide crawl enfile ses longueurs avec un sérieux obsessionnel, patienter derrière la dame qui applique la consigne médicale d’exercice, en exécrant chaque seconde, expédier d’un « ta mère » l’ado amateur de « bombe », bref nager en piscine publique. La routine.

Au bout, tout au bout, les maîtres-nageurs étaient affalés sur deux chaises, le pied calé dans la tong, tournant résolument le dos aux écrans de contrôle, l’ouie protégée de la rumeur aquatique par le MP3. Indifférents en apparence.

Erreur. Cette piscine a été rouverte dans un quartier ou le « Vivre ensemble », à grand renfort de réunions et déjeuners citoyens, est un mot-clé. Et comme nos élus locaux, les maîtres nageurs étaient à l’écoute, voulaient notre bien, voire notre épanouissement. Nous l’ignorions encore, occupés à barboter, mais nous étions dans une piscine participative. Les râleurs – il y a toujours des râleurs, c’est normal de râler – furent dûment entendus.

Ainsi, par un beau matin ( je visais la tranche 10h, la piscine publique, ça s’organise. A 10h, les stakhanovistes, ces forcenés qui sont « opé » dès l’aube, et n’apprécient pas les paresseuses qui en bout de ligne, au lieu d’effectuer un impeccable demi-tour, s’accoudent pour contempler les jeux de lumière verrière-eau, ont fini de se sécher. A 10h, les déjeuners natatoires et leurs barquettes basses calories ne sont pas encore arrivés), surprise.

Des panneaux, en bout de ligne de nage, nous sommaient de choisir : il y avait nageurs sportifs, nageurs avec équipement, crawl, brasse et à gauche, un espace indéterminé qui ne disait rien qui vaille.

On visait, à l’évidence, la cohérence rythmique. Or, alternant brasse coulée et dos crawlé, je ne savais où me mettre. Embarrassée, j’allai poser la question. Coopérant, le maître-nageur souleva une oreillette. Pouvais-je enchaîner quinze longueurs ? Voui. « Sportif », trancha-t’il. Mais pourquoi ce dispositif ? demandai-je ? Il marmonna quelque chose qui ressemblait au « Vivre ensemble » .

Je filai donc dans la ligne 3 qui m’était assignée. Pour des raisons non élucidées, elle fut assignée à presque tout le monde. Ou bien tout le monde se sentait sportif. Sous les cabines art déco, on commença à s’engueuler ferme : « si vous voulez crawler, c’est à côté ! « Durer vingt longueurs ça compte autant que foncer comme un malade pendant deux minutes ! En éclaboussant.» « La brasse c’est pas sportif ! C’est juste lent. » « Et ta connerie, elle est sportive ? »

Il y avait des rapides et des lents. Après observation attentive derrière mes lunettes embuées, je m’aperçus qu’un certain nombre de crawleurs avérés, pas certains d’être en tête dans la file de nage qui aurait dû être la leur, se rabattaient sur les malheureux sportifs divers, histoire de dominer. Des messieurs hors de souffle assenaient qu’il n’y a pas si longtemps la Manche, ils auraient pu, s’entendant cruellement rétorquer que « la vieillesse est un naufrage, n’attendez pas de couler ».

Il y eut des plaintes.

Nous approchions des élections européennes, à part ça. Simple repère temporel.

Juste après le scrutin, le panneau « Sportifs » disparut. A la place, il y avait « rapides », et « moyens ». Pendant deux jours, la ligne « moyens » demeura vide. Dans un pays ou l’appellation « français moyen » est péjorative depuis cinquante ans, où la mention « moyen » sur tout devoir a un petit avant-goût d’échec, cela se conçoit.

Pour nager là, il fallait être modeste. Et pragmatique ( plein de place). Devinez qui plongea ? Des femmes, uniquement des femmes…

Et là, nous eûmes, entre moyennes, quelques semaines de bonheur sans mélange. On avait de l’indulgence pour la fausse moyenne qui filait façon Dents de la mer, on doublait sans éclabousser la natation sur ordonnance, on nageait en harmonie, épanouies dans la moyenne, presque amies, même si on avait du mal à se reconnaître une fois enlevé le maillot Speedo-Nike, les lunettes et le bonnet caoutchouté en versions variées.

Un « rapide » en quête de victoire facile nous rejoignit, hélas ; sans concertation ( oh, juste un ou deux sourires humides) nous l’eûmes. L’une d’entre nous fonçait sur une longueur, il suivait, frénétique, elle s’arrêtait pour souffler, une autre partait en flèche, il suivait, frénétique. En dix allers-retours, on n’en parla plus, on le vit tanguer vers les douches

Le type qui vient toujours nager avec un bonnet rose nous rejoignit. J’avais depuis longtemps repéré son crâne fluo. Adoubé.

Mais ça ne pouvait pas durer, tant d’harmonie. Des rapides qui ne s’étaient autorisés que d’eux-mêmes se firent jeter, et nous rejoignirent, de méchante humeur.

Et surtout, les nuls déboulèrent. Ils avaient pourtant une ligne non étiquetée à leur disposition, mais voilà, ils aspiraient au moyen. Fallait-il bloquer l’ascensceur sportif ? Les nuls pourtant n’étaient pas tendres, ils ne voulaient partager ni avec les enfants aux gestes saccadés, ni avec les anciens.

Des discussions la main crispée sur la mosaïque, s’ensuivirent : « Respectez la ligne ! ». On se serait cru au PC d’antan.

L’été finissait par s’annoncer, les nageurs se multipliaient, les moyens flippaient. Là-bas, les rapides aussi : les moyens envahis avaient tendance à venir faire un tour.

Moi, je m’entêtais. Moyenne j’étais, moyenne je resterai. Mais ça devenait difficile de n’entendre que le bruit sourd de l’eau pendant que je triche ( coup de talon sur le bord) , de contempler les reflets psychédéliques des nocturnes, d’éviter le type qui n’avait pas compris qu’une ligne c’est comme une route, on tient sa droite.

Et puis il y eut ce jeune homme, qui réussissait ce prodige : nager beaucoup, énergiquement, avec les gestes requis, sans jamais avancer. Pire, une fois sur deux, question de profondeur, il s’interrompait soudain et trottait paisiblement jusqu’au bord. Derrière, tout le monde se télescopait, surtout les nageurs dos. Des rapides stupéfaits s’interrompaient pour assister à l’embouteillage. Des marmonnements privés auraient du l’alerter, mais rien.

Je le coinçai contre le rebord, féroce : « Et pourquoi vous vous arrêtez en plein milieu ? »

Moustache naissante, yeux rougis, il n’était pas beau, ni laid. Il battit lentement des paupières, longs cils, quelque chose vacillait en lui : « Quel intérêt de nager quand on a pied ? " Quel intérêt de venir si on ne veut pas nager ?"

J’allai alors, d’un pas ferme quoique dérapant, le balancer au MP3 participatif.

« Ouais, c’est pas facile », me répondit-il, très las. « Où il est, ce con ? » Il me semble que c’est celui qui a craqué un mardi en balançant, décibels majeurs, la musique de l’aqua-gym sur tout le bassin, nous obligeant soit à endurer une avalanche de techno bas de gamme, soit à nager sous l’eau et rien que sous l’eau.

Deux jours plus tard, oublieuse et fringante, j’arrivai. Une nouvelle pancarte était apparue en bout de ligne : nageurs lents. Personne, évidemment. J’eus honte.

Cette fois, j’ai été trouver un autre MP3, encore frais. « Enlevez-tout », lui dis-je. « Pas de tri, rien du tout . J’ai fait sportive, j’ai fait moyenne, je ne ferai pas lente, je voudrais juste nager, quoi. Quand c’est mélangé, finalement... Ca vous arrive, de nager, à vous? ».

«Moi je suis pro, en fait », me dit-il gentiment, me laissant entendre qu’il disposait d’un bassin pour lui tout seul, ou bien lui et ses pairs. « Vous comprenez, mélangé, de fait, c’est mélangé, mais dès que c’est mélangé, les gens veulent des lignes particulières. Faut comprendre, aussi. »Je ne sais pas où ils les recrutent, ces maître-nageurs pensants.

« Ah oui, et vous de là haut, vous triez comment ? »

Il s’est marré – gaillard de presque deux mètres, pas un millimètre de muscle flapi, peau d’ébène, mort d’ennui sur sa chaise pliante : « Moi, j’ai pas le droit de vote.. Devriez essayer les lents, c’est cool, pour l’instant… »

ps: et sur ce,amis nageurs, direction l'océan.