Le train freine, longuement, je baisse aussi bas que possible la vitre brouillée : Taroussa ! Tout le wagon fait de même. On scrute le quai désert. Une de ces dames avec sacs à rayures façon Barbès rempli de bouteilles d’eau ? Au départ de Moscou, tout le monde s’est mis à l’aise en prévision du long voyage, et devant les fenêtres, midi pile, se déclinent toutes les variantes du homewear à la russe, legging, pyjama, jusqu’à l’ample robe-fichu fleuri. Il fait 37° dans les compartiments.
Taroussa ! Il n’y a pas grand-chose à voir, pourtant. Des maisons en sortie d’hiver, toits rafistolés, barrières penchées, plutôt grises. Près de la route claire et poussiéreuse, un bosquet entier de lilas mauves sous le ciel bleu intense. Non loin..
« … En bas sur l’Oka passe une barge,
Très lente..
L’Oka, ses rives boisées, son lit ample et assombri, Taroussa, le lieu aimé de Marina Tsvetaeva, toujours regretté, jamais revu, qu’elle évoque, entre autres, dans Les Flagellantes. La-bas, au bout, se dresse aujourd’hui une grande statue de Marina , costaude.
Deux femmes à côté, parlent avec animation de quelque chose qu’elles ont lu. Mais il ne s'agit pas de Tsvetaeva.Oui, Taroussa, l’hôpital de Taroussa. Medecin, hôpital et Taroussa. L’hôpital ? Une bâtisse de briques beiges, pas immense, rien de spécial. C’est à mon retour, en lisant Ma province de Maxime Ossipov, que je comprends … Même le Figaro a fait le voyage jusqu’à l’hosto perdu à 117 kilomètres de Moscou. Une de ces villes situées au-delà du fameux 101 ème kilomètre, pour les rescapés du goulag interdits de séjour dans la capitale. Règle soviétique qui aura ainsi généré de minuscules reconstitutions d’intelligentsia..
Maxime Ossipov, il n’avait rien à faire là. Cardiologue de haut niveau, stage aux USA compris, les portes des proliférantes cliniques hors de prix, à Moscou, lui étaient grandes ouvertes, avec émoluments à la hauteur.
Et pourtant il plaque tout pour venir là, bled paumé, quitté par tous les moins de 35 ans, sauf ceux que l’alcool fige sur place. Il plaque tout, et dans la vieille datcha du grand père – un rescapé du goulag – il se met à écrire. Des poules traînent devant la porte. « Quitter Moscou pour la province c’est un acte singulier, peu reproductible ; et c’est là son défaut si on le considère avec les yeux d’un occidental pour qui la reproductibilité est la meilleure preuve d’existence, et pour qui le ">« Aller au peuple ? », comme le suggère une présentation de l’éditeur, Verdier. A la Tchékhov, à la Boulgakov ? Il y a de cela, sauf qu’aller au peuple, en Russie et en 2011, ça surprend.
Au jour le jour, Maxime Ossipov, note, écrit. Il change, aussi.. Les premiers constats sont rudes. Face à ces hommes qu’il faudrait opérer mais qui reculent devant le dérangement : « Ce qui frappe avant tout, c’est qu’ils ont peur de la mort et n’aiment pas la vie ». « Voilà pourquoi nous avons une si belle littérature, et des vies si moches.. »
Oui, ici perdure une médecine gratuite héritée du socialisme, et moribonde, faute de matériel – pas même un défibrillateur – faute aussi de médecins formés..
« Seconde impression, le pouvoir est partagé entre l’argent et l’alcool, c'est-à-dire entre deux incarnations du rien, du vide, de la mort ».
Les impressions terribles s’accumulent, l’amitié est un luxe de l’intelligentsia, cruelle solitude des malades dont personne, jamais, ne prendra de nouvelles; renoncements, illettrisme masqué derrière un « j’ai pas mes lunettes » bougon ; femmes battues, mères endeuillées ou veuves fréquentes, plus vivaces que les hommes comme résignés à vite mourir ( l’espérance de vie masculine a chuté à 59 ans en Russie), morts violentes, arrangements divers , prébende généralisée.
Et pourtant.« Jour qui point à peine », où l’on croise un gamin sorti de chez Tolstoï, drôleries des uns et des autres, et toubib qui s’éprend des vieilles dames, férocités, biographies stupéfiantes, nouveaux russes avec morgue et inculture affichée : « Qu’est-ce qui unit ces Russies différentes, qu’est-ce qui les empêche de se disloquer ?Dans mes pires instants, je pense : l’inertie, et elle seule ».
Aidée par le zapoï, boire jusqu’à l’inconscience.
Et pourtant. Ma Province est un livre optimiste. « Le froid, le brouillard, dix minutes après on entre en coup de vent ( …) on met sa blouse, on regarde l’obscurité qui fait comme un rideau derrière la fenêtre et on se dit ; premièrement, ça ne peut pas être mieux ; deuxièmement, c’est ça le bonheur. »
Bonheur tout de même soutenu par une belle énergie : en haut lieu régional, on s’émeut des trop bons résultats de ce cardiologue qui décroche du matériel offert par des oligarques à l’étranger lesquels deviennent ainsi, un instant, garants d’une protection sociale bradée…
Passent encore les résultats : mais que le médecin ne gonfle pas les factures d’achat de matériel , afin que tous bénéficient au passage de la manne, voilà qui fait problème….
Au moment où il devient écrivain ( le premier récit est suivi d’une fiction pure, en trois parties, ode à la résilience) Ossipov devient aussi, sans doute, très bon médecin. Sous la cage thoracique, des désespoirs, tendresse grandissante pour ces patients réticents, cabochards, infoutus de suivre une prescription …
Parce que – les joies d’une administration régionale sovietico-poutinienne – son service est menacé, Maxime Ossipov, avant de publier son livre, a ouvert un blog : ils furent nombreux à se reconnaître dans cette Russie-là, loin, très loin de Moscou, dans la débrouille et l’humanité. On s’interroge alors sur ce que veulent ces médecins – travailler- ces malades – aller mieux. Ils gagnent, et les dents grincent.
Qu’est-ce que gagner ? « Nous devrons assurer nos maisons. Les maisons, ça brûle… »
Le train, toujours le long gémissement, il est pré-perestroika, avance lentement, les deux femmes parlent encore de l’hôpital, personne n’est venu vendre d’eau.
Ma province, Maxime Ossipov, traduit du russe par Anne-Marie Tatsis-Botton, collection dirigée par Hélène Chatelain, 128 pages, éditions Verdier, 16,50 Euros.
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