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Billet de blog 27 mai 2008

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bon appétit, maman!

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Tiens la moitié du wagon a un bouquet sur les genoux. Pas mal de ces brassées apprêtées, marguerites teintes en bleu qui voisinent avec ces fleurs qui ressemblent à un sexe, à deux sexes, disons, érection et large pétale rouge . Bonne fête maman, sur la pastille autocollante du papier cristal.

Le TER c’est bien, ça ne glisse pas comme le TGV, c’est rempli de bruits humains, on voit les herbes du bas côté, un homme penché sur un massif à l’alignement, une tablée sans le son. Elle monte, elle est une perturbation.

Visage large, un peu luisant d’effort, un sac immense d’où dépassent magazines, papiers, dossiers, qu’elle accroche partout. Elle nous parcourt du regard, posément. Doit y avoir de mon côté un air de disponibilité vague, elle met le cap sur la banquette d’en face. Elle soupire, se déploie, c’en est fait de ma rêverie erratique, sa robe à fleurs est tendue sur une poitrine généreuse, ses lèvres sont rouges, très rouges, et ce n’est pas du maquillage. Comme un trop plein d’énergie, concentré là. Le TER, elle adore, dit-elle, ce rythme lent qui contrarie sa vitesse, à elle. Oui ?

Elle extirpe de son cabas géant deux magazines Elle : « Y’a que dans le train que je m’autorise à le lire. Ailleurs, c’est bizarre, ça ne me dit rien. Oui ? » Elle rit : « C’est que j’ai du retard, là. » Je me demande s’il faut répondre à ces oui ? baladeurs , qu’elle enchaîne, soudain passionnée : ça c’est génial, un débat sur l’anorexie, vous savez la loi, pour contre, ah c’est drôle, regardez la fille deux pages après, je lui donne 38 kilos toute mouillée. Oui ?

« Ah, c’est pas mal cette loi, pour une fois qu’on ne colle pas tout sur les mères, je trouve.

Moi ma fille elle est trop grosse maintenant. Je lui dis : tu devrais faire un petit retour d’anorexie ma chérie. Parce qu’elle était anorexique, avant, vous savez. C’est souvent comme ça, les anorexiques, des grosses qui se contrarient, maintenant elle dévore. Mais qu’est-ce qu’elle a pu nous faire chier. »

Elle a la voix qui porte. Les bouquets alentours frémissent.

Elle pose la main, une main puissante, à son image, sur la page droite du Elle : « Contre la loi, l’anorexie véritable est une maladie, qui ne se soigne pas à coup de législation », lit-elle. « Ah la la, l’hôpital, les psis, je les aurais bouffés, au bout d’un moment. »

Elle rêve un instant, sourcils froncés, regard sur la fenêtre.

« Elle m’en veut, ma fille. 35 kilos ou 68, c’est un bloc de rancœur, son frère n’est pas comme ça. »

Elle fourrage dans le grand cabas, en sort une pomme. Croque.

« C’est que je suis une femme libre, je crois. » Déjà, je n’en doutais plus.

« Vous voyez », dit-elle. »Parents intellos, hellénistes distingués, jamais un rond, total à 18 ans j’épouse un banquier. Evidemment, deux enfants plus tard, qu’est-ce que je m’emmerde au bord de ma piscine privée. »

Tous les bouquets écoutent, captivés.

« C’est là qu’elle a commencé à faire chier ma fille. C’est vrai quoi, j’avais trouvé un job à la télé régionale, deux cents kilomètres aller, autant retour, j’ai fini par lâcher sur le retour. »

« Elle était côté banquier ma fille », dit-elle, en mastiquant.

« A quinze ans, elle a voulu aller chez son père, moi j’ai dit d’accord, pas de problème, je montais ma boîte, ça tombait bien, mais évidemment, là, hop, anorexie.

Le train crisse, s’arrête. Monte une aimable brassée de pivoines blanches.

Elle tamponne sa bouche si bien irriguée, elle avise soudain les étiquettes : « bonne fête maman ». « Ah mince, dit-elle, totalement oublié. C’est une fête pétainiste, après tout. Les horreurs qu’ils peuvent vous ramener les mômes. On devrait leur interdire ».

Elle se penche en confidence : « Je suis sûre qu’elle a pas de mec. Elle m’a dit : t’en as pour deux ». elle reprend : « C’est pas mal, cette loi, oui ? »

Elle descend à la prochaine. Il lui reste une pomme, elle me l’offre, les bouquets commencent à piquer du nez, elle saute sur le quai, elle s’en va, au pas de charge, sa robe dansant autour de ses jambes solides.