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Billet de blog 28 mars 2009

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Fallait-il publier Limonov?

Le monsieur qui pose cette question, et y répond,se nomme André Epaulard «en campagne pour être élu sénateur Modem» et président du CULET (Comité pour une littérature éthique)". Il voit, dans la récente parution de Mes prisons, d’Edouard Limonov, un «complot rose-brun», pas moins.

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Le monsieur qui pose cette question, et y répond,se nomme André Epaulard «en campagne pour être élu sénateur Modem» et président du CULET (Comité pour une littérature éthique)". Il voit, dans la récente parution de Mes prisons, d’Edouard Limonov, un «complot rose-brun», pas moins.

A part ça, le livre, qui relate le séjour de l’écrivain dans les prisons de Saratov entre 2001 et 2003, se porte bien. A part ça, l’auteur empêché de quitter la Russie , qui se retrouve régulièrement interpellé lors des manifestations anti-Poutine, a annoncé début mars qu’il se présenterait aux élections de 2013.

A part ça encore, le texte d’André Epaulard, hébergé par le site Causeur de la journaliste Elisabeth Lévy, que j’ai reçu à trois reprises par mail, surprend tout de même par sa virulence, venant d’un lieu aussi tempéré que le modem. Y aurait-il vélléité de censure dans le parti du milieu ? « D’aucuns [Limonov] le tiennent pour un écrivain majeur de ce temps, c’est surtout un monstre et ceux qui diront que ce n’est pas incompatible sont bons pour un stage de rééducation démocratique à la prochaine université d’été du Modem » . Il se conclut ainsi : « C’est un jour tragique pour l’édition et la démocratie. Mais nous nous battrons. Jusqu’au bout. Les stylos pétitionnaires sont déjà dégainés. »

Dégainés peut-être mais discrets à ce jour. Monsieur Epaulard pense que nous avons échappé de peu, à l’orée des années 90, à un complot rouge-brun. Il se défie des extrêmes, on s’en doute. Et Limonov, c’est au moins une chose de sûre, est un homme extrême.

Dans la presse, on écrit beaucoup: Limonov, auteur sulfureux. Histoire ne pas oublier ses engagements, histoire aussi de ne pas trop en parler. On l'éxonère un peu vite. Et pourtant, sil est une raison de lire son livre, et si vous êtes pressés, filez directement vers la vidéo d'en bas.

Grandi à Karkhov, Ukraine, auteur déjanté expulsé d’URSS en 74, égaré dans le New York dropped out, écrivain connu en un seul roman, Le poète russe préfère les grands nègres ( qui plaît moins aux Etats-Unis, où l’on préfère les dissidents reconnaissants) le voici en vue et en vogue à Paris, pour des années productives. Une dizaine de romans et nouvelles, inégaux et passionnants. Ecrit dans l’Huma ou l’Idiot international.

A Libération, on suit comme un feuilleton ses démêlés épiques avec l’administration lorsqu’il brigue la nationalité française ( et l' obtient). Enfin un dissident punk Et si en fin de soirée Limonov parfois en tient pour Staline, on attribue cela à son goût de la provocation. Erreur. Ce fils d’un officier du NKVD [1] aspire à l’autorité. Ce qui le rend sympathique, c’est que, confronté à ladite autorité, il opte sur le champ pour l’opposition la plus brimée.

De retour pour la première fois en Russie, il publie dans l’Autre Journal un texte superbe sur la ville de son adolescence, hébétée par la chute du communisme, tristes avenues où les jeunes, entre survie et alcool, n’attendent rien de cette perestroika qui passe loin d’eux. Et puis…

…Le voici supporter fervent de la Serbie. Une vidéo pèsera lourd dans le silence qui va ensuite l’entourer. On l’y voit frémissant aux côtés de Karadjic, le psychiatre-poète-criminel actuellement détenu à La Haye. On l’y voit pointer une kalachnikov sur Sarajevo assiégée, et tirer. Qu’importe que Sarajevo soit hors de portée, et le tir une esbrouffe, l’image reste.

Limonov et Karadjic

D’autant qu’ensuite – toujours rock , toujours écrivant ( mais plus rien n’est publié en France après 1993, alors que ses livres, par contre, se vendent beaucoup en Russie) – le voici en train de co-fonder le Parti National Bolchevique, improbable coalition usant de l’imagerie fasciste, mais aux positions plus complexes qu’il y paraît.[2] Fréquentant le beau monde de la droite extrême : Jirinovski populiste d’extrême droite, qu’il présente à Le Pen.. Anecdotique dans les années Eltsine.

Mais pas sous Poutine 1er. En 2001, Limonov et quelques compagnons sont piégés au fin fond de l’Altaï, accusés de complot contre l’Etat. L’affaire est montée, vingt ans de prison potentiels. C’est là que commence le livre.

En attente de jugement, Limonov, la soixantaine bien sonnée, se retrouve à Saratov en compagnie de combattants tchétchènes, voleurs, tueurs, violeurs, drogués, profiteurs maladroits, avec stage temporaire dans une prison disciplinaire. Deux, trois quatre par cellule, allers-retours vers le palais de justice et occasion de rencontres. Russie envers du décor, hors Moscou ou Saint- Petersbourg, où les fortunes rapides, la disparition des balises éducatives ou sociales ont fabriqué une génération de zeks, tueurs consciencieux et voleurs émérites, régis par cet axiome : « Etre victime, c’est manquer de talent ».

Il y a les prisons rouges, celles qui sont gérées par l’administration, les plus redoutées. L’arbitraire est l’ordinaire.

Il y a les prisons noires, celles où le milieu a pris le pouvoir, on les préfère. Le caïdat a sa logique, et ses indulgences.

Il y a les peines, écrasantes, et que nul système de libération anticipée ne vient corriger.

Limonov, en prison, l’écrit : il s’y sent à sa juste place. Pour la première fois peut-être. Il voit dans ses compagnons une extraordinaire réserve d’énergie et de créativité, un gâchis. Il disserte sur Lénine, refile à ses co-détenus les œuvres de Douguine, théoricien du PNB, et note ces histoires, qui dans quelques mois, après le procès, disparaîtront dans les prisons pour peine, dont on ne sort pas toujours vivant, loin s’en faut.

Séjour en prison salvateur. Hors Russie, on signe pour sa libération ( pas grand monde, en France), mais les dissidents d’autrefois, tels Boukovski, ou la veuve de Siniavski, se mobilisent. En Russie même, à sa libération il est accueilli par une partie des défenseurs des droits de l’homme. Son journal, Limonka, pamphlétaire, agressif, punk et irrémédiablement incorrect, séduit une fraction des jeunes.

Face à Eltsine, Limonov prônait la pureté du bolchevisme autoritaire.

Face à l’autorité de Poutine, le voici tenant des élections libres et allié à Kasparov, viré du PNB… pour dérive démocratique, en somme. Les nasboly, les quelques milliers de jeunes qui le suivent , sont durement condamnés. Quelques-uns tués. Anna Politkovskaïa, ou encore Lev Ponomarev, peu suspects de faiblesse envers le national-bolchevisme, soutiennent désormais ces jeunes rebelles qui sont de toutes les protestations. On salue leur courage, leur révolte.

D’autres s’y refusent : ils se souviennent des « Staline, Beria, goulag » scandés par le PNB des années 90.

Dans un pays qui aura successivement connu le pire du communisme et étrenné le pire du capitalisme sauvage, toutes les catégories politiques ont vacillé. Et ainsi Limonov, ennemi déclaré des oligarques, est-il de toutes les manifestations lors des comparutions de Mikhaïl Khodorkovski, l’ancien pdg de Ioukos.

Monsieur André Epaulard président du CULET a-t’il seulement lu Mes prisons ? A l’évidence, non. Et il a eu tort. Un grand Limonov, estime l’écrivain Emmanuel Carrère dans le Figaro. Peut-être pas : écrit à chaud, in situ, rageur, compilé dans l’urgence, entre extinction des feux et baluchonnage. C’est aussi ce qui fait sa force. Non un de ces récits de prison lissé par le temps, mais un témoignage direct, à l’arrache, par un homme qui sait conter. Limonov sait parler des gens.

Un million de prisonniers en Russie dont les conditions se sont largement dégradée depuis Poutine. Un continent noir. La video ci-dessous, filmée par un gardien, sur une rouste « préventive » en prison est en ligne depuis un an. Mesures disciplinaires contre les cogneurs ? Non, poursuites contre Lev Ponomarev, qui l’a diffusée.. L’année dernière, le jour même où Poutine en visite remontait les bretelles d’un Sarkozy muet à propos des prisons françaises, quatre détenus étaient massacrés dans une prison du nord de la Russie, pour avoir protesté contre les conditions de détention.

Et le silence depuis, de retomber. N’en déplaise à monsieur Epaulard, le très bruyant Limonov devient alors indispensable.

Sur Edouard Limonov et surtout les jeunes nasboly, lire l’article d’Emmanuel Carrère dans XXI. Pas exempt de complaisance, parfois, mais remarquable.

http://fr.metapedia.org/wiki/Edouard_Limonov

Mes prisons, Actes Sud

Photo Limonov en majesté: Samarets



[1] NKVD qui deviendra ensuite KGB, puis l’actuel FSB.

[2] Le programme du PNB, pour les dernières élections, avec toute une batterie de dispositions sociales, évoque davantage le NPA que le fascisme en marche.