Dans un commentaire, sous un article consacré à l’une de nos stars littéraires, Philippe Motta, écrivain, abonné de Mediapart, posait la question : comment faire connaître son livre ? Le faire lire, déjà ? Il fut rabroué, pas d’auto-promo, ici, enfin ! Mais son livre, Les Yeux, est très beau...

A la question de Philippe Motta, je n’ai pas de réponse. Je ne sais pas comment on peut se faire lire, lorsqu’on n’appartient ni au cercle restreint des gens qui comptent et se comptent, que l’on publie chez un petit éditeur installé loin de Paris, qui n’a évidemment pas les moyens d’expédier une centaine de services de presse. Je ne sais pas, et néanmoins reçois désormais plusieurs livres par mois, dont les auteurs sont abonnés à Mediapart, et il en va de même pour Christine Marcandier: très logiquement, sur un site participatif, on attend un peu plus.
Essayer de répondre, ne pas toujours y arriver, écarter le compte d’auteur ( et, de plus en fréquent, notamment grâce à internet, le compte d’auteur déguisé).
Début décembre, rare journée ensoleillée, la poussière danse au dessus de deux piles menacées d’effondrement. A gauche, les « livres de janvier » qui affluent ( un peu plus de cinq cents parutions). A droite, la pile « en attente » ( reste des 600 romans de septembre), sur le point de se muer en pile « regrets ». Ca vous a un petit côté industriel.
Début décembre, donc, je tiens le livre de Philippe Motta, Les Yeux, dans la main. Il me l’a envoyé plusieurs semaines avant, avec une lettre manuscrite sur ce qu’autrefois on appelait « papier avion ». Couverture blanche, brune et noire, éditions Atelier In8, Alter ego, basées à Céret, près de Toulouse, et je me souviens que Mediapart avait parlé d’un livre de Michèle Lesbre publié là. L’impression est soignée, pas une coquille ( ce n'est pas toujours le cas, loin s'en faut, chez de "grands" éditeurs). J’ouvre au hasard : « J’ai la mémoire précise des choses dont je ne veux pas m’embarrasser pourtant ». J’embarque le livre, peu épais, un peu plus de cent pages, avec les « janvier »..
23 décembre, zéro poussière dans le soleil, rien que la pluie sur les vitres. Les Yeux, c’est un livre qui peut parfaitement être pitché, comme on dit, et mourir de ce pitch. On apprend tout, rien n’est raconté. De page en page, on sait, la mère, le père, l’enfant et sa maquette d’avion qui fait le zouave dans la voiture, une goudronneuse qui bloque soudain la route, l’accident . Le coma de l’enfant, puis celui, en différé , de la mère. Les années à l’hôpital, qui devient le foyer, le lieu central. La mère y est toujours, à Miramar, devant la mer et la plage, immobile peut-être à jamais, silencieuse ( sauf des larmes, un jour). L’enfant devient jeune homme. C’est l’histoire ? C’est à peine l’histoire. L'histoire est dans les mots.

Il y a eu dislocation, les os, nuque et colonne vertébrale, famille, dislocation de la vie, et du langage : c’est ici, en phrases limpides et bancales, que naît le livre. L’enfant, le jeune homme qui dit « je » parle sa propre langue, celle qui dit dans un élan et se rétracte en un même mouvement, bouscule l’ordre, intègre « protocole » et « diagnostic » et « avis médical » comme éléments du quotidien. Il dit une humanité entière, chaleureuse et brisée, à l’intérieur de Boissezon-CHU, énumère les pavillons comme autant d’attachements. « Trauma crânien je confonds en cent six jours de coma le souvenir vécu et la mémoire des pensées, mais je ne mélange pas ce qui m’appartient. Je sais intimement. » Cassé mais très vivant, l’enfant et sa minerve, l’enfant et son corset , puis le jeune homme qui se choisira Cotorep plutôt que prépa, grandissent : « De CHU-trauma, j’étais passé à rééduc’ des docteurs Noble et Cousseau du pavillon Costes et maman en neuro de Béatrice Marconnet du pavillon Pierre Marconnet qui était juste à côté et très commode pour y aller tous les jours faire équipe en tant que fils car c’est comme ça que commencent les ancêtres. »
L’enfant puis le jeune homme est « satisfaisant ». Ca compte pour ceux qui l'entourent, sa mère inconsciente était psy dans ce même hôpital, avant. Jérôme Laurent, psychiatre baigné de psychanalyse est le « re-père », puisque le vrai est mort dans l’accident, lui. « J’ai pleuré comme il s’y attendait. Je lui devais bien ça car il y a deuil ce qui est une étape. » L’enfant sorti du coma sait des choses que Jérôme Laurent n’appréhende pas. Il se reconstruit avec les moyens du bord et l’enseignement vient parfois de Mariette, lumineuse rescapée Tutsie, infirmière qui sait rapporter les légendes, celles qui rendent leur place aux morts et aident les vivants. Jérôme Laurent peut râler, « très fort, je vois que tu t’es encore débrouillé pour rester dans les jupes de Boissezon », le jeune homme se fiche d’être surdoué, écouter le silence de sa mère par-dessus le bruit du respirateur est trop important.« Comme la mer qu’on ne voit pas quand il fait nuit mais nous parvient sur le balcon ». L’hopital lui a enseigné quelques sagesses : « Parce que le bonheur se remarque quand il s’est faufilé on se dit tiens c’en était ».
Quelque chose parcourt tout le récit, comme le gamin parcourt à vélo les pistes et les voies privées du complexe hospitalier, une fois son bras et ses jambes et son dos « récupérés à 100% », c’est le pouvoir du collectif, ce « seul, on est rien », phrase-legs du père mort, apprentissage en rééduc, en psychomotricité, en en amitié avec d’autres bousillés.
Une fois affecté à la gestion des stocks Expert Discount, supermarché de toutes les injustices, c’est naturellement que le jeune homme se retrouvera dans une continuité de solidarité.
C’est très beau, parfois une fugitive parenté avec La pluie d’été, un des ces livres qui semble écrit en état de vision intérieure, tout y est nécessaire, c’est rêveusement dérangeant, drôle souterrainement.
Quelques articles ont paru sur Les Yeux, en province, là où Philippe Motta est connu, comme journaliste et auteur d’un premier roman, noir, sur la presse. Dans les interviews, il a un défaut, il ne fait pas l’écrivain. Ca se voit, il n’aime pas trop parler de ses livres.
Je crois qu’il n’y a pas eu d’article sur Les yeux dans la presse nationale ; inutile d’incriminer une fois de plus la critique: on n’a pas toujours la chance d’atterrir dans la bonne pile, voilà.

Les Yeux, de Philippe Motta, 105 pages, éditions In8, 11 €.