Sauf improbable coup de théâtre, vous ne saurez rien, ou presque, du procès de l’auto-proclamé Gang des barbares, à savoir Youssef Fofana et 26 autres accusés qui répondent de l’enlèvement, la séquestration, la torture et la mort d’Ilan Halimi, début 2006. Huis clos. Ni public, ni presse. Il y a pourtant beaucoup à apprendre. Mais la justice elle-même a organisé l’omerta.
Ce que vous avez peut-être entendu, ou lu, ou vu, depuis un mois, c’est ce que demandent la mère d’Ilan Halimi[1], et la compagne du jeune homme , S. : un procès public, « qui permettrait de mieux comprendre l’engrenage criminel, de faire réfléchir parents et adolescents », à visée pédagogique, comme dit Ruth Halimi.
De faire réfléchir, en effet, à ce que cela veut dire d’expédier des « appâts » consentants pour séduire un juif forcément riche – vendeur de portables près de République – de le séquestrer, de l’affamer, de le torturer de façons variées, de le tondre, puis pour finir le brûler vif. Pas un accusé, ni deux, ni trois, mais vingt huit, sans compter quelques complices plus lointains qui comparaîtront en correctionnelle, et quelques autres, qui courent encore... Un « gang » bricolé, un consensus, pour sûr.
Ce que vous avez peut-être entendu, ou lu, c’est l’avocat de la partie civile, Me Francis Spizner[2] : « C’est la loi du silence qui a tué son fils, il serait intolérable qu’elle s’impose encore aux assises, en cas de huis clos », s’indigne-t’il. Et d’ exhorter les deuxex-mineurs de l’affaire à autoriser la levée du huis clos, ce qu’ils sont désormais seuls à pouvoir faire. Un bon geste, que diable !
Que n’a-t’on entendu Me Spizner il y a quelques mois, lorsque Parquet et juges d’instruction ont décidé que les 25 majeurs de l’affaire et les deux mineurs seraient déférés devant la cour d’assises des mineurs.Ce qui implique le huis clos…
La presse, avec un bel ensemble, zappe la bonne question. Sur le sujet, la loi est claire : lorsque majeurs et mineurs commettent ensemble un crime, on disjoint. Les uns seront jugés par la cour d’assises ordinaire, les autres par celle des mineurs ( exactement la même, avec jurés, mais les deux assesseurs sont des juges pour enfants). La loi est claire, mais souple ; il est possible d’expédier tout le monde devant la cour d’assises des mineurs, option retenue ici. Et tant pis si YoussefFofana va sur ses trente ans. C’est un peu technique, tout ça, mais ce sont les aléas du judiciaire : derrière le technique se profilent les vrais choix.
Et impossible de compter sur le blogueur Philippe Bilger pour nous éclairer: il est avocat général au procès..
Car pourquoi la justice a-t’elle choisi le silence dans une affaire qui a saisi la France, fait la Une de tous les journaux, provoqué manifestations, déclarations de toute la classe politique, la parution de cinq livres, des videos, des chansons, des hommages.. ?
Officiellement, les magistrats instructeurs Corinne Goetzman et Baudoin Thouvenot ont expliqué qu’il s’agissait de préserver la cohérence du procès. Vvoui… Mais sans les deux mineurs, dont les dépositions peuvent être lues à l’audience, qui peuvent être entendus sans prestation de serment, on ne comprendrait plus rien ? Allons… La Pésidente de la cour d'assises, elle-même, vient de disjoindre le cas de la 28ème accusée, pour raison humanitaire.
La réponse paraît un peu courte aux deux avocates qui défendent lesdits mineurs, Me Dominique Attias et Me Martine Scemama.
Me Attias n’a pas la réponse. Sa cliente est E., fille de réfugiée politique iranienne, violée à 16 ans, complice d’enlèvement à 17 : c’est elle qui a entraîné Ilan Halimi, le 21 janvier, vers le Parc de Sceaux où il était attendu. Trois tentatives de suicides depuis. E. ne veut pas être jugée devant tous, sous l’œil des medias, et son avocate préfère, elle aussi, le huis clos. Elle redoute que Fofana, qui en a fourni un avant-goût lors d’un procès où il comparaissait pour injures envers Corinne Goetzman, ne tente d’utiliser l’audience comme tribune.
Me Scemama, elle, a une idée. Dès le début de la procédure, elle a demandé à ce que soient entendus dans le dossier Cendrine Guillon, vice-procureur au TGI de Paris, et les policiers du quai des Orfèvres. En vain. Au procès, le Parquet n’est pas prévu au programme.
L’enquête, on le sait, fut un échec. Or des réussites comme des fiascos, il faut rendre compte.Moins pour conclure à l’incurie – facile à posteriori, que pour en tirer les leçons. A l’évidence, face à Fofana qui appelle des dizaines de fois par jour, exige 450 000 euros pour finir.. à 5000, les enquêteurs n’ont pas su faire. Pourquoi, exemple parmi d’autres, le portrait-robot de l’ « appât »dressé juste après l’enlèvement ne fut-il rendu public qu’après la mort d’Ilan Halimi ?Vingt-quatre heures plus tard, la police était à Bagneux… Dans l’affaire, l’apport d’une police de proximité, si décriée par Sarkozy, a cruellement manqué...« Ilan Halimi est mort victime de la routine fasciste des preneurs d’otages, et de la routine policière », dit Me Scemama.
L’institution judiciaire a gravement dysfonctionné. Lors de l’enlèvement du baron Empain – l’exemple date maisla chose étant passée de mode, pas d’affaire récente – quatre jours après, le Syndicat de la magistrature s’indignait publiquement car aucun juge d’instruction n’était encore désigné. Pour Ilan Halimi, le parquet est resté seul aux commandes jusqu’au début février, un juge désigné peu avant sa mort : ni transparence, ni constitution de partie civile, aucun regard extérieur, aucun contrôle. « En roue libre », dit un avocat du dossier. Un autre ajoute : « Il n’avait pas une chance, Ilan Halimi : il était juif, il était pauvre. Les choses se seraient passées autrement pour une famille connue, ou fortunée ».
Enfin, d’entrée, les constitutions de partie-civile des associations – MRAP, LICRA, CRIF – ont été écartées par les juges d’instruction. L’affaire est allée jusqu’en Cassation. La cour a rendu un arrêt en septembre 2007donnant une interprétation si étroite de la loi, qu’on peut augurer de difficultés à venir, pour les associations anti-racistes, dans des procès de ce type.
Le huis clos protègera peut-être l’institution judiciaire et policière de regards trop critiques, mais il révèle, aussi, un immense malaise. Le procureur de paris, Jean Claude Marin, qui ne voyait pas où était l’antisémitisme dans cette affaire- il avait dû négliger de lire écoutes et interrogatoires – penchait pour le crapuleux, comme si l’un excluait l’autre. Youssef Fofana, ( il a épuisé 38 avocats en trois ans), ses centaines de lettres, l’aura probablement éclairé depuis sur ce point. Mais Youssef Fofana, délinquant nul, adepte du quart d’heure de célébrité, qui fait preuve d’un « antisémitisme obsessionnel » peut-être « fondé sur la haine de soi », comme l’a noté un expert psychiatre, qui tente de s’ériger en moudjahidin, menacé de n’être plus, et pour longtemps, qu’un détenu parmi les détenus,Youssef Fofana, n’est qu’une clef de voûte.L’instruction a conclu à sa seule responsabilité dans la mort d’Ilan Halimi. Pendant la séquestration, il n’était que rarement présent, donnant ses ordres par téléphone. Avec toujours quelqu’un pour les exécuter. Qu’il s’agisse d’acheter l’Actimel, ou balafrer le visage du prisonnier.
« Le malaise », me dit un magistrat, « vient de cette hantise permanente, réactiver les tensions, surtout après Gaza. Il vient d’un imaginaire nourri d’une vision caricaturale des jeunes passés le périphérique, qu’on suppose prêts à s’identifier. De la honte : serait-ce ça, la France ? Alors, on met sous le boisseau ». Mais qu’est-ce qu’un pays qui ne peut discuter, regarder, essayer de comprendre ce qu’il produit de pire ?
C’est là pour moi le seul mystère, dans le calvaire et la mort d’Ilan Halimi. Contrairement à ce que l’on a pu lire souvent, les trente personnes incriminées dans cette affaire ne sont pas quemulti-récidivistes avérés ou exclus. Si Fofana et le surnommé Craps se sont rencontrés en prison, si quelques-uns ont des itinéraires fracassés, on trouve aussi parmi eux étudiant en BTS, livreur de pizza, assistante sociale en formation, et même.. une candidate au concours d’entrée dans la police, empêchée pour cause de mise en examen. Ils s’appellent Nabil, Samir, mais aussi Fabrice, Cédric, Audrey ou Tiphaine : les voisins. On trouve justement des voisins, des parents, qui ont su.
Aucune fille parmi les geôliers mais des jeunes gens ordinaires qui pendant trois semaines ont pu, pour tous, se taire, pour les uns assister, pour les autres, faire : brûler, frapper, affamer, tondre,rejouer Abou Ghraib avec un jeune homme de leur âge, né en banlieue, comme eux. Et juif. Ne le nommer que «l’Autre », le réduire à l’état de sous-homme, reproduisant des schémas que nous connaissons tous.
Je ne sais, comme le pense Ruth Halimi, si un procès public aurait une vertu pédagogique. Mais je sais, à coup sûr, qu’une audience en vase clos, frappée de mutisme, est comme un regard qui se détourne d’une vérité dérangeante. Le nôtre.
[1] Ruth Halimi et l’écrivain Emilie Frèche viennent de publier au Seuil « 24 jours » .A signaler également : Si c’est un juif : reflexions sur la mort d’Ilan halimi, d’Adrien Barrot, aux éditions Michalon.Egalement ( et en m'excusant encore auprès de l'auteur, confusion hier entre deux ouvrages): Gang des barbares, chronique d'un fiasco policier d'Alexandre Lévy, Hachette littératures, 2009.
[2] Ex-avocat de Jacques Chirac, ex-candidat malheureux de l’UMP à la députation.