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Billet de blog 29 août 2008

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Complètement à l'est

 … ou l’humiliation russe. Le 15 janvier dernier, à Moscou, l’écrivain Vassili Axionov a quitté son immeuble, est monté dans sa voiture, s’est effondré : hémorragie cérébrale. Les secours furent très longs à agir. Navrés, des secouristes expliquèrent qu’on l’avait pris pour un Russe ordinaire.

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… ou l’humiliation russe. Le 15 janvier dernier, à Moscou, l’écrivain Vassili Axionov a quitté son immeuble, est monté dans sa voiture, s’est effondré : hémorragie cérébrale. Les secours furent très longs à agir. Navrés, des secouristes expliquèrent qu’on l’avait pris pour un Russe ordinaire.

Il y a comme une ironie, deux brancadiers qui tirent sur leur clope sur le trottoir glacé, près de leur malade « ordinaire » - qu’est-ce qu’ils foutent, les autres - au pied de cet immeuble stalinien, épicentre de son dernier roman, les Hauts de Moscou : l’en tirerait un chapitre décapant, Axionov. Mais le temps d’arriver à l’hôpital Slifasovski, il était hémiplégique, aphasique. Lui qui avait si bien crié « Libérez Khodorkovski ! » quand on lui avait remis le Booker prize russe, en 2005. Depuis, il n'est plus sorti du coma.Il a toujours eu du mal avec les pouvoirs autoritaires. C’est sa mère, Evguenia Ginzburg, qui a écrit Le Vertige, et Sous le ciel de Kolyma. A cinq ans, il l’a vue disparaître en direction du goulag. Il ne l’a retrouvée qu’à 16 ans, là bas en relégation sibérienne. En 80, après plusieurs romans , une démission protestataire de l’Union des écrivains, il est déchu de sa nationalité, expulsé . Il ne reviendra qu’avec Gorbatchev. L’orphelinat, Staline, la période de glaciation, l’exil, l’écrivain a survécu à tout. Une erreur d’appréciation, dans la Russie nouvelle, a manqué l’expédier ad patres.« Tu écris quoi, là ? », demande-t’il en raflant le briquet sur le bureau. « humiliation… Russie », je marmonne. Il grommelle en retour, quelque chose avec « géopolitique ».J’ai le jugement faussé. Pour avoir entendu, enfant, des voix russes derrière les haies de cette banlieue ouest où les petits enfants de Blancs ou Socialistes révolutionnaires étaient nombreux . Pour m’être entassée dans les cuisines , période post-soviétique, visages fatigués et même parfois ruinés, épris de culture, passion comme forgée par les interdits, longues, longues nuits. Je me disais alors que rien n’était venu à bout de ces gens là : ni les purges, ni le silence gris. Copie à revoir, et j’ai vu changer nombre d’entre eux..Humiliation russe, lit-on partout. « La Russie a perdu la guerre froide et s’en venge », lisais-je hier encore. Mmm…En termes d’invasion, en tout cas, Napoléon comme Hitler ont appris qu’une victoire estivale se soldait par un hiver de déroute. Mais la Russie s’est d’abord humiliée elle-même. Elle a fait ça très bien. Indigence eltsinienne aidant, résurrection des identités et des cultures aidant – Staline avait été jusqu’à contrôler sévèrement l’artisanat, source potentielle de séparatisme -elle s’est auto-dépecée. Avec l’aide intéressée de l’Ouest, elle s’est auto-pillée. Quelle humiliation, donc ?Notre regard, peut-être ? Cette terrible condescendance occidentale sur laquelle on ferait bien de s’interroger. La modestie n’est pas notre fort. Eviter de se trouver dans une terrible dépendance énergétique, ensuite…Notre regard ? L’humiliation fut là. Instantanés.Pénuries gorbatchéviennes. Il y a une queue de plusieurs heures pour les chaussures, me dit-on. Elles sont là, rien que des femmes, dos voussus, fait frisquet-venteux , les visages se ferment et se détournent, pas de micro trottoir aujourd’hui, le regard de l’occidentale en bonnes bottes est déjà de trop.
Ouverture du premier Mac Donald à Moscou. Je lis dans Libération : « C’est propre, c’est efficace, c’est aimable : donc ce n’est pas russe ». Macdo, indice certain de notre raffinement.Avion à destination d’une province. Deux hommes d’affaires français, jeunes, tombés dans l’after-shave. L’un d’eux dit que les Russes, ça bosse, faut savoir mettre la pression. L’autre sûrement pas né en 62, rigole : « On va leur faire suer le burnou ».Tchernobyl, le grand bureau de la direction, au cœur de la zone. Derrières les habituelles bouteilles d’eau minérale, visages fuyants. Encore un souci avec le sarcophage. Et les subsides promis par l’Ouest qui n’arrivent pas. Quémander par voie de presse ( voir le superbe film qu’a mis en ligne ivan villa http://www.mediapart.fr.http://blogs.mediapart.fr/blog/ivanvilla/180408/action-internationale-chernobyl-day-le-26-avril-2008 )Volgograd, ancienne Stalingrad, une usine le long du fleuve. Ce minuscule directeur d’abord ne veut pas ouvrir, montrer les chaînes désertées, les machines pillées, cette panne générale qu’il endigue comme il peut.Au bout d’une chaîne, j’aperçois un étrange sarcophage de métal, en position debout. Le directeur reprend vie. Ici, dit-il, s’enfermaient les ouvriers pendant le plus fort des bombardements, en 1943. Ainsi ils pouvaient reprendre la production de guerre, sans perdre de temps avec les abris… Je me demandais comment ça faisait, d’entendre les bombes crever le toit, enfermé de cette pré-tombe. Il pensait déjà à autre chose : des repreneurs venaient le lendemain. Ils étaient allemands. Ce n’est pas pareil, dis-je. « Non, bien sûr que non », il a dit, impavide derrière ses lunettes toujours embuées.
Cet ami, économiste renommé: il y aura deux générations sacrifiées, voire trois, forcément. » « Mais ce sont des gens.. ». « Des gens, oui », répète-t’il distraitement. A Moscou montaient les buildings tandis qu’au loin s’effondraient les toitures des anciens kolkhozes. Les cuisines s’étaient équipées, certains s’étaient fait refaire les dents, dans les bibliothèques, le placage marronâtre de l’époque soviétique reculait devant les Billy d’Ikéa. Les choses changeaient. Certains n’avaient plus de temps, l’argent, le besoin d’argent, mangent le temps. D’autres s’accrochaient comme bernique à leur deux pièces menacé du centre. Certains se taisaient, ils n’aimaient pas Poutine, mais. Le ton changeait. « Ce pays est grand, et il une longue histoire », soufflait quelqu’un. « La guerre froide ne s’est jamais terminée, tu sais, « elle se continue par d’autres moyens », disait un autre. Raidissement. L’empathie butait sur la Tchétchénie. Certains n’y voyaient qu’une condamnation de plus. D’autres… Vous les connaissez, ces autres, ce sont ceux que notre presse qualifie « d’opposition résiduelle », appellation flatteuse.Ainsi croisent les navires de guerre dans la mer Noire, Medevedev invoque la guerre froide, des blogueurs russes matamores clament que si l’on veut la guerre nucléaire, même pas peur ! ( http://www.mediapart.fr./journal/international/250808/revue-web/revue-de-blogs-russes-vous-voulez-une-guerre-nucleaire-pas-de )Axionov, en 2005, a reçu le Booker prize pour « A la Voltaire ». Il y imaginait une rencontre qui n’eut jamais lieu entre Catherine II et cet irrésistible flagorneur de Voltaire-siècle-des-Lumières. On peut y voir, un peu, un raccourci des rapports Europe-Russie. Titre de l’avant-dernier chapitre : « Tout s’est embrouillé au château et dans le parc, et l’on a plaisir à répéter : Russie, occident, Infini, révélations nocturnes et changement matinal du paysage... »« C’est pas très géopolitique, tout ça », dit-il en lisant par dessus mon épaule. Non, pas très.ps: puisqu'oubliée, en effet, voici la bibliographie d'Axionov en français, chez Gallimard et Actes Sud:L'oiseau d'acierUne brûlureUne saga moscovitel'île de Crimée,Paysage de papierUn petit sourire s'il vous plaitLe doux style nouveauA la recherche de Melancholy babyLes Hauts de Moscou ( septembre 2007)Les oranges du MarocA la Voltaire