Que devient donc Vassily Aleksanian, ce juriste de 35 ans en détention provisoire depuis 22 mois dans le cadre de l’affaire Ioukos, atteint du sida, d’une tumeur au foie, d’un cancer de la lymphe, de tuberculose et quasi aveugle (le diagnostic s’est peut-être alourdi depuis la mi -février) ? Une triple admonestation de la Cour européenne des droits de l’homme était restée sans effet. Bernard Kouchner avait fait part de sa « préoccupation » à son homologue russe, version aspartam du coup de poing sur la table. Il a fallu mobilisation médiatique et internationale (de l’ancien dissident Vladimir Boukovski à Gorbatchev en passant par Kasparov pour ne citer que les Russes) : à la mi février Vassily Aleksanian a été, enfin, hospitalisé. Et depuis, silence.
Chez Robert Amsterdam, rien. Cet avocat d’affaires canadien et défenseur du PDG de Ioukos Khodorkovski, expulsé de Russie en 2005, multiplie interventions dans la presse anglo- saxonne et blogs. En anglais, bien sûr ( le plus riche,mais aussi en allemand, et depuis peu, en français (robertamsterdam.com/France/) Comme l’indique un site résumant le propos de son blog : droits de l’homme et énergies naturelles. Lapidaire mais pertinent , l’avocat ayant jusqu’à l’affaire Ioukos, œuvré souvent dans les contrats avec des pays émergents.
Du côté de l’Observatrice ( affaire-yukos.blogspot.com),qui depuis 2003 informe régulièrement sur le sujet et soutient Khordorkovski, on apprenait seulement que Vassily Aleksanian depuis son hospitalisation, n’avait pu être vu par quiconque, ni famille, ni avocats.
L’Observatrice, je ne sais qui elle est. Son « profil » précise surtout ses goûts littéraires : Chalamov, Eveguenia Guinzbourg, Soljenitsyne ou Axionov, entre autres, c’est déjà une tendance. Elle se tait depuis la fin février.
Et puis, via les sites arméniens, voici. Pour la famille, on ne sait, mais Aleksanian a vu des avocats. Lesquels ont obtenu que l’on cesse d’enchaîner le malade-prévenu à son lit. Un communiqué embarrassé des autorités est venu préciser que ce n’était pas tout le temps, seulement parfois. Au cas où, sans doute, cet homme en pleine forme tenterait de s’évader. Une avocate américaine, elle, a décroché pour son client l’autorisation de se laver quotidiennement. Une bonne chose pour qui est atteint d’insuffisance immunitaire.
Le blog de l’Observatrice , par ailleurs, vaut une visite. On peut y lire la déclaration d’Aleksanian à la Cour suprême de Russie qui devait statuer sur son sort. Il y explique, avec une précision de juriste, noms des juges concernés y compris – « parce qu’ils devront rendre des comptes, un jour »- comment on a fait pression sur lui : allez, quinze jours de confessions utiles contre Khodorkovski pour arriver à boucler cette satanée instruction numéro deux et soins garantis, à l’étranger peut-être même. Il y explique pourquoi il a refusé, et comment il s’est retrouvé délibérément privé de soins, puis privé d’antalgiques, jeté dans un cul de basse fosse, au sens littéral. Il parle clairement, Aleksanian : je ne veux pas mourir, je vais mourir, je ne pouvais accuser des innocents pour sauver ma peau.
Sur la video, les visages des juges, fermés, cette inquiétude qui affleure, cet ennui, aussi. Il y a le visage ravagé d’Aleksanian, transi de froid dans cette éternelle veste à fourrure, le visage de Khodorkovski, émacié, ce regard qui ne cède pas. C’est comme un sinistre remake. Un remake à vide.
Dans le rôle de l’Etat, l’Etat, voilà au moins une constante.
Dans le rôle des dissidents, Aleksanian ou Khodorkovski relèvent a priori de l’erreur de casting. Même si l’on se souvient que le dissident, comme son nom l’indique, est d’abord celui qui fait un pas de côté. La répression en fait un opposant. Aleksanian, douze ans à l’avènement de la perestroika, et, comme on le précise toujours,« formé à Harvard » ( c'est-à-dire qu’il fit partie de ce paquet de jeunes gens instruits aux Etats-unis au moment où, par le biais de l’Harvard Management Company, l’université investissait dans la Russie des privatisations rapides), surdoué dans son domaine, représentatif de cette nouvelle upper class qui fascine tant les occidentaux. Epargné par la première salve d’arrestations Ioukos, Aleksanian, pas besoin d’Harvard pour ça, savait que le premier procès à huis clos n’était que l’emballage juridique d’une condamnation annoncée. Le second, sans doute, sera à l’avenant. Et pourtant, ce golden boy accepte le poste à haut risque de vice-président ( les numéros un, deux, trois, etc étant tous arrêtés), refuse de témoigner contre son patron, au péril de sa vie, et au prix d’immenses souffrances physiques. « Pour moi il est sans doute trop tard, mais c’est le régime qu’il faut changer », dit-il. URSS, Russie, terrible fabrique de héros.
Le second, Khodorkovski, n’est pas un saint laïque. Il l’affirme avec constance, il a agi dans la légalité. Une légalité qui organisait la mise à l’encan de l’industrie et des ressources naturelles du pays, certes. Et c’est faux, au demeurant. Comme l’expliquent, fatigués, les juristes russes, dans les années 90, de nouvelles lois sont venues se superposer aux anciennes. Nul ne s’est soucié d’une refonte cohérente. Ainsi, quoique l’on fasse, petits ou grands affairistes se retrouvaient en infraction avec l’une, ou avec l’autre.
N’empêche, les magistrats instructeurs ont sacrément ramé pour bâtir un dossier d’évasion fiscale qui ait vaguement l’air de quelque chose. L’essentiel de l’accusation contre le PDG de Ioukos, en Russie, se fit via les télévisions, reportages, commentaires et téléfilms qui firent de Khodorkovski un loup qui utilisait des débiles mentaux comme prête-nom, un supporter du terrorisme tchétchène, un commanditaire de meurtres, un expropriateur. Juif, ça n’est jamais dit, parce que ce n’est pas nécessaire.
A l’exception du malheureux prête-nom, qu’on eut bien du mal à traîner dans une enceinte de justice[1] , rien de tout cela ne figure dans le dossier d’accusation. Le problème de Khodorkovski, celui qui nous le rend proche, c’est que c’est un type qui a besoin de croire à quelque chose. Qui se plante. Qui re-croit. Qui se plante. Ex komsomol modèle, ex tycoon comme disent les journaux américains, actuel détenu.
Bon, ça commence à faire long , je feuilletonne.
[1] Sur ce point et bien d’autres, lire Le prisonnier du silence de Valery Paniouchkine paru aux éditions Calmann Levy, récemment traduit. Ca date de 2005, il manque donc certains développements, c’est écrit dans l’urgence, par un journaliste qui a priori n’éprouvait pas une sympathie débordante pour les oligarques, mais c’est à ce jour non seulement l’éclairage le plus précieux sur la trajectoire de Kodhorkovski – sans cadeau aucun – mais surtout, pour le lecteur français, une remise en perspective de la Russie des vingt dernières années.