Dominique CRESCENZO (avatar)

Dominique CRESCENZO

Professeur de sciences économiques et sociales à la retraite

Abonné·e de Mediapart

3 Billets

0 Édition

Billet de blog 6 février 2022

Dominique CRESCENZO (avatar)

Dominique CRESCENZO

Professeur de sciences économiques et sociales à la retraite

Abonné·e de Mediapart

L'ouvrière de la onzième heure

La tenue de la Primaire populaire suggère trois questions auxquelles il est tenté de répondre ici: 1/ Pourquoi Madame Taubira ne peut-elle pas se présenter comme investie par le peuple de gauche ? 2/ Quel est son programme et peut-il satisfaire ceux qui se retrouvent dans la radicalité (relative, on veut bien le concéder, mais c'est un autre sujet) de L'Avenir en commun ?

Dominique CRESCENZO (avatar)

Dominique CRESCENZO

Professeur de sciences économiques et sociales à la retraite

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

A l’origine, l’idée fondatrice affichée de la Primaire populaire était de rassembler tous ceux qui se réclament de la gauche (peu importe ici si c’est à tort ou à raison) autour d’un candidat commun. La condition nécessaire (mais certainement pas suffisante si l’on se réfère à la débandade de 2017 de la « Belle Alliance populaire », après la sélection de Benoît Hamon, malgré les deux millions de votants) est le consentement des participants et leur engagement de se ranger de manière disciplinée sous la bannière du vainqueur. Pourquoi alors avoir maintenu le processus tandis que trois (voire quatre si l’on tient compte de Fabien Roussel) des principaux candidats à la présidentielle de 2022 ont proclamé haut et fort qu’ils n’y participeraient pas ? Sans cette condition nécessaire, l’opération change de nature et devient dès lors beaucoup plus trouble, car face au refus des candidats réfractaires de se retirer d’eux-mêmes au profit du gagnant, deux stratégies ont été envisagées: les forcer au retrait ou les décrédibiliser auprès des électeurs.

La première a été tentée (et est toujours en cours) par ce qu’on appelle le Serment de Romainville qui consiste pour des élus partisans de la Primaire à ne pas accorder leur parrainage aux candidats réfractaires de manière, espérant que les autres élus non signataires du Serment feront de même par conviction ou crainte, à les empêcher d’obtenir les 500 signatures indispensables pour se présenter à l’élection présidentielle (1). Si l’on a déjà du mal à comprendre comment un tel comportement pourrait trouver ne serait-ce qu’un début de justification, il convient en outre d’alerter sur la gravité d’une situation où, dune manière plus générale, des candidats, importants par le nombre de voix qu’ils sont susceptibles de mobiliser, pourraient être contraints à jeter l’éponge. Indépendamment des raisons, diverses, qui les motivent, les élus locaux, recroquevillés sur leurs querelles de clocher, semblent ne pas mesurer l’étendue de leur responsabilité dans les retombées dévastatrices que leur refus de parrainage pourrait avoir sur un régime politique déjà bien affaibli par le nombre des abstentions. Que Jean-Luc Mélenchon, puisqu’à gauche il est le seul à ne pas encore avoir recueilli la totalité de ses signatures, mais aussi Eric Zemmour ou Marine Le Pen, ne puissent pas se présenter priveraient des millions de citoyens de leur droit à l’expression politique. Ce déni de démocratie rejaillirait sans conteste sur la légitimité du futur élu duquel on pourrait exiger qu’il limite son action à l’expédition des affaires courantes, à l’exclusion de toute réforme ou contre-réforme structurelle qui engagerait le pays sur le long terme.

Puisqu’il y aura incontestablement plusieurs candidats, il s’agit, dans le cadre de la deuxième stratégie, de passer par-dessus leur tête et de s’adresser directement aux futurs électeurs en les discréditant tous, sauf une qui aurait été adoubée par le « peuple ». Le discours en direction des électeurs jouera alors sur deux tableaux à la fois, celui de la sanction et celui de l’efficace : « il faut se détourner des autres candidats non seulement parce qu’ils refusent d’entériner la volonté du « peuple » de gauche, mais aussi parce qu’en se maintenant, ils confirmeront l’échec ».

On veut ici tenter de répondre à trois questions :

1/ Pourquoi Madame Taubira ne peut-elle pas se présenter comme investie par le peuple de gauche ?

2/ Quel est son programme et peut-il satisfaire ceux qui se retrouvent dans la radicalité (relative, on veut bien le concéder, mais c’est un autre sujet) de L’Avenir en commun ?

3/ A supposer qu’elle calque son programme sur l’Avenir en commun, quel crédit peut-on lui attribuer pour l’appliquer par rapport à celui accordé à son initiateur historique?

1/ Deux reproches fondamentaux peuvent être formulés à l’encontre de la Primaire populaire . Le nombre des avis exprimés ne répond pas aux canons de l’échantillonnage sondagier. Les logiques de la Primaire d’une part, de l’élection réelle et du sondage traditionnel d’autre part sont profondément différentes. La première, dite du « jugement majoritaire », se confond avec une procédure d’évaluation multinaire (0, 1 2, 3, 4), les secondes convoquent une procédure de promotion binaire (0, 1).

Du premier grief découle le fait que les participants de la Primaire ne représentent qu’eux-mêmes, du second, un très probable mélange des genres lors du déroulement de la Primaire qui brouille ses résultats.

Si, par souci de simplification, on ignorera ici les subtilités de la critique que Pierre Bourdieu a adressée aux sondages, on peut néanmoins prendre plus naïvement leur technique de confection à témoin pour les mettre en perspective avec la Primaire.

Un échantillon bien fait, représentatif de la population-cible avec toutes ses caractéristiques, permet de capter à un moment donné une préférence de cette population fondée antérieurement et indépendamment de l’instrument de mesure qu’il constitue. La reproduction de l’opération à un autre moment rend alors possible de préciser l’évolution de cette préférence, c’est-à-dire son mouvement, pour apprécier son ralentissement ou son amplification. Il y a instrumentalisation du sondage quand, à l’occasion de sa répétition, la diffusion de ses résultats interagit avec les causes réelles de la préférence pour devenir elle-même une cause intentionnelle destinée surtout à accélérer dans le sens de la baisse ou de la hausse le phénomène en cours. Le nombre des participants à la Primaire ne répond pas aux normes de l’échantillon. Il s’agit d’un nombre limité de personnes qui volontairement (et non approchées selon certains critères) ont décidé de jouer son jeu. Tout au plus, peut-on distinguer le nombre effectif et le nombre virtuel de ces participants si l’on subsume sous ce vocable l’ensemble des personnes qui aurait pu s’exprimer mais ne l’ont pas fait (Cf. plus loin). Dans tous les cas, on a affaire à un réservoir restreint de personnes, donc inerte, dans la mesure où il ne renvoie transcendantalement à aucune cible et n’engage que les individus qu’il contient.

Ainsi, la Primaire populaire a enregistré 466 895 inscrits. Sur ce nombre, 392 738 se sont exprimés. Cela est très éloigné des 9 352 450 électeurs qui, en 2017, se sont partagés entre Hamon et Mélenchon (2). Entre ces nombres quel est donc le rapport ? On comprend dès lors la portée très limitée, voire tautologique, des résultats de la Primaire. Ils ne signifient rien d’autre que ceci : sur les 392 738 avis, 79 % (soit 310 263) ont préféré Mme Taubira en lui attribuant les mentions « Très bien », « Bien » et « Assez bien », toutes confondues (3). Mais cela laisse-t-il augurer quoi que ce soit des préférences des 8 959 712 électeurs de gauche restants ? Madame Taubira n’a nullement été investie par le peuple de gauche. Elle est seulement la candidate préférée de 310 263 citoyens. Si un sondage peut être instrumentalisé, les résultats de la Primaire également, et c’est ce que ses partisans tentent de faire. Mais les processus d’instrumentalisation sont dans les deux cas tout à fait différents. Dans les sondages l’instrumentalisation concerne deux éléments : un phénomène initial relatif à la cible à travers sa représentation, c’est-à-dire en principe déjà là dans l’ordre réel, parce que engagé par des causes effectives indépendantes, et son accélération provoquée par l’interférence de la publication des résultats avec les causes réelles, l’’instrumentalisation se limitant à l’accélération, sans doute de plus en plus forte au fil de la multiplication des sondages. Dans le cas de la Primaire, s’il y a bien un phénomène initial, celui-ci ne concerne cependant en rien l’ordre réel puisqu’il n’a trait qu’aux préférences de participants qui ne constituent pas un échantillon. L’instrumentalisation réside alors en deux opérations ; 1/ présenter ce résultat comme étant une préférence populaire, soit de l’ensemble du peuple de gauche ; 2/ dans le but de provoquer un phénomène inédit dans l’ordre réel, le rassemblement autour de l’heureuse élue auréolée de la « légitimité » ainsi conférée, qu’un sondage traditionnel pourrait par la suite repéré. On veut ainsi faire jouer à 310 263 personnes le rôle de groupe normatif qui serait le diapason donnant le « la » aux électeurs de gauche.

La constitution de la Primaire, non seulement ne relève pas d’une initiative populaire originelle puisqu’elle a été organisée en amont par quelques individus (certains animés de bonnes intentions, d’autres non), mais encore, quand bien même aurait-elle été issue d’une initiative populaire vraiment spontanée, que le groupe des 310 263 en question n’aurait tout de même pu s’attribuer une fonction directrice et légitimatrice en raison de son étroitesse et de son statut. A la méthode près, la Primaire ressemble à une élection véritable, mais sans portée. Autrement dit, on aurait pu en faire l’économie et attendre le premier tour de l’élection présidentielle. Visiblement, Madame Taubira brûle d’en découdre dans l’enceinte électorale. Elle doit donc y aller. Après tout, cela ne fera qu’une candidate de plus à gauche. C’est son droit le plus strict, mais elle doit alors cesser de vouloir apparaître comme l’Unique tandis que la « consultation populaire » qui l’a mise en orbite s’apparente davantage à un putsch qui consiste à dégager ceux qui sont déjà dans la place pour se mettre à leur place.

Par ailleurs, du fait que la Primaire a voulu employer une procédure d’évaluation multinaire alors que l’élection réelle s’appuie sur une procédure de promotion binaire, on peut sérieusement supposer que son déroulement concret a perdu l’homogénéité qui aurait dû être la sienne, et partant les résultats qui en sont issus également. En effet, rien n’indique que, lors de la Primaire, d’aucuns, qui se sont exprimés, n’aient pas mélangé individuellement les deux logiques, d’évaluation et de promotion, et que, pris dans leur ensemble, les participants n’aient pas appliqué trois stratégies différentes. On peut ainsi tenter d’esquisser une typologie tripartite des participants et de leurs stratégies.

Rationnellement, on peut distinguer trois couches de participants, ceux qui ont respecté l’esprit du « jugement majoritaire », ceux qui ont emprunté à son exact opposé et ceux qui ont combiné les deux attitudes précédentes.

Dans sa pureté abstraite, même s’il est possible d’intégrer dans la notation la considération du programme politique des candidats, la logique d’évaluation qui sous-tend le « jugement majoritaire » concerne avant tout les personnalités. D’ailleurs, ne nous a-t-on pas dit qu’il convenait d’abord de se mettre d’accord sur le candidat commun avant de se pencher sur le programme qu’il portera ? Dès lors, dans le concret aussi, une première couche de participants n’a très certainement répondu qu’à cette logique et déployé ce qui constitue un premier type de stratégie : sans préjugé sur les candidats, s’efforcer de noter les qualités (et les défauts) de chacun pour ensuite suivre celui ou celle qui aura obtenu la meilleure médiane.

Mais, à partir du moment où certains candidats ont annoncé qu’ils ne participeraient pas à la Primaire et qu’il s’agirait en ce qui les concerne d’un enrôlement forcé, leurs troupes se sont forcément scindées en deux. Certains ont suivi le message et ont décidé d’ignorer l’opération alors que d’autres y ont participé pour promouvoir leur candidat.

Parmi ces derniers toutefois, sans doute faut-il encore distinguer deux types de comportement et de stratégie. Il y a ceux qui ont compris que, pour faire arriver en tête leur candidat, il fallait tirer le plus possible le dispositif vers une logique binaire en lui attribuant par exemple la mention « Très bien » et réserver la mention « Insuffisant » à tous les autres. Compte tenu de l’extrême politisation de la Primaire, il n’est pas exclu de supposer que des soutiens de la gagnante ont aussi pu adopter ce comportement.

Enfin, il y a la troisième stratégie qui fait un mixte des deux logiques, de promotion et d’évaluation. Cette troisième couche de participants a pu vouloir promouvoir son candidat en lui attribuant la mention « Très bien » mais aussi, pour respecter l’esprit du « jugement majoritaire », distribuer les mentions « Bien » et « Assez bien » à ses adversaires, ne voyant pas par là que c’était en quelque sorte marquer contre son camp en faisant remonter la médiane de ces derniers. On peut ranger dans cette catégorie non seulement une partie des partisans des candidats réfractaires mais sans doute aussi certains soutiens de la gagnante.

Cette hétérogénéité procédurale empirique de la Primaire populaire, associée au fait que les 392 738 avis exprimés n’ont pas le statut d’un véritable échantillon représentatif de l’ensemble des électeurs de gauche expliquent certainement les écarts constatés jusqu’à présent entre les résultats obtenus au « jugement majoritaire » et ceux des sondages traditionnels étayés sur la logique binaire. Par exemple, en décembre 2021, un sondage OpinionWay réalisé pour l’association Mieux voter sur les deux procédures multinaire et binaire donnait Arnaud Montebourg en tête de tous les candidats de gauche selon le jugement majoritaire alors qu’il n’obtenait que 1 % des intentions de vote au sondage traditionnel (4). Or, jusqu’à preuve du contraire, c’est le jugement binaire qui devrait faire foi puisque c’est celui retenu pour les élections réelles. Logiquement, puisque les deux types de jugement ne sont pas commensurables, on ne saurait tirer d’inférences impeccables en sautant du jugement multinaire au jugement binaire.

On peut même ajouter pour finir sur ce point la réflexion suivante . Dans la mesure où une partie des soutiens des candidats réfractaires a décidé de ne pas jouer le jeu de la Primaire mais aurait pu le jouer, (beaucoup apparemment ont hésité, s’inscrivant même pour finalement ne pas y aller) on est en droit de supposer que ceux-ci disposent d’une réserve virtuelle qui aurait pu s’exprimer et que leurs résultats sont sous-évalués. En revanche, parmi l’ensemble des participants qui ont décidé de jouer le jeu de la Primaire, la gagnante semble avoir fait le plein des avis susceptibles de s’exprimer, dans la mesure où la Primaire apparaissait comme le seul moyen de la mettre en selle. Tous ses soutiens disposés à participer ont dû vraisemblablement se mobiliser.

2/ Une fois dévoilée la candidate « commune » à la gauche, il faut maintenant poser la question de savoir pourquoi faire et s’intéresser enfin au programme. Personne ne contestera les qualités intellectuelles, culturelles et littéraires de Madame Taubira qui sont grandes. Mais, si on lui connaît de solides convictions résolument ancrées à gauche en matière sociétale (d’ailleurs elle démissionnera du gouvernement Valls en 2016 en désaccord avec le projet de déchéance de la nationalité), en revanche ses positions en matière écologique, socio-économique et européenne demeurent plus floues. A cette heure (06/02/2022), l’élaboration de son programme confine à une improvisation totale qui peut se décliner en plusieurs reproches, sans prétendre à l’exhaustivité ni en matière de mesures évoquées ni en matières de critiques . 1/ Il ne figure dans aucun document unique. On est obligé de glaner des indications auprès de plusieurs journaux ou de Wikipédia. 2/ Rien n’est dit sur la politique européenne qu’elle suivra si ce n’est qu’elle oeuvrera pour une TVA à 0 % au niveau européen pour les produits de l’agriculture biologique, présentée comme « l’une de ses grandes batailles avec l’Union » (5). Pour comparaison, dans son programme pour la campagne présidentielle de 2002, elle défendait une Europe fédérale avec une Constitution commune à tous les Etats (6). 3/ Rien n’est dit non plus sur les institutions sauf l’instauration d’un référendum d’initiative citoyenne, mais sans doute dans le cadre de la Vème République (7). En 2002, elle s’était prononcée pour le renforcement du régime présidentiel avec suppression du poste de premier ministre (8). 4/ Si d’indéniables mesures sociales figurent dans son programme comme le SMIC à 1400€ nets mensuels et 800€ par mois pendant 5 ans pour les étudiants (9), sa politique en matière de pauvreté comme le mal-logement ou le RSA par exemple est des plus confuses au point de s’être traduite par un naufrage médiatique lors d’une interview ce mercredi 2 février, à l’occasion de la publication du rapport de la Fondation-Abbé-Pierre (10).

Mais arrêtons là cette litanie. On comprend que ceux qui se reconnaissent dans L’Avenir en commun (159 pages, 14 chapitres, plus de 500 propositions), programme complet, radical (11), cohérent et dense sur tous les sujets, ne soient pas enthousiasmés par cette juxtaposition de mesures. Toutefois, comme le monde n’est, paraît-il, pas parfait on conçoit aussi que d’autres puissent en être séduits. Il ne fait guère de doute que ceux-ci voteront Taubira.

Mais, il convient surtout de dissiper un malentendu et d’éviter que certains ne se trompent de geste électoral en votant Taubira malgré (sens négatif) son programme au détriment de Mélenchon malgré (sens positif) son programme, car cela signifierait qu’on voterait pour l’Avenir en commun si Taubira était son porte-drapeau. L’on doit pourtant se persuader de deux choses : 1/ que L’Avenir en commun présente une spécificité qui en fait sa force à laquelle il faut se cramponner, 2/ que, dans le contexte actuel, c’est-à-dire avec les candidats déclarés, il ne peut être porté que par Jean-Luc Mélenchon. Même si, dans les prochains jours, le programme politique de Christiane Taubira s’affine et emprunte tellement à l’Avenir en commun afin de réduire l’écart de radicalité entre les deux plateformes au point d’en devenir identique, il n’en resterait pas moins vrai que Jean-Luc Mélenchon serait tout de même le candidat le mieux qualifié pour conduire ce programme qui, par la force des choses, deviendrait commun. Quelle est cette spécificité ? L’annonce du passage à la souveraineté populaire. Pourquoi Mélenchon serait-il le candidat le mieux qualifié ? En raison du degré de confiance qu’il faut lui accorder pour mener cette tâche.

3/ Ces dernières années, nous avons été de plus en plus nombreux à avoir été sensibilisés au décalage entre les promesses électorales et les politiques réellement menées. Et la souffrance, de type traumatique, a été très grande pour les citoyens de gauche. Il faut comprendre que ce décalage a un fondement théorique et qu’il s’enracine dans la souveraineté nationale sur laquelle s’appuie la Constitution de 1958. A l’origine, c’est-à-dire en 1789, cette théorie a été construite par Emmanuel-Joseph Sieyès (1748-1836) comme une machine de guerre pour évincer le bas peuple de la décision politique en interposant cette entité abstraite qu’est la Nation entre le peuple et l’État. La fonction électorale n’a alors d’autre but que de désigner les représentants de la Nation qui, une fois élus, sont investis de la tâche de déterminer, à travers la confection de la loi, la volonté générale, c’est-à-dire en définitive ce que l’on appelle aujourd’hui le programme. Cette conception dite de l’électorat-fonction permet d’écarter de l’électorat les pauvres et de le confier à ceux qui paient un impôt parce qu’ils sont riches . On reconnaît là le suffrage censitaire. Depuis, bien sûr, celui-ci a été remplacé par le suffrage universel, mais il reste tout de même quelque chose de la construction de Sieyès, la souveraineté nationale précisément. Les élus ne sont toujours pas constitutionnellement tenus d’honorer leurs promesses électorales parce que c’est ce qu’ils décident après coup qui se confond toujours avec la volonté générale, même si les médias, en fin de mandat, font mine de pointer doctement les décalages entre les promesses et les politiques réalisées. L’exercice a peut-être un intérêt moral, mais certainement pas institutionnel. Autrement dit, les programmes électoraux, quand ils ne contiennent pas de points précis (comme la lutte contre la finance et la renégociation des traités européens pour Hollande) peuvent être flous et formulés en termes très généraux (combien d’électeurs d’Emmanuel Macron en 2017 ont-ils vraiment soupçonné derrière son « ni de droite ni de gauche » les politiques qu’il a mises en œuvre par la suite?). De toute façon, dans les deux cas, le résultat est le même : les représentants de la Nation ne sont pas institutionnellement tenus par leurs promesses, précises ou imprécises. L’article 27 de la Constitution actuelle est là pour l’attester, lui qui insiste sur la nullité du mandat impératif. Autrement dit, la démocratie représentative, y compris dans son mode de fonctionnement moderne, est une machine d’accaparement de la décision politique par les « élites », c’est-à-dire le personnel politique et les couches (ou les classes) sociales qu’il représente. Dès lors, à partir du moment où la procédure constitutionnelle légale est respectée pour la désignation des dirigeants, ceux-ci se voient revêtus d’une légitimité directe et la politique qu’ils mettront en œuvre après coup d’une légitimité dérivée (sauf régime qui tournerait à la dictature brutale et qui demanderait d’autres explications) puisqu’on ne se prononce pas en premier lieu sur les programmes mais sur les personnes. On aura compris que la préséance accordée au programme ou à la personne du candidat n’est pas qu’un simple élément anecdotique, mais profondément théorique puisqu’elle est le signe d’un enracinement dans la souveraineté nationale dans un cas ou l’annonce d’un passage à la souveraineté populaire dans l’autre. La Primaire populaire a insisté sur la nécessité de faire d’abord émerger une personnalité commune alors que l’élaboration d’un programme était renvoyée à plus tard, et cela, alors même que deux mois seulement nous séparent de l’élection. C’est bien le signe qu’on n’accorde pas au peuple l’attention qui lui est due. Au contraire, La France insoumise met d’abord l’accent sur l’Avenir en commun, un programme mûri pendant plus de dix ans, porté, il est vrai, par un homme (Vème République oblige!) et par un homme jugé bouillant. Ce qui contraint à une rectification théorique pour aller au-delà des apparences. Le problème théorique est posé en termes clairs dans l’Avenir en commun dans la mesure où, en plus du volet écologique, social et économique, il comporte également un volet politico-institutionnel promettant la convocation d’une Assemblée constituante qui mettrait en place un mécanisme garantissant en quelque sorte l’application du premier volet (cf. Point 4 du 1er chapitre intitulé « Une République permettant l’intervention populaire », p. 27 et 28). La VIème République, dans sa Constitution, engloberait en effet très probablement les référendums d’initiative citoyenne et révocatoire, signes du passage à la souveraineté populaire. Dans quelle mesure le référendum révocatoire se confondrait-il avec le mandat impératif strict  ou le nouveau régime avec un mixte de démocratie représentative et de démocratie directe? Ce sera bien sûr à la Constituante de trancher et aux juristes d’en débattre par la suite.

Le tableau général est donc le suivant. Dans le cadre d’un régime où les élus ne sont pas tenus de respecter leurs promesses (souveraineté nationale), voilà qu’apparaît un programme qui comporte pour ainsi dire un élément réflexif dans la mesure où il promet une action en retour à la fois sur lui-même et sur ce régime, d’une part pour transformer ce dernier en un régime dans lequel les élus seraient tenus de se conformer à ce qu’ils ont promis sous risque de révocation (souveraineté populaire), d’autre part en s’appliquant déjà à lui-même cette contrainte même si l’espace dans lequel il apparaît est régi par les anciennes règles.

Mais, un tel programme, s’il est porté par deux personnes différentes pourrait dans un cas, ne pas avoir la même conséquence réflexive, c’est-à-dire ne pas être honoré et subir le même sort que celui de tant d’autres programmes auparavant en passant tout simplement à la trappe. Si l’on veut une revanche sur Sieyès et que le peuple soit enfin réhabilité (12), il faut tout de même passer par une certaine dose de confiance à accorder à celles et ceux qui en sont ses porte-voix. Cette confiance cependant ne saurait être aveugle, mais doit reposer sur un signe qui indique qu’elle n’est pas un simple blanc-seing. Ce signe est le temps global passé non seulement à forger et affiner des idées, mais aussi à mettre en place les supports matériels nécessaires à leur diffusion et les organisations indispensables à leur inscription dans les institutions du pays. Ce temps global ainsi défini permet de démarquer les candidats l’un de l’autre et d’attribuer le point d’une confiance suffisamment assurée pour ne pas risquer de nouveau le traumatisme de la trahison. Madame Taubira sort pratiquement d’un silence de six ans pour s’intéresser à des sujets qui ne semblaient guère la passionner jusqu’à présent et bricoler hâtivement une plateforme gouvernementale, ou imiter L’Avenir en commun dans le cadre de notre récit de politique-fiction. Bien que ce ne soit pas mon cas et que je persiste à croire qu’il est une chance historique pour la France (13), je comprends que l’on puisse être rebuté par le « mauvais caractère » de Jean-Luc Mélenchon, mais, sauf mauvaise foi, il faut reconnaître que depuis sa rupture en 2008 avec le Parti socialiste pour divergence de fond et la constitution du Parti de gauche, il ne cesse inlassablement depuis 14 ans de répéter les mêmes idées à quelques ajustements près pour tenir compte de l’évolution de la situation (14). Et puis, il n’est pas seul dans cet engagement. Il est entouré par une équipe de jeunes gens enthousiastes, brillants et compétents chacun dans son domaine, dont Clémence Guetté, coordinatrice de L’Avenir en commun, et Antoine Léaument, responsable de la communication numérique de LFI, pour n’en citer que deux parmi les moins connus et dépourvus de mandat électif.

La parabole évangélique (Matthieu 20, 1-16) nous dit que les ouvriers de la onzième heure, c’est-à-dire les derniers à avoir été embauchés, sont rémunérés comme ceux de la première heure pour magnifier la bonté divine. Mais la logique de la justice humaine fonctionne à rebours et doit fonder la rémunération proportionnellement au temps de travail, c’est-à-dire à l’investissement dans une tâche et au temps consacré aux efforts consentis. Si en l’occurrence, la rémunération se confond avec le degré de confiance que l’on accorde, alors on a d’un côté 14 ans et 2 mois de l’autre. Le salaire ne peut être le même.

(1) https://sermentderomainville.fr/?page_id=37

(2)https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89lection_pr%C3%A9sidentielle_fran%C3%A7aise_de_2017#:~:text=Celui%2Dci%20se%20solde%20par,qui%20recueille%2033%2C9%20%25.

(3) https://primairepopulaire.fr/les-resultats

(4)https://mieuxvoter.fr/wp-content/uploads/2021/12/

/OpinionWay_Mieux_voter_Etude_sur_le_jugement_majoritaire_Decembre.pdf

(5)https://www.ladepeche.fr/2022/01/15/presidentielle-2022-ce-que-lon-sait-du-programme-de-christiane-taubira-10048246.php

(6) https://fr.wikipedia.org/wiki/Christiane_Taubira

(7) https://fr.wikipedia.org/wiki/Christiane_Taubira

(8) https://fr.wikipedia.org/wiki/Christiane_Taubira

(9)https://www.leprogres.fr/elections/2022/01/31/le-programme-de-christiane-taubira-(primaire-populaire)

https://www.ladepeche.fr/2022/01/15/presidentielle-2022-ce-que-lon-sait-du-programme-de-christiane-taubira-10048246.php

(10) https://www.lepoint.fr/presidentielle/mal-logement-le-verbiage-de-christiane-taubira-raille-de-toute-part-03-02-2022-2463206_3121.php

https://www.ladepeche.fr/2022/02/03/presidentielle-floue-peu-claire-lintervention-de-christiane-taubira-sur-le-mal-logement-raillee-par-les-internautes-10085840.php

A titre de comparaison, on peut aussi regarder la participation de jean-Luc Mélenchon à ce même événement, ce mercredi 2 février ( https://www.youtube.com/watch?v=pAA4uHEY2e0 )

(11) L’on sait que certains trouvent « L’Avenir en commun » insuffisamment radical. Mais la théorie critique avançant, l’on sait aussi que le dépassement du capitalisme n’est pas forcément acquis par la suppression de la propriété privée des moyens de production et que celle-ci peut déboucher sur un capitalisme d’État (cf. l’URSS). C’est pourquoi il faudrait aussi et surtout s’attaquer aux briques élémentaires constitutives du capitalisme (travail, marchandise, valeur, monnaie). Pour ma part, j’estime que la théorie critique n’est pas encore achevée et que, par conséquent, on ne sait pas encore schématiser (au sens kantien) les concepts critiques et les traduire en représentations de l’imagination, seules susceptibles de permettre l’élaboration d’un programme politique clair et précis. C’est pourquoi je pense que dans la situation actuelle (inachèvement théorique associé au degré de conscience de nos concitoyens) « L’Avenir en commun » est la seule théorie critique audible par la majorité de nos concitoyens et, de ce fait, pouvant être présentée à leurs votes. Pour la fin du texte, il faudra donc comprendre sa radicalité dans ce sens tout relatif.

12/ Quand on parle de peuple sur le plan constitutionnel, il s’agit du peuple tout entier (et non plus seulement de gauche), dans toutes ses composantes donc, y compris dans sa composante de droite, qui pourra bénéficier elle aussi des dispositifs de proposition et de contrôle.

13/ Ceux qui veulent sincèrement se faire une opinion sur l’homme peuvent regarder le meeting de Jean-Luc Mélenchon du 03/02/2022 à Tours ( https://www.youtube.com/watch?v=fkGBa9hCC64 ) et surtout son intervention sur Thinkerview du 21 janvier 2022 ( https://www.youtube.com/watch?v=YFhV_SkhZyc ). Si l’homme continue à déplaire, eh bien ! que chacun suive son sentiment. On n’en voudra à personne pour autant.

14/ L’on pense ici à la position de LFI par rapport à l’Union européenne. Je crois qu’entre 2017 et 2022, sa philosophie politique concernant l’Europe n’a pas changé fondamentalement, mais seulement sa stratégie. En 2017, il s’agissait dans un premier temps (plan A) de proposer la renégociation des traités et en cas d’échec d’entamer le processus de sortie de l’Union (plan B). Le coût (pas seulement économique) aurait pu être très lourd. C’est pourquoi, la stratégie a été modifiée et assouplie. Désormais on demande toujours la renégociation des traités (pour sortir les traités de l’Union), parallèlement on pratique une politique d’opt-out en cascade au risque d’agacer les dirigeants européens et de faire monter le ton. Puis on adoptera un comportement qui tiendra compte de la situation ainsi créée. L’attitude face à l’Union est donc désormais plus pragmatique et adaptative. On pourra même, en cas de situation extrême, menacer éventuellement du frexit. En arrière-fond, l’idée serait celle-ci. La France n’étant pas la Grèce, on compte sur le fait qu’à l’annonce d’un possible frexit, les autres pays rappellent la France et s’assoient autour d’une table de négociation, car une Union sans la France est-ce seulement concevable ? Pour peser sur les négociations, Jean-Luc Mélenchon compte sur le soutien de l’Italie, troisième puissance économique de l’Union européenne. J’ai cru percevoir que ses propos récents ménageaient Mario Draghi, actuel Président du Conseil italien, et lui rendaient même un certain hommage pour avoir injecté des liquidés dans les économies européennes lorsqu’il était Président de la Banque centrale. Peut-être en pure perte, car la stabilité des institutions italiennes étant ce qu’elles sont, Mario Draghi ne sera peut-être plus l’interlocuteur privilégié le moment venu. (voir la conférence de presse de Jean-Luc Mélenchon du 18 janvier 2022 à Strasbourg sur les questions européennes https://www.youtube.com/watch?v=M9HR2-VX8rE ).

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.